Barbe à Papa

Camille Arman

BARBE A PAPA

Je suis la face noire de l’autre, l’ample, le souple, l’élégant en costard qui trotte à Longchamp parmi les belles dames en robes étroites et chapeaux blancs. Je n’ai pas de mors entre les dents. Je veux vivre libre mais ce n’est pas évident. Je veux courir dans les forêts, reluquer dans les fourrés si les chevreuils sont bien habillés, rasés de près, prêts à froufrouter avec leurs jolis postérieurs en forme de cœurs... Je veux savoir si les sangliers interlopes sont toujours misanthropes et bousculer leur souille vraiment trop crasse –ah, vraiment, je suis pas bégueule, mais comment peuvent-ils vivre là-dedans ?- juste pour le fun, juste pour un instant. Je veux saluer les lièvres en smoking et les petits lapins, surpris en bas résille, au bord du chemin de retour de boites ou de broutilles futiles avec des copains.

Je veux me coucher dans la paille, sans faire de foin. Je veux pouvoir pousser une pointe dans les allées sans avoir peur de tous leurs radars, de tout leur baratin sur le vin. Je veux qu’on me regarde et qu’on m’admire, c’est à ce seul prix que je peux être grand. C’est ce que m’avait déjà dit ma maman qui en savait un paquet sur les juments. Je cavalcade de l’Ouest à Berlin. Je trace des chemins sans freins, crinière au vent, comme dans la pub de Monsieur Machin. Je suis un indien. Je suis le vent. Le vent royal, mort né. Je pulse, je danse et meurs. Sans trace, sans odeur…  

Oui, enfin ça, c’est dans mes rêves, quand je décolle un peu en fin de journée, parce que pour tout vous dire, je suis plutôt du style service minimum. Surtout si on me contredit.  

Oh, ça chauffe fort dans ma cervelle, mais pourquoi je tourne en rond, avec des confrères en carton, maquillés comme des playmates ? Je me souviens pas bien, ah oui… Attendez un peu que je vous raconte, c’est bientôt la pause de minuit.

Je suis né dans un trou sordide. Un trou de suie et de sang, mais m’en suis relevé à la force des poignets. Patiemment, j’ai eu mon brevet de pur-sang. Il faut que je vous dise une chose qui me défrise un peu, mais soyons honnête, c’est le moment aujourd’hui : j’ai un frère très sympathique qui a réussi dans les cercles hippiques. Après une enfance tumultueuse, il m’a fait rentrer dans un club côté. Ca m’a plu un temps. Mais je sentais bien que j’étais pas là où je devais être… En même temps, quoi faire ? « Pense à ton avenir, pense à ton avenir »  me répétait ma mère, suivi régulièrement par : « Regarde ton frère, regarde ton frère ! ». Je n’ai su que lui répondre «  J’sais pas quoi faire, j’sais pas quoi faire », juste avant qu’elle parte pour la boucherie. Ca m’a laissé un gout amer au fond de la gorge, pour le restant de ma vie.…

Mon frère, c’est un habile politique, oui, il sait faire. Il ne fréquente que « les gens biens ». Il est toujours coiffé et sapé comme un pingouin. Pas comme moi qui aime la boue, les forêts ou galoper à perte de vue et fuis les baratins. Plus contraires que nous deux, je vois pas bien !

Il fait du sport tous les samedis matins. Il va courir avec des copains « pour entretenir sa forme », comme il dit. Et le dimanche, c’est  « polo », avec une bande d’humains. Il a voulu m’entrainer avec lui. Je prenais du bide d’après lui. J’ai eu le malheur de lui dire : Si j’ai bien compris, ton hobby, c’est un truc d’équipe et moi, les sports d’équipe, c’est non merci ! Il me répond que je suis un abruti, que je n’ai rien compris à la vie. Je lui lance : je veux surtout pas la comprendre, ta vie ! Il est devenu furibond. J’ai tourné les talons.

Avant notre séparation, on se voyait à la maison. A l’occasion de raouts chez mes anciens propriétaires, dans l’Orne ou pas très loin… Il savait séduire les juments, fallait voir comment ! Moi, j’arborais toujours mon sourire niais et mon haleine de l’hiver dernier, alors forcément… Alors, après des années de galères, de vétérinaires, de soins insensés, les proprios lassés m’ont dit : on va te vendre, ou peut-être même te donner. On n’en peut plus de ton sale caractère, Lorenzaccio !

