Dernière tournée

Isabelle Thiebault

LE PROGRES - 6 septembre 2012

 Tragique incendie à Fontaine

Serge CARAX, compositeur et guitariste du groupe Rouge Saphir, est décédé la nuit dernière,  dans des circonstances dramatiques.
Rouge Saphir, qui a connu son heure de gloire en 1992 avec l’album « Sunshine in storm », devait se produire ce soir à Fontaine, lors de la soirée de clôture du festival « Les Eaux vives ».
Dans des circonstances encore inexpliquées, le bus du groupe a pris feu, dans la nuit, sur le parking de l’hôtel restaurant Le Tram.
Le corps calciné de Serge CARAX a été retrouvé au petit jour, dans les décombres de l’incendie. « Toutes les hypothèses restent ouvertes », indique le procureur de Grenoble « la police judiciaire est sur les lieux depuis ce matin ». Les proches de la victime sont actuellement interrogés par les services de police, sur les lieux du drame.

La tournée de promotion du nouvel album de Rouge Saphir, « Eclipse », s’interrompt brutalement.

Le restaurant, réquisitionné par la police judiciaire, est fermé au public jusqu’à nouvel ordre.

La cinquantaine bedonnante, un petit homme traverse la salle aux murs lambrissés d’un pas rapide. Un cigarillo à la bouche, en dépit de l’interdiction de fumer, il secoue vigoureusement la main de l’inspecteur et lui tend sa carte : Léonardo Scampi, Agent.

« - Appelez-moi Léo ! Vous permettez ? ».
Il ôte sa veste de costume et s’assoit dans un fauteuil club passablement usé.
«  - Un terrible accident ! C’est juste …. tragique, il n’y a pas d’autre mot …. »

Il s’installe plus profondément, tandis que l’inspecteur commence à griffonner sur un carnet à spirales. Il croise les jambes, laissant apparaître des santiags cloutées à talons, qui le grandissent de dix bons centimètres. 
« -  Je vous écoute, Monsieur Scampi … 

- Par où commencer ? C’est une longue histoire …. Serge, je le connaissais depuis vingt ans… Une éternité dans ce milieu !
 J’ai été l’agent de Rouge Saphir dès le tout début … C’est moi qui les ait lancés. Sunshine in storm a été un énorme succès, vous savez ?
Plébiscité par la critique ! Et les ventes ! Ah, c’était une belle époque ! Plus d’un million d’albums vendus ! 
Leur tournée a duré six mois … Une tournée européenne grandiose ! Des Zéniths à guichet fermé. Un rêve pour le jeune road manager que j’étais…. »

Il attrape sa veste, en extrait un portefeuille et tend à l’inspecteur une photo passablement cornée. Léonardo Scampi campe fièrement aux côtés d’un jeune homme à l’allure vaguement exotique, peut être en raison de son teint mat ou du collier indien qu’il porte sur une chemise ouverte. Il se baisse pour poser son bras sur l’épaule du petit homme et sourit largement à l’objectif.

« -  Le beau Serge …. C’était le surnom que les magazines people lui avaient donné. Un vrai compositeur …. Des textes poétiques, avec juste ce qu’il fallait de provocation, de noirceur…  Et sa musique percutait : un rock inspiré des classiques : Cure, Stranglers, … les Doors, évidemment … Mais il avait sa touche perso, son style … Pas de plagiat, hein ? »

Il rallume le cigarillo éteint et tousse bruyamment, dans un nuage de fumée malodorante.

 « - Et puis, il y avait Pattie, sa muse….. Une voix sensuelle, grave, un peu rauque … Un peu à la Pattie Smith, vous voyez ? C’était pour ça qu’elle avait pris ce petit nom, Patricia … Ils se connaissaient depuis le lycée je crois. Elle aussi, elle a connu une triste fin. Trois semaines après la fin de la tournée, ils préparaient un nouvel album … Pattie est morte. Un mauvais cocktail … Cette fille était fragile… Elle n’a pas tenu le coup. Le show-biz … ce n’est pas donné à tout le monde.
Ils auraient pu repartir avec une nouvelle chanteuse, mais Serge, ça l’a anéanti la mort de Pattie. Le second disque n’est jamais sorti… Le groupe s’est dissous … Je l’ai perdu de vue….. »

Sa voix s’éteint. Il se plonge dans la contemplation des taches de lumière qui accrochent ses bottes cloutées.

