Créature.

Hadrien Fiere

Chap. I - 23h00

Il était à peine 23h00 et son appel m’avait réveillé.

Il me faut environ dix secondes trouver mon téléphone, quelques phrases avant d’être en mesure de comprendre ce qu’elle me disait, quelques instants avant d’être capable de formuler une réponse sensée.

Elle parle vite, un peu trop pour moi. Ses paroles manquent de cohérence, traduisent l’excitation. Je suis complètement pris au dépourvu.  

Elle avait l’habitude de faire ça. Passer trois jours, trois semaines, trois mois sans donner de nouvelles, puis m’appeler, toujours dans une circonstance inespérée. Toujours au mauvais moment.

Et pourtant j’attendais, toujours, ces appels avec impatience. Moins par attachement pour elle que par intérêt pour ce qu’elle pouvait apporter, pour ces projets souvent fous qu’elle trainait derrière elle, dont elle entendait parler dans un couloir, une réunion, un dîner, et qu’elle n’hésitait jamais à partager.

Elle me dit qu'elle est proche, qu'elle doit me parler. Absolument. Elle m’invite à la rejoindre. Un bar, vingt minutes de chez moi. Quelques personnes. “Des gens intéressants”.

“Viens. Vite”.

Il est 23h15 et je me laisse porter par l’air frais du Dehors, guidé automatiquement vers notre point de rendez-vous. 15 minutes de marche, une cigarette, cinq minutes de marche. Elle m’attend à l’entrée, un verre de vin blanc à la main, et l’homme devant elle est un peu plus âgé que moi. Plus grand, plus élégant, plus riche. On se salue, se présente, on rit. J’ai toujours un peu de mal à comprendre le monde autour de moi. On rentre.

Prends un verre. Assieds-toi. On a quelque chose à te proposer.

On parle et les minutes passent, les verres se succèdent. Je ne retiens pas son prénom. J’écoute. Ravi de te rencontrer. On nous a dit beaucoup de bien à ton sujet..

Il est producteur. Reviens de New York. Série de clichés, attention feinte de ma part. Elle est assise à côté de lui et acquiesce, bois, nous regarde. Elle lui a parlé de moi, plusieurs fois déjà. Il avait hâte de me parler, de me présenter son projet. Il me parle d’un script, d’un jeune réalisateur, un génie. Prêt à s’attaquer au film qui le consacrera. Il me dit être à la recherche de talents pour l’accompagner. De nouveaux acteurs. D’un nouveau compositeur.

Il me dit qu’il aimerait me donner ma chance.

Tout va beaucoup trop vite pour moi. Nous reprenons à boire. Rires. On se serre la main. On se promet que l’on se contactera bientôt.

Et puis l’obscurité.

Réveil difficile, bien trop longtemps après midi. Soigner le léger mal de tête, les tremblements imperceptibles. J’aimerai qu’il fasse nuit. La lumière extérieure semble m’insulter, se moquer de mes excès d’hier.

J’essaie de remettre de l’ordre dans les conversations de la nuit passée. On a parlé de Sundance, de SXSW, de Deauville. D’ambition, de talent. De mon parcours. De l’évolution de mon travail, de séries en téléfilms médiocres. Incroyable. Que l’on m’ait remarqué. Que l’on choisisse de me faire confiance. Les meilleures choses se produisent toujours lorsque l’on s’y attend le moins. Je devrais le savoir, depuis le temps.

La réalisation est soudaine, violente. Ma vie a changé hier, dans un bar planqué au cœur du 15ème arrondissement de Paris. Soudain l’avenir semblait meilleur. L’espoir était immense.

Chap. II - Découverte

Premier meeting, deux semaines plus tard. Chez elle. Le réalisateur et le producteur sur un autre continent. En anglais. Ravi de vous rencontrer. C’est un honneur. Ravi de travailler avec vous.

Ils me donnent le pitch du film. M’annoncent qu’ils m’enverront le script par coursier. Une fois de plus ils évoquent mes travaux précédents, partagent leur enthousiasme.

Le projet me plait. Réellement. Sombre, délicieusement malsain. Ils nous parlent de familles tombant en pièces et de rédemption. Des origines du mal et de la faiblesse de l’Homme. Du rapport de l’esprit à l’impensable. Je me laisse absorber dans ses propos. Mon attention est fixée sur ses mots.