« Faut qu’elle arrête de me crier dans la tête la pépette, y’a mon sonotone qui va dévisser ! »

Bon, ou j’en étais, faut que je me dépêche, y’a l’Alzheimer qui me guette, y z’ont toujours pas trouvé le vaccin pour les humains, et c’est pas faute de chercher, alors vous pensez, pour les chevaux... Tintin !  Oui, bon, que je vous récapitule rapide mon itinéraire avant de capoter. Vous aurez bien quelques minutes à me consacrer. Non ? Vous êtes pressés ? Eh, mais qu’est-ce que vous avez tous, vous les humains, à être si pressés ? Encore une question qui ne cesse de me trotter dans la cervelle depuis que je vous connais… Peut-être que vous aussi, vous fuyez quelque chose, hein ? Tous vos doutes, vos atrocités, vos lâchetés ?…

Hum, si seulement vous saviez m’écouter, parfois. Mais bon, j’ai assez donné comme ça ! A ma manière, certes un peu rugueuse, mais je n’avais que celle-là en réserve, ma foi !  Reprenons donc où je vous avais laissés, mouais… Pour plaire à vos ancêtres, les miens sont morts à la guerre, hachés menus dans les tranchées, sur les plaines de la Marne, tombés dans la boue avec leurs camarades. Tâches de sang transpercées, juste pour servir vos désirs de conquêtes malades. Brrr, ça me donne pas envie d’être de votre race, même si j’ai pu en rêver : accomplir de belles choses, aimer en étant romantique… mais je serais vraiment pas bien dans ma tête avec toutes ces atrocités à assumer… Il paraît que ça ne sert à rien de ressasser le passé. Vos médecins disent que c’est dépassé. N’empêche que l’odeur des gaz et du carnage me parcourt encore le nez, que les visions de ventres ouverts, de membres coupés, ça me fait toujours vomir, dresser les poils de l’échine… et pour finir, pleurer. Mais un cheval qui pleure, c’est pas vendeur, ça ne se voit jamais.

Les hommes nous ont pris pour des objets, de la boustifaille… Remarque à leur place, moi, qui vous parle, qu’est-ce que j’aurais-fait ?  J’en sais rien ! Oh, et puis je me pose trop de questions à la fin, ça me tape sur le ciboulot et ça me rend nerveux. Dans ma position, j’ai pas trop intérêt !

Je ne voulais juste plus être asservi par les hommes et…

Oh, mais bon sang, qu’ils arrêtent avec ce Mickey !

Allez, fermons les yeux, encore un tour et je repars, je lévite et les évite du regard… Dans deux minutes, tout ira mieux ; plus de souris qui se trémousse dans les cieux… Tiens cette musique, ça me rappelle… Ce copain d’écurie qui tournait aussi… mais lui, il était hors catégorie… et puis un jour, il en a eu marre de tourner en rond dans ce manège. Une semaine ici, une autre en Russie. Une autre dans un cirque réputé, c’était à Paris, il me semble... Il était bien traité, bien brossé, bien nourri, cajolé...Tout semblait parfait. Mais quand la boucle est bouclée, il faut savoir dénouer. Oui, il en a eu assez de trainer sous les caméras, sur les plateaux télé. D’avoir une vie de pacha, quand il sentait son sang vibrer. Il a eu peur de s’encrouter. Déjà longtemps que cela lui trainait dans les sabots, cette envie de décoller, de tout envoyer valser.

Alors un jour qu’il paradait, fringant et beau, ça on peut pas dire, il était beau, tout juste avant le grassouillet, mais encore beau, faut être fair-play. Eh bien, il a eu assez, un jour, de répéter sans cesse les tours de piste ensablée de frais avec, au centre d’une étoile rouge, un chanteur guitaré et une poupée dépoitraillée. Il n’a pas tout compris du scénario ni du clip d’ailleurs. Trop de techniciens affairés autour qui le rendaient nerveux. Trop de décibels, de lumières artificielles et de fumées. Il saturait. La chanson du type un peu bizarre, qui baragouinait, pas bavard le mec, mais quelque chose en lui de profondément blessé, semblait implorer : « Osez, osez »…  Alors ce fut comme un appel au sombre héros qui sommeillait dans ses sabots. J’imagine, je reconstitue. Mais je me crois capable de restituer sa vérité d’alors, au camarguais. Un peu comme dans le même corps, le même écho.