 « - Donc, vous n’aviez plus aucun contact avec Serge Carax depuis cette époque ? » relance l’inspecteur.

« - Non. Il a resurgi il y a dix-huit mois, dans mon bureau, avec Angel … Sa nouvelle muse …..en provenance directe d’Europe de l’Est. Cette fille a du chien .... Et une voix ! Plus chaude que celle de Pattie, mais ce n’est pas plus mal, aujourd’hui… Ça colle mieux avec le marché.

Enfin, tout ça pour dire …  « Le beau Serge » était de retour, avec une maquette d’album, des rêves de come back …

Et vingt ans de plus.
Eclipse n’est pas un mauvais album …
C’est juste que, les temps ont changé, vous voyez ? La nouvelle scène française,  ce n’est pas vraiment le même style, hein ? Rouge Saphir n’a pas su grandir avec son temps. Son fan club de l’époque a quarante ans aujourd’hui, des enfants, un boulot, des impôts à payer … Serge m’a tanné pour que je lui trouve un producteur et que j’organise cette tournée. Je n’étais pas chaud, mais … en souvenir du bon vieux temps …
En revanche, les Zéniths, il ne fallait même pas y penser !
Serge n’a pas voulu comprendre ça : il se voyait encore « Beau» … Mais avec sa gueule bouffie,  il n’y avait plus une gamine prête à lui jeter sa petite culotte à la figure avant de s’évanouir ! Lui, il ne voyait pas que le temps avait fait son œuvre …
On s’est sacrément engueulés à ce sujet. Il voulait un cachet cinq fois supérieur à ce que je pouvais lui laisser. Et il râlait tout le temps : « hôtels minables, salles de seconde zone » … Qu’est ce que vous voulez ? Même celles là Rouge Saphir n’arrive plus à les remplir ! »

Il bondit de son fauteuil, les bras tendus vers le ciel.

« - Je m’échinais à essayer d’équilibrer les comptes et lui, il jouait les divas ! Mais bon Dieu, chaque nouvelle étape creusait le déficit ! Et il restait encore deux semaines de tournée … »

Il retombe lourdement, en soupirant.

L’inspecteur l’observe, dans un silence qui semble s’éterniser.

 « - Si je comprends bien, Monsieur Scampi, l’hémorragie financière s’arrête là …  Vos assurances prennent en charge les frais d’annulation de la tournée  ….n’est-ce pas ? »

Le petit homme allume un nouveau cigarillo au mégot du précédent et grimace un sourire :
« - Vous avez raison, inspecteur : la mort de Serge, pour moi, c’est tout bénef …. ».

LE DAUPHINE LIBERE - 6 septembre 2012

Fin de tournée dramatique pour Rouge Saphir - Interview du Maire de Fontaine

« Ce dramatique accident est évidemment dommageable pour l’image de notre ville, paisible et sans histoire. Les Fontainois sont sous le choc. ….   A ma connaissance, les secours ont réagi extrêmement rapidement dès qu’ils ont été alertés par le veilleur de nuit de l’hôtel. Ils ont pu éviter la propagation de l’incendie, mais n’ont malheureusement rien pu faire pour Serge Carax...  Fontaine est en deuil, mais la vie doit reprendre le dessus … Notre Foire d’Automne débute le Week-end prochain, j’espère qu’elle nous aidera à effacer ce triste et tragique souvenir … »

Fred se tient debout, face à la baie vitrée du restaurant, fixant les montagnes qui se dressent au loin, dans un voile de brume. Il se retourne à l’arrivée de l’inspecteur.

Il se présente vaguement, « …batteur du groupe » et dégage les mèches de cheveux poivre et sel qui lui mangent le visage. Il s’installe sur une chaise, les mains profondément enfoncées dans les poches d’un pantalon en cuir noir. En dépit de la boucle en or qu’il porte à l’oreille gauche, il fait nettement plus âgé que les trente-huit ans annoncés sur sa carte d’identité, sans doute en raison des rides profondes qui sillonnent son visage.

« - J’aimerais que vous me parliez de Serge Carax ; tout ce qui vous vient à l’esprit, même si cela vous semble sans rapport avec l’accident …. »

Fred acquiesce, bascule sa chaise en équilibre contre le mur.