On parle d’influences. D’idées. D’objectifs. Ils veulent de l’atmosphérique, nerveux et dramatique. Ils demandent la Peur, sous sa forme la plus évidente. Ils évoquent un basculement dans la narration. Une Scène. Choc, faite pour l’Histoire. Penser aux classiques. A l’horreur sous sa forme la plus humaine, donc la plus pure. Une création iconique, quelques instants de perfection musicale, brève chance de marquer les esprits, d'entrer dans la légende. Transcrire la Peur en partitions. Laisser le sang couler entre les notes.

J’ai du mal à y croire. A imaginer les conséquences. A me projeter dans l’avenir. Les rêves s’accumulent. Se superposent pour m’envelopper dans une narration insensée dont je deviens, enfin, le héros.

Et soudain le poids des responsabilités. Ce sera peut-être ma seule chance. Ma seule opportunité de réussite. Désormais, mon esprit ne devra se focaliser que sur cette seule et unique tâche.

Je ne peux plus attendre.

Chap. III - S'imprégner.

Cinq jours plus tard. Le script est arrivé. Le coursier viendra le récupérer demain. Garder le secret. Rien ne doit filtrer. S’imprégner de l’ambiance, de l’histoire des personnages. Un thème pour chacun des protagonistes. Créer l’illusion d’une musique qui ne saurait exister sans eux, d’une existence qui ne pourrait se faire sans cet accompagnement.

Et cette Scène. Parfaitement folle. Parfaitement excessive. Parfaitement gratuite dans sa violence extrême. Indescriptible, unique. Une scène pour la Légende.

Se lancer. Les premières idées arrivent. Quelques séquences d’accords, quelques choix de sonorités. Tout enregistrer. L’iPad toujours sous la main. Boire pour s’aérer l’esprit. Ecrire. Toujours écrire.

Toute idée est bonne à prendre.  Les notes se multiplient, lentement les phrases prennent forme, les caractères se construisent dans l'entrelacs des instruments choisies. Il me faut moins d'une semaine pour construire une version décentes des principaux thèmes, une version dont je puisse être fier. Chaque accord, chaque silence, chaque arrangement est réfléchi, justifié comme un ajout à la personnalité de ces créatures fictives qui se sont, il y'a quelques jours de ça, animées pour moi sur les pages du scénario. Il me faut moins d'une semaine pour leur envoyer les premières versions. Puis deux jours d'attente. Deux jours sans sommeil, à imaginer leurs réactions et à préparer la suite.

Je sais que j'approche. Je sais que la perfection n'est pas loin.

Écrire. Toujours écrire.

Chap. IV - Partage, refus.

Mardi. Deux jours après l'envoi. Un e-mail du producteur. Court, précis.

C'est super. Continue. On se parle bientôt.

Merci.

J'ai du mal à maîtriser mon souffle. A contenir mes mouvements. Je me remets au travail. Elle doit savoir. Je l'appelle, lui résume la situation. Elle me rejoint chez moi, trente minutes plus tard. Elle écoute ces premières ébauches, une bière à la main. Elle approuve.

Une heure d’écoute, en quasi silence. Quelques annotations sur un bout de papier, quelques pensées à la volée. Des idées échangées, des références partagées, d’autres à découvrir. Elle m’inspire, mais ne s’en rend même pas compte.

Elle semble inquiète. J'ai l'air fragile. Peut-être à cause des nombreux jours sans manger, des nombreuses nuits sans sommeil, des nombreuses heures sans pensées autres que l'alignement des notes sur le papier, sur l'écran, sur les murs et le sol. Je devrais peut-être reprendre le contrôle. Mais le risque est trop grand, le temps dévoué à rester plongé dans la création malsaine de mes employeurs est trop important. Je me refuse d'en sortir. M'interdis toute issue tant que l'objectif ne sera pas atteint. Elle comprend.

Je lui propose de rester dîner. Nous partageons une bouteille de vin, puis un demi-litre de vodka.

Je l'invite à rester dormir. Elle refuse. Sort. Tant pis. Il y'a quelques gouttes de sang, quelques éclats de verre incrustés entre les touches de mon clavier lorsque je me remets au travail.

Chap. V - Silence

Un mois a passé.

Je panique. Je reste sur place. Trop d’idées pour accompagner le basculement, pour illustrer la Mort visitant l'écran. Trop de directions différentes parmi lesquelles trancher.