Peu à peu, à force de tourner sur lui-même dans cette arène, de baigner dans ce vaste poème, les paroles sont entrées doucement sous sa peau… Il s’est cru devenir derviche, tellement il se sentait ailleurs, emporté par les riffs vengeurs. Comme une invitation à « éviter les péages », à surfer sur le bonheur… La musique s’est soudain arrêtée, il a cru dessaouler. C’est quand ils se sont approchés, ont voulu l’attraper avec leurs manières maniérées, qu’il a franchi la rambarde. Elle était pas haute, ils étaient pas doués. Ils l’ont jamais retrouvé. Faut dire qu’il est futé, mon pote, le Marquis camarguais. Depuis le temps que je le connais…

Il avait un peu pris la grosse tête avec tous ces zigottos qui lui tournaient autour, qui le flattaient chaque jour : « Tu es le plus beau, tu es le plus beau ». Puis il en a eu soudain assez, tous ces flashs, ces télés, ces photos. Il se sentait plus à l’aise dans ses sabots. Tout barbouillé. Plus l’envie, plus la pêche pour se battre. Celle qui l’avait toujours menée. Trop d’aisance, de bateaux, de vacances à Monaco.

Alors, sans prévenir personne, sans même parler dans l’hygiaphone, il a basculé. C’est le genre d’impulsion qu’il faut savoir écouter, décoder. Exécuter dans la seconde qui suit. Oser faire valser d’un coup de rein les quilles de la facilité,  sinon on reste définitivement à croupir dans la soie, à boire des trucs pas frais, à brouter des substances mal identifiées… A s’ennuyer. S’ennuyer toujours. Jours après jours. Ne plus jamais voir la beauté autour. Même les femelles ne vous font plus d’effet… Oui, mon vieux, c’est du lourd… J’ai toujours su qu’il finirait pas perruqué, mon aristo préféré.

De mon côté, j’ai beaucoup de mal avec cette histoire de liberté, j’ suis si vite paniqué… La contrainte m’étouffe, mais la totale liberté…

A l’époque, je vivais en mode moderato cantabile, modeste collaborateur d’une petite entreprise, sise dans les labours seine et marnais… Les propriétaires, un jeune couple de banlieusards venus goûter aux joies de la campagne avant qu’il ne soit trop tard, m’avaient sauvé des abattoirs, Ils avaient répondu à une annonce sur le net. Ils étaient les premiers. Personne ne voulait plus de cette vieille carne teigneuse que j’étais. Ni de la bâtisse qu’ils venaient d’acheter.

Ils se bécotaient tout le temps, à l’époque, ne se lâchaient jamais. Ils avaient plein de projets. Ils avaient vu Redford et ses murmures au moins vingt fois par mois. Au cinéma, à la télé, en dvd. Ils se regardaient tendrement, assis côte à côte sur le divan, en se susurrant amoureusement, vous savez comme ils sont les humains, au début, juste avant de se taper dessus : « On fera comme lui, hein, hein, dis chéri ? ». Une fois elle, une fois lui. C’était joli à voir… Ils voulaient recréer le ranch du Montana, juste à côté de Paris. Pure folie, mais ils avaient envie d’avoir envie, alors…

Leur enthousiasme pour la ruralité s’en était allé aussi vite qu’arrivé. La boue, la pluie, le froid, le gel, le combat pour les crédits…Les travaux, la ferme qui se décomposait gentiment à l’est quand la rénovation venait de débuter à l’ouest. Les paysans du coin, pas forcément ravis de voir débarquer des bobos pensant avoir tout compris du scénario, ne leur facilitaient pas vraiment la vie. Ca a commencé à faire un peu beaucoup pour notre duo… Rapidement, Roméo et Juliette ne surent plus trop quoi faire de moi. Je pense que je les avais un peu déçus aussi, je crois. Pas assez docile… Un reste de gênes de grand-papa soldat, tu vois, par endroits, eh bien ça grippe toute la mécanique qui veut que tu marches droit… Ça se fait presque malgré toi.

Oh bon sang qu’il me fait mal celui-là avec ses boots sur mes flancs à nu et ses mains qui ne cessent de me frapper l’encolure ! Tu sais, mon bonhomme, tu peux briser ma pauvre carcasse ou ce qu’il en reste, pour jouer à être un homme, mais une chose est sûre : tu ne me feras plus avancer. C’est le contrat légal et illimité que j’ai signé avec le ciel ou le malin, peu importe. Avec quelqu’un qui s’occupe de tout, moi je ne suis plus bon à rien.