« - Serge et moi on s’est connus au lycée, avec Pattie. On était tous les trois de Pantin. On n’était pas trop doués pour les études, mais on a tiré jusqu’au bac, pour que nos parents nous fassent pas chier. Oh, on s’est pas trop fatigués quand même ! Dès qu’on avait un moment, on se carapatait dans la cave des parents de Serge. Il l’avait aménagée en salle de répet.  C’était pas terrible, mais on avait l’électricité gratos, et les voisins ne se plaignaient pas du bruit !
On en a passé des heures, dans cette cave, avec Serge et Pattie…
Au lycée Youri Gagarine on a fait nos premiers concerts. On a réussi à décrocher une bourse pour participer à un concours inter-lycées …. C’était un peu radio-crochet, OK, mais ça a été notre première scène ! On a recruté un clavier, une basse…. et la cave est devenue trop petite pour cinq ! »

Il agite le bras, pour attirer l’attention de l’employé derrière le bar.

« - Patron ! Une Leiffe. »

Il attend sa bière, plongé dans ses souvenirs.

Il boit lentement, sous le regard patient de l’inspecteur.

 « - Serge, il voyait loin. Il a toujours été le meneur. C’est lui qui composait, c’est lui qui recrutait, lui qui faisait les plans pour la suite….. Et c’est lui qui couchait avec Pattie ! Ça lui a d’ailleurs valu un paquet d’emmerdes avec son père, à Pattie. Il voulait qu’elle fasse des études …Infirmière ou kiné, je ne sais plus trop …. Mais elle a fait comme nous tous : sitôt son bac en poche elle a quitté le bahut, les bouquins et tout le tralala : nous, on voulait faire de la musique ! Et Serge, lui, il voulait la gloire.  Bon … ça a pris un peu de temps, mais c’était un sacré bon temps ! On faisait des concerts dans des petites salles, avec une sono bricolée par Jean-Mi et un son dégueulasse. Quand on avait touché notre cachet, on achetait une barre de shit, quelques packs de bières et on allait finir la nuit sur la tombe de Morrison, au Père Lachaise. Ouais … c’était bonard ! »

Il sourit tristement à l’inspecteur.

« - Et le nom du groupe, c’est sorti d’où ? »

« - Rouge Saphir ? Une invention de Serge ! Il disait que le Saphir était le plus commun des joyaux, comme nous, qui voulions quitter la banlieue de nos parents … Et que les Saphirs rouges … C’étaient des rubis… à l’image de ce qu’allait devenir notre vie : un truc rare, exceptionnel !

Il a réussi à entrer en contact avec Léo … Je ne sais plus très bien comment. Léo démarrait à l’époque et il a eu le nez creux … Ou la chance des débutants ? Toujours est-il que, grâce à Léo, on a enchainé les concerts dans des salles de plus en plus grandes… Et on a sorti Sunshine in storm. Un carton ! Propulsés numéro un du top cinquante en quelques semaines ! C’était trop beau pour être vrai … et c’est à nous que ça arrivait ! Même Serge avait du mal à y croire ! Du jour au lendemain, il était une star : les people l’appelaient « le beau Serge » et les groupies l’attendaient en bas de chez lui … Il s’en est tapé des minettes à cette époque… Une chance qu’il n’ait rien chopé ! Pour autant, son seul amour à Serge, c’était Pattie.

On a démarré la tournée après l’été 93 … C’était dément : des salles combles ! Paris, Berlin, Londres… Des mers de petites flammes qui ondulaient dans la fosse pour les rappels. Le soir, à l’hôtel, Serge organisait des fêtes dantesques :  sex, drug and rock’n roll … Notre rêve nous était servi sur un plateau et on se vautrait dedans. La tournée a duré presque six  mois … A la fin on était tous cramés à l’alcool et la coke. Mais on s’était fait un paquet de pognon… On était célèbres et on avait un nouveau projet de disque.

C’est Pattie qui a le plus morflé à cette époque … Serge était jaloux : il baisait comme un porc tout ce qui passait à portée de main, mais elle, elle n’avait pas le droit de regarder ailleurs. Ils s’engueulaient souvent, et quand Serge avait bu, il lui tapait dessus … Oh, rien qui se voit.... Il fallait assurer sur scène, mais elle s’est pris pas mal de dérouillées … 

Après coup, je me suis dit que j’aurais du intervenir, parler à Serge … Mais on était tous dans ce trip dément et on se disait que les choses allaient se calmer, avec  la fin de la tournée. »

Il termine la bière d’une traite et gratte machinalement sa barbe de deux jours, les yeux dans le vide.