L’ensemble de la bande-originale a été transmise, validée, prête à l’enregistrement final lorsque l’équipe entrera en post-production, lorsque le premier montage sera disponible. Ils m’ont laissé dix jours pour présenter une idée finale pour la Scène. Je ne peux me permettre d’échouer.

Je ne veux rien laisser au hasard. Rien laisser transparaître. La perfection seule, l’accomplissement de la confiance qu’ils m’ont offert pour accompagner le film. Ecrire, toujours écrire. Toujours avancer. La solution finira par émerger.

Je ne suis pas sorti de chez moi depuis huit jours. Je ne m’en porte pas plus mal, je crois. L’extérieur me fatigue, mais la nuit continue à m’attirer. Les jours sont de plus en plus longs, et je refuse de les confronter. L’avance fournie par le studio me permet de vivre, plutôt bien même, par rapport à mes revenus précédents. Mais je ne dois pas m’en soucier pour l’instant. Vivre seul, réellement isolé, a ses bénéfices. Je me contente d’être pour travailler, de n’exister qu’avec ce seul but. Les rêves d’avenir se dissipent souvent, pour revenir à l’aube alors que je sombre, finalement, sur mon lit ou sur ma chaise ou à même le sol de mon appartement.

Mais ce soir la fatigue m’a rattrapé. Les notes n’ont plus de sens, et mon esprit n’est plus assez clair pour continuer. Je me laisse aller, à regret.

Je me réveille. Il est trois heure dix-sept et je suis gelé. Au milieu de ma chambre, au milieu des pages et des pages et des milliers de pages sur lesquelles vivent des millions de traits et de points et d'annotations. Se lever, fermer la fenêtre, préparer un café. Pas question de perdre un instant de plus. Je m'assieds devant mon bureau, casque branché à mon MacBook Pro. Réécouter chacune des cinq pistes, et imaginer. Faire défiler la scène devant mes yeux, rêver d'un montage possible, d'une interprétation idéale de ce qui m'a été décrit, de ce dont avons discuté des heures durant, chez elle, via Skype.

J’écoute. Une fois, dix fois, mille fois. Jamais satisfait. Une pièce manque, un élément pour dépasser la banalité presque évidente de mon travail. J’essaie de nouveaux arrangements, de nouvelles textures. Mais rien ne semble marcher. Il me faut de l’air.  

Je sors de chez moi. Enfin. Je n’ose pas savoir à quoi je ressemble cette nuit. L’ébauche de morceau en boucle dans mon iPod. Marcher. Errer. Se perdre. Réfléchir. Que puis-je améliorer, de quoi puis-je me débarrasser. Une heure passe. Une heure dans une ville vide, étouffée par ma propre création, seule présence dont je ne puisse plus me débarrasser. Rue par rue, chaque mètre apporte ses réponses, chaque pas pose de nouvelles questions. J’aimerai que cette nuit soit infinie. J’aimerai être seul avec ma création, face à la fin de toutes choses.

Je m'assieds quelques instants, sur le bord de la route. Une cigarette et ma pensée. Je commence à y voir plus clair. Je crois avoir fait mon choix. Mais je crois surtout que des améliorations restent à faire. Une minute trente à peine et je me remets en marche.

Il n'est rien que je préfère à cette solitude rêvée, à cette évocation d'un monde primordial, n'existant que pour moi et ma musique. Un monde à gouverner, à apprécier dans sa pureté fondamentale, et aujourd'hui introuvable. Seul avec la musique.

Enfin. Pas si seul, visiblement.

Un mouvement, à dix mètres. Saisi au vol du coin de l'œil. Garder ses distances. Une forme sur le sol, couverte, dormant à moitié, appelant à l'aide par sa simple présence. Et puis l’évidence même.

Il n’est rien de plus beau en ce monde que ces détails qui semblent nous échapper, qui passent inaperçu à travers notre vie. Rien de plus beau que la réalisation qu’une solution existe, sous nos yeux, toujours si proche et jamais observée. Les émotions ne peuvent sortir du vide. La solution gît dans l’expérience.

S'approcher. La musique, toujours, qui accompagne mes mouvements. Qui grandit en intensité à mesure que la distance se réduit. Je crois que c'est un homme. Plus vite. Suivre le rythme, suivre la construction du morceau. Frapper lors du premier crescendo. Mon pied droit s'écrase au dessus de son œil. Toujours suivre le rythme. Et continuer, un coup, deux coups, trois coups, une infinité de coups jusqu'au climax, jusqu'à la cascade de cordes et de percussions, jusqu'à ce que son visage s'affaisse sous le poids répété de mes attaques.