Reprenons, où en étais-je… Ah oui, la ferme de Redford… Oui, donc, pour les anciens tourtereaux, je devenais un tracas en plus, un fardeau. Du coup, ils m’oubliaient, me laissaient seul toute la journée. Sans paroles, sans balades, sans baisers. Plus jamais brossé, tout crotté, ils ne me donnaient plus à manger. « Oubliaient », on va dire, si on veut être gentil. Et Dieu seul sait que je le suis, gentil.

Je crois que j’étais devenu un simple objet de convoitise, une chose dont on parlait aux anciens copains restés sagement sur Paris, à l’abri. « Ah vous vivez à la campagne ? », sur le ton doucereux du : « Vous nous avez trahis », vaguement hautain, faussement meurtri. Mais quand ils rajoutaient : « Oui, vous savez, c’est si pratique pour faire du cheval ! », des yeux éteints se rallumaient. Enfin un domaine où on pouvait les jalouser. Mes patrons le savaient et ils en rajoutaient dans les balades entre bois et plaines dorées de blé… sauf que je ne les ai jamais fréquentés avec eux, ou si peu, juste au début… La vie ordinaire les a vite repris. Enfin, ce que les humains appellent la vie. J’ai jamais trop bien compris ce qu’ils mettaient dedans à part les em…

 Bref, ils ont commencé à  se disputer. Puis à faire un enfant pour plus se disputer. Ou l’inverse, vous me faîtes douter. Mais, ça n’a rien arrangé, bien au contraire ! Ca se voyait depuis le début, comme un nez au milieu d’une ornière, mais bon, mon avis n’a jamais été entendu… Encore aurait-il fallu que l’on m’écoutasse…Vous voyez, j’ai aussi de la classe, quand je veux ! Le fait est que « fini le beau jouet ». J’étais à reléguer au grenier des cadeaux du passé. Ceux dont seule la poussière recouvre les paupières. Et les cœurs fêlés.

L’herbe était rase dans mon vingt mètres carré. Je survivais grâce aux gosses des alentours qui venaient me donner du pain et de l’herbe fraîche de leur jardin. J’en étais tout retourné et hennissait de bonheur. Si j’avais pu, je les aurais emmenés en forêt. Je crois qu’ils me comprenaient, eux… Comme ça, une idée…

Ils me comprenaient un peu comme lui, l’évadé. Sans avoir besoin de beaucoup se parler. Juste un regard et c’était plié. Mon copain que le star-system n’a pas tué, moi seul sais où il vit désormais. Il m’avait envoyé une palanquée de cartes postales. Dessus, j’avais d’abord vu le tampon de Papeete, ça m’avait mis un coup dans les naseaux, vingt dieux l’oiseau !! Une autre fois, celui de Hiva Oa, Marquises. Simple et précis. C’est sûr, comme adresse exquise, on fait pas mieux ! Il m’écrivait qu’il avait hésité  entre la Camargue de Papa et « là-bas »… la Camargue, c’est sympa, mais ça lui semblait le plan facile, le plan pépère pour chevaux rentiers. Beaucoup trop tiède pour son caractère ombrageux. Il était parfois sujet à des colères, le vieux ! Non, quand il disait « là-bas », on voyait bien de quel côté penchait sa balance interne. Et comme il était du style : « Plus de balivernes, plus de mensonges envers moi-même, hop, j’accomplis mon vœu !! »... La suite se devine, pas besoin d’être le bon Dieu.

Je sais pas comment il s’y prend mais depuis tout petit, il a toujours eu des plans comme ça. Il trouve toujours des bons copains qui l’aident à tracer son chemin. Ca doit s’appeler la chance ou un truc comme ça ! Avec les meufs aussi, ça marchait bien, tout le contraire de moi !!

Un jour, il me racontait avoir croisé Gauguin, là je crois qu’il avait un peu abusé des herbes du coin. Une autre fois, ce fut Brel, c’était déjà plus carré, mais il me semble pourtant que le belge avait déjà décollé… Mon pote, il a toujours été un peu vantard, un peu cabot… peut-être voulait-il que je le rejoigne… L’envie oui, bien sûr que je l’avais, qui ne l’aurait... mais pas le total tempo dans les os! Il me disait qu’il faisait hyper chaud, qu’il y avait des moustiques, qu’il avait perdu dix kilos… Bon, j’aime bien l’aventure, mais si c’est pour devenir squelettique, me faire trouer la peau par des charognards microscopiques, suer sang et eau sous les tropiques, en fait, j’y tiens plus trop… Ca doit être ça mon plus gros défaut, mon envie de confort… Même si mes rêves sont un peu plus hauts, ils me ramènent sur le plancher des vaches… ou des autos en simili plastique.