« - Pattie est morte trois semaines après notre retour à Paris. On n’a jamais su si c’était un accident, ou si elle avait voulu se foutre en l’air. Avec Pattie, c’est comme si Serge était à moitié mort lui aussi. La dernière fois qu’on s’est vus, c’était à l’enterrement. Serge n’a pas décroché un mot. Quelques jours plus tard, il nous a fait prévenir par Léo : il liquidait le groupe … Fin de l’histoire, rideau !
On a tous galéré : intermittents du spectacle, petits boulots, retour au HLM de banlieue …
Mais Serge, lui, il a fait une sacrée descente aux enfers. Il a claqué tout le fric qui lui restait sur les droits de Sunshine pour se démolir …  C’est incroyable qu’il ait survécu …. Je pense que Jean-Mi n’y est pas pour rien. »

L’inspecteur griffonne quelques mots dans son carnet et hoche la tête, l’invitant à poursuivre.

« - Et puis, il y a dix-huit mois, Jean-Mi est revenu nous voir : Serge voulait reconstituer Rouge Saphir. Il avait déniché une nouvelle chanteuse, Angel, et il avait suffisamment de matière pour un nouvel album. Je ne sais pas comment il avait fait pour s’y remettre… Ni comment il a réussi à nous convaincre. Mais on l’a tous suivi. Même Léo est reparti avec nous : il nous a trouvé un producteur, nous a fait sortir Eclipse et a organisé cette tournée …Enfin, si on peut appeler ça une tournée … C’est plutôt un mauvais road-movie pour être honnête.

On le sentait bien, au fond de nous, que ça ne le referait pas … Trop tard  …. Ouais … On savait tous … sauf Serge. Peut être que c’était Angel qui le motivait… J’avais l’impression, quand il la regardait, qu’il voyait Pattie .. Il lui a fait teindre ses cheveux en noir….. l’a sapée comme Pattie …
Elle aussi, je crois qu’elle en a bavé.

D’un autre côté, Serge avait absolument besoin de fric : de grosses dettes de jeu qui se rappelaient à lui de plus en plus souvent. Il fallait qu’il paye. Des types sont venus le menacer il y a huit jours, après le concert. Il m’a emprunté une plaque pour les faire attendre … Peut être qu’il n’avait pas le choix....  Il fallait qu’il réussisse à remonter en haut de l’échelle, s’il ne voulait pas crever … »

Fred se plonge dans la contemplation de l’auréole laissée par son verre, sur la table.

« - Finalement, crevé, il l’est quand même aujourd’hui … Et nous, on va tous repartir dans notre banlieue ….»

20 MINUTES - 6 septembre 2012

Le destin maudit de Rouge Saphir

En 1994, déjà, la chanteuse du groupe, âgée de vingt-trois ans, avait, elle aussi, disparu dans des circonstances troublantes. Elle avait été retrouvée morte, à son domicile des Buttes Chaumont. Le médecin légiste avait conclu qu’une consommation excessive d’alcool et de somnifères était à l’origine du décès. La thèse du suicide avait alors été privilégiée.
Des sources proches de l’enquête avaient toutefois laissé filtrer que le corps de la jeune femme  présentait des ecchymoses et séquelles osseuses, indiquant qu’elle avait été violemment et régulièrement battue. En dépit des protestations des parents de la jeune femme,  l’enquête avait à l’époque été classée sans suite.

La jeune femme est perchée sur un tabouret de bar et tourne lentement une cuillère dans son café. Ses cheveux noirs coupés en brosse mettent en valeur sa peau très pâle. 

L’inspecteur pose son carnet sur le bar, après en avoir soigneusement vérifié la propreté, et se hisse sur le tabouret voisin. Il se présente, explique doucement l’objet de l’entretien.
Elle glisse ses mains dans les larges manches de son pull.

« - D’habitude, je n’aime pas trop parler à la police … Mais bon, là, les circonstances sont particulières, et je n’ai pas bien le choix, n’est ce pas ? »

L’inspecteur confirme, dans un sourire encourageant.