Courir, sur les cent premiers mètres au moins. Puis ralentir, ne pas éveiller les soupçons. Le résultat m'a satisfait. Je crois que je suis sur la bonne voie.

Chap. VI - Investir

Je rêve d'un ciel éternellement noir, de nuages en forme d'oiseaux morts, me fixant, m'applaudissant alors que je cherche à garder les yeux fermés, de peur d'être confronté à leur approbation.

Il est 19h43 lorsque je me réveille, pour la deuxième fois aujourd'hui. Panique. Les souvenirs de la nuit m’encerclent, me terrifient. Mais je ne suis pas sûr de regretter. Mes actes m’ont clarifié l’esprit, et ma compréhension n’a jamais été aussi complète. L’inspiration n’a jamais été aussi forte. Enfin je peux penser dans des termes concrets, intrinsèquement liés à la psychologie même du texte que je dois illustrer, des images que je devrai accompagner.

Se remettre à travailler. Jeter les idées alors qu’elles sont encore fraîches. Les émotions prennent forme, de nouvelles notes et de nouvelles textures viennent compléter la première ébauche. Le ressenti de la nuit passée s’inscrit dans la partition, mesure par mesure, phrase par phrase. L’anticipation et l’appréhension dans une première phase, la tension grandissante dans une deuxième, et la déferlante finale, colère pure soudain transformée en art. Jamais un de mes travaux n’a sonné aussi vrai. Je crois que je suis sur la bonne voie.

J’ai passé la nuit entière allongée sur le sol de mon appartement, fumant cigarette sur cigarette en rejouant le film de la veille dans ma tête, le synchronisant à mon Œuvre, qui semble enfin approcher la perfection originellement recherchée. L’approcher seulement, car quelque chose semble toujours manquer. Une dernière pièce, un dernier détail causant un vide exceptionnellement angoissant, absolument insupportable.

Je suis sur la bonne voie. Reste à continuer.

Pas d’impulsion cette fois. Tout a été planifié. Je l’observe depuis deux heures maintenant. Depuis la terrasse d’un bar, en passant et repassant devant elle, en scrutant l’environnement, scénarisant à l’avance mes propres actes. Comptant le nombre de pas, le nombre de secondes entre chaque élément du décor, synchronisant mon pas, ma respiration et les battements de mon cœur au rythme de l’Œuvre. Scénographie du mal, invisible dans une ville que plus personne ne sait regarder. J'attends. J'attends d'être sûr. Être sûr que je sois, qu'aucun œil ne puisse se poser sur moi. Toute ma vie j'ai appris à rester dans l'obscurité, à ne montrer ma présence que dans les cas les plus nécessaire.

Je m'assure une dernière fois que la voie est libre. Remettre le morceau au début. Se préparer. Seize mesures, quatre temps. Simple, indétectable.

Elle se lève. Mais cela ne change rien. J'avance, la barre de fer ancrée dans le creux de main. Un frisson alors qu'entrent les percussions, alors que l'espace se resserre. Je la vois se tourner vers moi, je vois sa bouche s'ouvrir mais ses mots n'existent pas. Ses mots n'existeront plus jamais. Chaque note est ressentie en harmonie parfaite avec mes mouvements, mes actions. Stridences soudaine des violons à l'amorce de mon geste. Explosion des basses lors de l'impact, du choc ressenti depuis l'extrémité de mes bras tendus, jusqu'au centre de la Terre. Elle tombe, et mes yeux restent fixés sur les formes mouvantes du sang ornant le canevas du mur gris derrière elle. Les motifs sombres m’aident instantanément à mieux comprendre, à mieux appréhender ce qui manque à mon Œuvre. Pièce par pièce, je sens que la solution approche. Je sens que tout rentrera dans l’ordre, peu importe combien de sacrifices seront nécessaires. Chaque perte est légitime. J’aimerai pouvoir les remercier. Mon hommage silencieux vaudra toute forme de reconnaissance possible.