Aujourd’hui, on ne s’écrit plus beaucoup. Il faut dire que je suis un peu handicapé et sans cesse surveillé par mes patrons. Faut que je rapporte des ronds. Me reste de lui l’image d’un tempérament de feu, incapable de supporter le moindre licol, la moindre selle, sans en saigner. Un être libéré de tout maître, de tout dieu. Totalement raccord avec ses vues. Où qu’il gambade désormais, il est en paix.

Je l’envie, je l’envie… A force de tourner, la nausée me vient, je ne me sens plus très bien. Il faudrait peut-être que ce fichu manège s’arrête… Je commence à tout mélanger. Ou alors, tout lâcher, tout lâcher… ne plus réfléchir à rien, ne plus me torturer… N’être plus que de bois, être moi et sourire de ma bouche peinte. Sourire à tous ces enfants torturés par leurs parents qui leur font apprendre leurs leçons par cœur et aller au cimetière avec tous ces noms de morts en hors-bords ou dans des adultères pas fiers.

Ils viennent de partout, avec leurs barbes à papa qui poissent tout. Ils courent et me choisissent le plus souvent. Avec l’avion rouge, on se dispute le premier rang. Si je reste l’élu, malgré tous ces jeunots, la fusée et l’auto, c’est peut-être parce que je monte et descends, quand les rouages ne grippent pas. Et qu’ils doivent se sentir libres sur mon dos. C’est surtout ça : un reste de vie gonfle mes reins et l’encolure… et ils le sentent bien !

C’est qu’ils ne me ménagent pas, les gamins ! Mais je suis à un âge où les coups ne me font plus rien. Je n’ai plus beaucoup de muscles ni de chairs sous les rares dorures dont ils m’ont oint. Je n’ai plus de tête ni de rêves d’ailleurs. Toute ma fierté s’en est allée quand j’ai dealé avec le mage, ce magicien venu de très loin, échappé lui aussi d’un cirque. Tiens maintenant ça me revient… ces parallèles, quand ça vous tient… Il était soudain devenu allergique aux colombes, aux mouchoirs, aux lapins nains. C’en était définitivement fini de son baratin pour grands-mères, qui lui assurait gîte et couvert, mais il m’assurait avoir gardé la main. « Surtout pour les numéros qu’il ne maîtrisait pas bien ». Je n’ai pas relevé tout de suite, où pas voulu entendre, il y avait une décision rapide à prendre. Je suis du genre confiant, moi, pas forcément malin devant qui semble me vouloir du bien…  Devant mes tics, il fallait apparemment faire vite, ça ne pouvait que dégénérer un peu plus, chaque matin.

Faut dire que je croupissais dans un haras pas frais. Contre une somme modique –il n’avait plus droit aux Assedic- il m’avait précisé « Ta vie va totalement changer, tu verras, fiston,  tu vas vivre un véritable conte de fées. Pégase et toutes ces sornettes ce sera de la gnognotte à côté ! Dès que tu auras brouté l’herbe de ce pré, la vie pour toi va commencer ». A quarante balais passés, la vie ne commence pas forcément. Et puis j’aimais pas trop Johnny, mais bon, j’avais encore toutes mes dents… Et j’aimais qu’on me flatte, j’avais ce satané penchant…

 Il me fit sortir du haras, sous prétexte « d’ examiner cet animal pour un achat ». « L’animal » me resta en travers de la gorge mais, au point où j’en étais, je ne pouvais pas tomber plus bas. Il me posa dans un champ de luzerne, fit deux ou trois abracadabra après m’avoir extorqué la selle vingt-trois carats qui me venait de grand-papa. En un instant, ma sève antérieure s’est toute concentrée dans la région du cœur.

Depuis ce coma intérieur, je tourne et retourne ma vie dans tous les sens, je crois bien qu’elle n’en a pas. Pas plus que celle des hommes qui m’ont trouvé sur la route, grelottant de froid et de terreur. Ceux qui m’ont transpercé le cœur et cloué là sur cette potence emberlificotée de fleurs, Non, vraiment pas plus, je crois.

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