« - Je m’appelle Tania Gubacheva, mais tout le monde m’appelle Angel ici. C’est mon nom de scène … 
J’ai débarqué de Tchétchénie il y a 5 ans. Mes papiers sont en règle … Vous pouvez vérifier. Serge et Léo ont tout régularisé avant l’album…. 

Quand j’ai atterri à Paris, à 18 ans, je n’avais pas un sou et je ne parlais presque pas français … J’avais juste ma voix et mon cul pour m’en sortir. Alors je les ai fait travailler. J’ai commencé à chanter dans des clubs … Ce n’était pas le Pérou, mais c’était mieux que Grosny … Et j’attendais mon heure. Serge est arrivé à point. On s’est tout de suite reconnus, lui et moi : on pataugeait dans la même merde … Mais lui, il avait les moyens de nous en sortir, il avait des relations. Au début je pensais qu’il voulait me sauter, comme les autres….. … Non, il voulait que je chante ! Il voulait m’offrir une carrière … Je n’ai pas mis longtemps pour me décider à le suivre. On s’est tirés de Paris … Un ami à lui avait une baraque en Normandie. C’était les premières vacances de ma vie ! J’ai bien aimé ce coin … Fécamp… Vous connaissez ? »

L’inspecteur secoue la tête. 

« - Serge avait aussi des manies pénibles, mais à côté de l’enfer dont je revenais  … J’étais prête à lui faire plaisir : j’ai coupé et teint mes cheveux - c’était plus rock, d’après lui - et il m’a mise au régime sec : pas d’alcool, des fruits, des légumes … régime sec, sans rire ! Lui, par contre, il picolait dur… pour trouver l’inspiration … Il a composé une douzaine de titres en trois mois. Pas génial, mais ça passait. De toute façon, je n’avais pas intérêt à critiquer … Dès que je faisais une remarque, il piquait des colères terribles. Et il me sautait … Quand il y arrivait…. Des fois, il n’y arrivait pas et c’était pire …
Au bout de 3 mois, il nous a fait faire nos valises et on a débarqué chez Léo.
Serge disait que Léo devait nous aider, que Léo lui devait bien ça … Léo a fait ce que Serge lui a demandé.  Mais, à entendre comme ils gueulaient tous les deux dans le bureau pendant que je poireautais dans la salle d’attente, ça n’a pas été si facile de le convaincre… ! Au bout de trois heures ils sont ressortis et Serge a dit : « Léo, je te présente Angel … notre nouvelle chanteuse … »  C’était la première fois qu’il m’appelait Angel. J’ai trouvé ça pas mal. Ça m’a rappelé un film que j’ai vu au ciné.

A partir de là, on a enchainé les séances d’enregistrement, de photos…. Au début, j’aimais bien : c’était vraiment excitant : la préparation de la tournée, les interviews.

Mais Serge était toujours sur mon dos : il ne me lâchait pas d’une semelle. Il était jaloux, Serge, maladivement jaloux. Il suffisait que je regarde un type et j’avais droit à une scène terrible. 

Il buvait de plus en plus … Et moi je commençais à avoir sérieusement la trouille  … Il faisait attention à ne pas me cogner la tête, mais pour le reste … »

Elle se tourne légèrement, soulève son pull et découvre son dos, zébré de marques violettes.

« - Ça, c’était il y a quatre jours. Léo m’a proposé un contrat. Il m’a dit que Rouge Saphir n’aurait jamais plus de succès, mais que, moi, j’avais une chance de faire une carrière solo.
Serge nous a vus … Il a voulu savoir de quoi on parlait. J’en avais ras le bol de ce cirque, alors je lui ai tout lâché. J’ai dit que je quitterai le groupe à la fin de la tournée… Il a failli devenir fou. Il m’a tellement tabassée ce soir là que je me suis évanouie. C’est Jean-Mi qui l’a empêché de me tuer.

Le lendemain c’était relâche : on a fait le trajet jusqu’à Fontaine… J’ai passé la journée, dans le bus, à faire semblant de dormir. J’avais la trouille de me retrouver seule avec Serge …

Il est remonté à la chambre à deux heures du matin. Je n’ai pas voulu le laisser entrer. J’avais verrouillé et laissé la clef dans la serrure. Il était ivre, comme d’habitude. Il a essayé de défoncer la porte et a fait un terrible scandale dans le couloir. Mais j’ai tenu bon et à trois heures il est parti… Je suis allée me coucher. Ce sont les sirènes qui m’ont réveillée. »

Elle descend de son siège, attrape son sac et pose une main légère sur le bras de l’inspecteur, en le fixant de ses yeux verts.