Chap. VII - Doute

Je ne peux pas continuer. Je ne peux plus croiser un miroir sans y voir un monstre. Ma propre apparence me révulse. Je refuse de sortir. La peur est dans la rue, les vagabonds on déserté le quartier alors que les forces de l’ordre y prenaient position. Je n’ose plus regarder le monde en face. Tout me renvoie à ma propre laideur, à la réalisation que je n’aurai plus jamais ma place parmi Eux. Je n’existe plus que dans les notes, que dans la volonté d’achever cette partition, de pouvoir vivre à travers l’Œuvre, voyageant autour du Monde, s’imprimant dans les esprits grâce au support visuel. Deux de plus, deux victimes supplémentaires pour nourrir une créature dont j’ai depuis longtemps perdu le contrôle.

Mais enfin je crois avoir atteint mon objectif. Enfin je crois avoir réussi à faire vivre une émotion, aussi basse, aussi abjecte soit elle, dans la musique. L'illustration me semble parfaite, évidente quand je relis les lignes du script en laissant l’Œuvre me bercer, accompagner mes gestes et mes rêves. Ecrire, toujours écrire. Changer un son, changer un accord, changer une harmonie pour mieux s’approcher des mémoires que je garde de mes actes. Mais toujours un élément semble échapper à mon étreinte. Quelque chose m’échappe, un élément clé, pour lier la tension et l’appréhension à la violence finale. Tout cela ne sonne pas aussi vrai que je le souhaiterai. Tout cela n’est qu’imitation, que tentative de rapprochement. Je dois faire des efforts.

Le producteur, sur Skype. Il prend des nouvelles. Il sera à Paris dans deux jours, et viendra me voir. Il a hâte. Il prendra les premiers rushes de la scène avec lui, pour que je puisse m’en inspirer, m’en imprégner. Je lui dis que tout sera prêt. Que tout sera terminé. Que je ne peux plus attendre. Il me parle du tournage, des personnages, de la réaction des acteurs aux thèmes que je leur ai composé. Tout le monde semble satisfait. Il ne reste que ces quelques minutes. Il me raconte l’ambiance sur le plateau, les litres de faux sang incrustés dans chaque recoin du décor, tâchant chaque acteur, chaque technicien, créant une ambiance surréaliste où la Mort n’est plus que mise en scène, ou la violence n’existe plus que sous forme théâtrale.

Je ne peux plus me permettre de perdre de temps. Continuer à travailler. Le morceau s’étoffe, semble prendre vie, disposer désormais de sa propre volonté. Pour la première fois depuis près sa naissance, je sens le besoin de m’en distancier. Je dois changer. L’horreur s’est imprégnée dans ma vie, coexistant trop profondément avec moi pour que je puisse l’accepter plus longtemps. Je dois faire face à mes craintes, rejeter la peur que j’ai bâti autour de ma propre image. Il me faut une nouvelle perspective. Un nouveau regard.

Une douche. Se raser, donner de l’ordre dans mes cheveux. S’habiller, décemment. Pour la première fois depuis longtemps. Redevenir Homme, rejoindre la civilisation. Juste un soir. Et revenir demain, changer d’état d’esprit, trouver peut-être ce défaut qui me hante depuis des jours.

Un bar, loin de chez moi. Seul, une table, un verre de vin rouge. Regarder passer l’humanité, dans sa joie la plus factice, dans la simulation parfaite de ses meilleurs aspects. Prendre des notes, toujours. Garder les pensées, les phrases, les anecdotes traduisant cet espoir, cette satisfaction de vivre, et pouvoir ainsi mieux la détruire, mieux la désacraliser ensuite.

Les minutes passent et mon activité semble attirer les attentions. L’alcool filtre à travers chaque mot, chaque regard, rendant tout contact plus facile.  Intérêt feint du groupe assis derrière mois. On m’interroge, me demande si je suis écrivain. Si je suis ici pour faire des recherches, pour trouver de l’authenticité. Longue, fausse discussion sur la littérature. Leurs phrases sont coupées par les trop nombreux verres consommés depuis le début de la soirée. Leur parler m’est impossible. Je crois que je perds mon temps. Une fille me demande si je veux m’inspirer d’elle pour un personnage. Je ne sais pas où elle veut en venir. J’accepte.