« - Je ne devrais pas dire ça … Mais franchement, je suis soulagée. Cet enfer est terminé. Je vais pouvoir commencer une nouvelle vie…. et je l’ai bien méritée ! ».

Longtemps après qu’elle ait quitté la salle,  l’inspecteur reste assis sur le tabouret de bar, sans bouger, les yeux fixés sur son carnet à spirales.

LE DAUPHINE LIBERE - 7 septembre 2012

Mort du guitariste de Rouge Saphir : liaisons dangereuses ?

L’enquête a mis au grand jour les relations de Serge Carax avec le milieu. Le leader du groupe Rouge Saphir avait, semble-t-il, reçu des menaces de mort à plusieurs reprises.
 « De nouveaux développements dans cette affaire nous conduisent à élargir le périmètre de nos investigations. Nous n’écartons aucune piste. Les interrogatoires des proches de la victime se poursuivent  » indique le procureur de Grenoble

« - Roadie, ça veut dire quoi ? »

Jean-Michel lève ses yeux rougis vers l’inspecteur.

«-  Machiniste itinérant, chauffeur, technicien, homme à tout faire, quoi …»

Il lisse machinalement les plis de la nappe à carreaux. Son crâne rasé brille légèrement à la lumière. 

«-  J’ai rencontré Serge il y a vingt ans, au lycée. On s’est parlé, un jour, à la sortie des cours. Il m’a dit qu’il avait besoin de quelqu’un pour porter le matériel, bricoler un peu les installations, … Ça tombait bien : moi la techno, c’était mon truc….
Je l’ai suivi et je ne l’ai plus jamais quitté. Je lui devais tout : mon salaire, les filles, les voyages … l’appartenance au groupe. J’ai toujours été seul, avant. On ne s’intéressait pas à moi : trop gros, trop lourd, trop con … Serge m’a donné ma chance … Personne d’autre ne l’avait fait.

A la mort de Pattie, Serge a eu besoin d’aide. Il n’arrivait plus à rien. Il me disait que  le groupe, le succès, le fric … Rien n’avait plus d’importance sans elle. Il s’est mis à beaucoup boire. Pas comme avant, pour le fun … Non, là il démarrait au réveil. Il prenait tout ce qui lui passait sous la main et lui permettait de se défoncer … Il voulait en finir.  J’ai passé dix-huit ans à freiner sa chute.

Serge m’avait fait une procuration sur son compte et je payais ses dettes, après l’avoir ramassé dans les bars et les salles de jeu. Je le ramenais chez lui, je le couchais et je repartais régler les problèmes qu’il avait laissés derrière lui. Plusieurs fois on a frôlé le clash … Les types que Serge fréquentait ne plaisantaient pas … Mais, ma présence était … disons, apaisante … »

Il renifle et pose ses coudes sur la table, exhibant des doigts aux ongles rongés jusqu’au sang.

 «  - Quand le compte en banque a été à sec, il a fallu vendre l’appartement. On est partis s’installer à Clichy, tous les deux. Je m’occupais de lui : je faisais les courses, la cuisine, son linge … Il me disait parfois « Jean-Mi … tu es une mère pour moi …» Je sentais bien qu’il se foutait de ma gueule, mais ça me faisait quand même plaisir.
Et puis il a rencontré Tania … Angel… Un électrochoc …. En fait, je crois qu’il n’a jamais vu le vrai visage d’Angel : il a vu Pattie, une réincarnation de Pattie qui venait lui donner une seconde chance.

Ils sont partis trois mois en Normandie. Sans moi. Ça m’a fait flip !
Moi, je devais reprendre contact avec les anciens de Rouge Saphir. Et avec Léo.
Il n’était pas chaud, Léo … Mais là aussi, j’ai eu des arguments qui sonnaient juste … »

Il rit doucement, mais ses yeux se mouillent de larmes.

 «- Quand ils sont rentrés, la machine s’est remise en route. On peut pas dire que c’était comme avant, mais on essayait d’y croire. Serge y croyait, lui. Il disait qu’on allait se refaire, que la nouvelle scène française c’était de la merde. Eclipse est sorti et on s’est tous laissés prendre à rêver.
C’est pendant la tournée que j’ai compris que ça ne marcherait pas. C’est pas tant que les salles étaient à moitié vides et les ventes au point mort. Le problème c’était Serge … Serge et Angel. Entre eux, ça ne collait pas…  et de moins en moins. Angel ne pouvait plus supporter Serge. Elle se rebiffait … Elle allait partir.
Serge perdait la tête….. Pas comme avant, non … Il devenait vraiment fou : il parlait tout seul, il hallucinait … Il nous croyait au Zénith de Paris alors qu’on était à Saint-Flour …

Le soir où Angel a dit à Serge qu’elle quitterait le groupe à la fin de la tournée, j’ai cru qu’il allait la tuer. J’ai réussi à l’arrêter avant qu’il ne soit trop tard. Cette pauvre fille était en peignoir, par terre. Il lui tapait dessus, à coups de pieds et de ceinture … J’ai assommé Serge. C’était la première fois que je levais la main sur lui.  Moi qui l’avais toujours protégé, ça m’a fait mal.
Je l’ai trainé dans ma chambre. Je lui ai fait avaler un cachet. Après, je suis allé soigner Angel. Elle était terrorisée. Elle a pleuré toute la nuit. Et le lendemain, dans le bus, elle n’a pas dit un mot. Elle était au bout du rouleau … Moi aussi.
Ce fameux soir, Serge a beaucoup bu : il a descendu une dizaine de bières et autant de téquilas frappées au bar. Personne n’a osé l’arrêter….
Je l’ai écouté divaguer jusqu’à trois heures du matin … Quand il est remonté à la chambre, je n’ai pas été surpris d’entendre ses hurlements. Angel ne voulait pas le laisser entrer. Vu comment elle avait dérouillé la veille, les menaces de mort, tout ça … Forcément, elle aurait préféré sauter par la fenêtre plutôt que de se retrouver seule avec lui. Serge a essayé de défoncer la porte. Il s’est à moitié assommé. Quand je suis monté, il était par terre, dans le couloir. Il pleurait.
Je lui ai proposé d’aller dormir dans mon lit. Il a refusé : il a dit qu’il préférait dormir dans le bus. Je crois qu’il m’en voulait pour la veille. Il ne faisait pas froid. On y est allé. On a un peu parlé, pas longtemps….et il s’est endormi.

J’avais peur de ce qu’il pourrait faire à Angel, s’il se réveillait avant moi. Alors, en sortant du bus, j’ai verrouillé la porte … Par sécurité ».

L’inspecteur redresse la tête et le fixe, avec attention.

De grosses larmes coulent sur ses joues …

 « - Je ne pouvais pas imaginer … Je ne pouvais pas savoir … C’était mon ami … Je voulais juste le protéger et j’ai fait tout le contraire….»

20 MINUTES - 7 septembre 2012

Rebondissement dans l’enquête sur la mort de Serge CARAX

L’hypothèse d’un départ de feu accidentel semble définitivement écartée : « tous les indices conduisent aujourd’hui à privilégier une origine criminelle » indique le Procureur « la police judiciaire de Grenoble est plus que jamais mobilisée ».

Pour la vingtième fois, l’inspecteur parcourt les pièces du dossier.  Il repousse le tout en soupirant et avale son café froid. Son regard plonge, à travers la baie vitrée, vers le parking, la carcasse calcinée du bus…

Il se redresse brusquement, éparpille les documents devant lui et se fige dans la lecture attentive d’un feuillet imprimé.
Quelques minutes plus tard, il est dehors, le dossier à la main.

Il s’approche à grands pas de l’employé qui empile des chaises, sur la terrasse, pour les mettre à l’abri de la pluie annoncée.  

« - Monsieur … Delpierre ? Puis-je vous parler ? »

L’homme pose son chargement, se retourne lentement vers l’inspecteur. Une silhouette sèche et noueuse, une brosse de cheveux gris.

« - Un point me chiffonne dans votre déposition, Monsieur. Vous étiez seul de garde, ici, la nuit du cinq au six septembre ? »

L’homme hoche la tête, le visage figé dans un masque inexpressif.

« -  Et…. quand vous êtes de nuit, vous restez à un endroit particulier ?

- Dans le bureau derrière l’accueil …..