Chap. VIII - Crescendo

Elle se réveille, bras et jambes attachées, bouche couverte, yeux bandés, sur le sol de mon appartement. Nouvelle approche. Prendre le temps, découper chaque instant, prolonger l’expérience autant que possible. Premier essai, lancer le morceau, mon poing serré autour du couteau. La regarder s’agiter, entendre ses tentatives de cris. Apprécier chaque seconde, se perdre et se reconnaître dans chaque mesure. Compter les pas, un, deux, trois, quatre, se baisser, laisser le rythme, laisser les arpèges guider ma main, frapper lors du premier choc, à l’abdomen, éviter toute blessure mortelle pour la première tentative. Ses hurlements étouffés s’harmonisent sur les fondamentales.

Quelque chose ne va pas. Encore, encore et toujours.

Ignorer ses plaintes et reprendre à zéro. Introduction, fa majeur, deux mesures, entrée de la neuvième et un, deux, trois, quatre, l'air agité par les premières notes de piano, entrée des arpèges, un, deux, trois, quatre, se pencher, deux, trois, quatre, les violons qui toujours accompagnent ce mouvement, trois, quatre, frapper. De l'autre côté cette fois.

Quelque chose ne va pas. Encore, encore et toujours. Mais je crois avoir compris. Je crois savoir d'où vient l'erreur. Fermer les yeux. Compter. Quatre, quatre, quatre, cinq. Quatre, quatre, quatre, cinq. Laisser un temps de plus, presque un temps de trop avant l'acte. Je tourne autour d'elle, comptant, les yeux ouverts pour éviter de glisser sur son sang. Ce n'est pas une solution, mais une nouvelle piste à explorer.

Je me baisse pour la regarder dans les yeux.

Merci.

Vers cinq heures du matin, confiant, je traîne son corps jusqu'à mon parking, jusqu'au coffre de ma voiture. Trop fatigué pour conduire. Je m'endors vers sept heures. Heureux, comblé presque. Je rêve d'une danse infinie, de rythmes incalculables. Je rêve d'une foule informe, célébrant sa libération par la violence, prête à montrer au Monde ce dont elle est capable. L’espace d’un instant, j’espère ne jamais me réveiller.

Chap. IX - Final

J’ai toujours haï cette partie de l’année. Toujours eu l’impression qu’elle n’avait d’autre but que me renvoyer à mon passé, à un temps où ma vie n’était pas encore à ce point en ruine. L’évocation d’une époque où les rêves étaient permis, où l’ambition n’était pas encore minée par la réalité du monde. J’ai toujours détesté ce sentiment d’impuissance, ces tentatives de tendre le bras dans l’espoir de rattraper l’homme que j’étais autrefois.

Je n’ai plus aucun moyen de savoir où je vais. L’Œuvre semble gronder face à mon impuissance, m’intimant de m’intéresser de nouveau à elle. Je n’ose plus regarder mon ordinateur, ma tablette, toucher à mon iPod de peur d’éveiller ma colère. Je devrais abandonner, laisser tomber une bonne fois pour toute. J’ai enfin la certitude que plus rien ne saura me rendre le contrôle.

Mais il est trop tard pour abandonner. Le producteur doit me rendre visite demain, est le décevoir serait sans doute ma plus grande erreur. Ecrire, toujours écrire. Affiner chaque détail. S'assurer que rien ne dépasse. S’il vaut mieux faire que parfaire, je préfère m’assurer que tout le monde sera immédiatement, irrémédiablement séduit par mon travail. Je pense l’avoir mérité.

Toute la nuit éveillé, à travailler la production, à revérifier chaque arrangement, chaque harmonie. Prévoir l’argumentaire, expliquer à quel point cela sonnera mieux une fois enregistré par un vrai orchestre. Toute la nuit éveillé.

Je tiens à peine debout lorsqu’il arrive. Faire semblant, préparer un thé, une cigarette toujours à la main. Il me raconte le tournage, l’évolution de la post-production. Il est confiant, prêt à défendre son produit à tout prix. Il me remercie. Il m’a apporté un chèque, une bouteille. Il est prêt à écouter. Il faut désormais s’assurer de ne pas faire d’erreur. Ne rien laisser au hasard.

Nous voila assis, à parler de la scène. Il me raconte les angles, les prestations des acteurs, la violence des images. Il me demande mes inspirations. J’aimerai lui donner une réponse honnête, mais cela serait dangereux. Il veut écouter. Je suis paralysé par la peur, par l’attente de ce moment pour lequel j’ai tant risqué, auquel j’ai dédié tant d’heures, pour lequel j’ai manqué de sacrifier mon esprit.