- Je vois…… D’après votre déclaration,  quand vous avez découvert l’incendie, à six heures,  vous avez immédiatement alerté les secours … Mais, d’après les conclusions de l’enquête, celui-ci a débuté aux alentours de quatre heures …. »

L’homme hausse les épaules, sans répondre.

« - Deux heures, c’est long pour se rendre compte qu’un incendie s’est déclenché au milieu de la nuit…. Surtout que ce n’est pas vraiment silencieux, un bus qui brûle …. »

L’homme sourit

« - Je deviens peut être sourd … avec l’âge »

« - Sourd … et aveugle ? Monsieur Delpierre, la fenêtre du bureau donne sur le parking de l’hôtel, et d’après ce que je viens de vérifier, il n’y a ni store, ni rideau à cette fenêtre ….  La lumière des flammes n’a pas attiré votre attention ? »

« - Je me suis surement assoupi…. Ça peut arriver à tout le monde…. »

« - Bien sûr …  Mais, dans ce cas, savez-vous qui a pu passer ce coup de fil…. ?  Celui qui figure dans le relevé des communications de l’hôtel, à cinq heures du matin … semble-t-il pour confirmer la commande de viennoiserie des petits déjeuners …. Je ne doute pas de l’importance de la tâche, dans un établissement de ce standing….. Mais pour la gestion des priorités …. »

Michel Delpierre balaye du regard la terrasse, l’hôtel aux façades défraichies, le parking désert … et son regard revient lentement se reposer sur l’inspecteur.

«-  Connaissiez-vous Serge Carax, inspecteur ? »

Surpris, l’inspecteur marque un temps d’arrêt et secoue la tête.

« - Je suppose que vous en avez pas mal appris sur lui, en deux jours … Mais vous ne savez certainement pas qui était Carax  …
Moi, si. »

Les deux hommes s’observent, dans un face à face tendu par l’attente.

« - Carax était un petit caïd minable. Il a monté ce groupe de branleurs paumés pour atteindre son objectif : sortir du trou à rats d’où il venait, se croire meilleur que les autres. Ce que valait sa musique, franchement, je n’en sais rien … Je suis allé à l’un de leurs concerts, à Paris … ça ne m’a pas plu… »

Un demi-sourire se dessine sur les lèvres de l’inspecteur.

« - Pas très surprenant ! …. Mais, si vous n’en aimiez pas la musique, pourquoi aller voir Rouge Saphir en concert ? »

« - Pour Patricia…. Ma fille. »

L’inspecteur esquisse un mouvement, immédiatement réfréné, comme toutes les questions qui se bousculent dans sa tête.

Il laisse Michel Delpierre monologuer, sans l’interrompre.
Décrire l’éloignement presque imperceptible d’une enfant qui s’échappe. Les dégâts de l’alcool et des drogues, plus visibles à chaque déjeuner dominical. Le combat désespéré pour éloigner Patricia de celui qui l’entraînait vers l’enfer. Les espoirs, le découragement et la haine grandissante, viscérale…. Puis le coup de fil, dans la nuit, le cœur qui s’arrête de battre … L’incrédulité, l’irruption à la morgue… Enfin l’image d’une étiquette sur un orteil,  du corps marqué, meurtri, de celle qu’on ne pourra plus consoler.
Et ce concours de circonstances improbable, qui amène deux chemins à se recroiser, au bout de vingt ans. Pourquoi ? Si ce n’est pour que la haine s’enflamme à nouveau ?

A l’horizon, les collines du Vercors rougeoient dans le soleil couchant.
C’est peut être le soulagement ….ou toute autre chose : alors qu’il a arrêté de fumer depuis presque deux ans, l’inspecteur a furieusement envie d’une cigarette.

LE PROGRES - 7 septembre 2012

Drame de Fontaine : meurtre de Serge CARAX élucidé

Michel Delpierre a reconnu avoir déclenché l’incendie qui a causé la mort de Serge Carax, qualifiant son geste de « juste châtiment pour le meurtre impuni de sa fille ….  Je n’ai fait que rendre justice. Je ne regrette rien. Patricia peut enfin reposer en paix ».
Mis en examen pour homicide volontaire, il a été incarcéré à la prison centrale de Grenoble.

L’album Eclipse, depuis hier au palmarès du box office, devrait prochainement atteindre les 400.000 ventes. 

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