Il écoute. Silence de sa part.

C’est pas mal. Mais je ne suis pas sûr.

Pardon ?

Trop compliqué, non ? Il faut quelque chose de plus simple. De plus marquant.

Je ne comprends pas. Je ne comprends pas sa réaction. J’aimerai lui expliquer, mais je ne peux plus trouver mes mots. Dans ses yeux, l’intérêt à laissé place à l’impatience. A la déception. Je ne peux tolérer son regard. Je veux disparaitre, exister hors du temps, seul avec ma Créature que personne ne voudra comprendre. Je sens mes propres angoisses prendre le contrôle.

Ca va être juste pour le timing. Tu peux nous refaire ça pour quand ? Pense plus simple. Plus brutal. Pas la peine de trop te mettre la pression non plus. On veut juste quelque chose de marquant.

Je suis complètement pris au dépourvu. Presque en état de choc. Je sens le monde rétrécir autour de moi, m’étouffer, me briser doucement. Je sens l’univers se moquer de moi. Je ne peux lui expliquer. Je ne peux lui faire revivre mes expériences, lui prouver que rien ne saurait mieux correspondre à son projet, à celui de son réalisateur, que le travail que je viens de lui soumettre. Je dois lui montrer. Ile me tourne le dos, et je n’aurai sans doute pas d’autres opportunités. Pas d’autres choix. Il doit comprendre. Le geste est précis et mécanique. La bouteille de champagne s’écrase sur sa nuque.

Chap. X - Générique

Elle est venue me voir, pour la deuxième fois depuis que je suis ici. Me tenir au courant. Le film est sorti la semaine dernière, avec deux mois de retard et la réception critique serait extraordinaire. Sans surprise, l'œuvre est dédiée à son producteur, mort de ses blessures quelques instants seulement avant que la police ne force la porte de mon appartement. J'avais choisi de ne pas le bâillonner car je voulais l'entendre céder, et admettre ma réussite. Lui prouver qu'aucune autre composition ne saurait accompagner la folie humaine.

Geste par geste, lui montrer à quel point mon travail s’harmonisait avec les actes de violence les plus simples, les plus purs. Coup après coup, je souhaitai lui montrer les subtilités des arrangements, la cohésion parfaite entre la composition et la destruction. Cinq essais plus tard, il avait cessé de parler, de lutter, de vivre. Le sol de mon appartement n’existait plus, remplacé par un amalgame de papier tâché de sang et d’encre et de sueur et mes plus vifs cauchemars. Puis ils sont arrivés, alertés par les cris, par les plaintes de ma dernière muse.

J'ai compris mon erreur trop tard. Sa douleur a su m'inspirer comme aucune autre auparavant. Tout cela en vain. Tout cela pour finir enfermé, rejeté, haï. Réduit au silence. Personne pour m'écouter, ni pour entendre crier ma Créature. Même elle refuse. Même elle semble me craindre. Tout cela en vain. Tout cela pour être réduit à l'état d'esclave, possédé par mon imagination. Alors que tout avait si bien commencé.

La panique absolue, le bruit et la violence m’ont interrompu à l’instant où, enfin, je pensais pouvoir ajouter la touche finale à l’œuvre. L’instant où tout aurait pu rentrer dans l’ordre. Je leur ai demandé de me laisser seul, quelques heures seulement. Pour accomplir le travail demandé. Pour être enfin fier de moi. Sans surprises, ils ont refusé. Sans surprise, ils m’ont traîné dehors, dans la lumière, cette lumière dont j’avais volontairement oublié l’existence. Ils m’ont forcé à me confronter au monde, à cet environnement que je fuyais depuis longtemps déjà. Repenser à mon échec me rend malade. J’aimerai pouvoir revivre, ne serait-ce que quelques heures par semaines, pour enfin réussir à remplis ma mission. Sans surprise, cela me sera toujours refusé.

J’aimerai demander au monde de me donner ma chance. De se confronter à ma Créature pour en comprendre la puissance, pour reconnaitre le travail fourni, les sacrifices et la douleur l’ayant nourri au fil des jours. Elle me fait comprendre que cela n’arrivera jamais. Que je peux continuer à travailler, autant que je le souhaite. Mais que tout cela devra rester pour moi. Je suis condamné à rester mon unique public.

Alors que tout avait si bien commencé.

Tout cela en vain.

Signaler ce texte