All the Parents who are gone -chapitre 14

Juliet

-Je n'ai aucune idée de la raison pour laquelle tu t'es effondré de la sorte, mais je veux que tu saches que si, d'une quelconque manière, j'en suis la cause, alors je suis profondément désolé.

Mia n'avait rien à répondre à cela. Caché derrière le masque chirurgical qu'il s'était empressé de mettre pour dissimuler son visage rougi par les larmes, il ne pouvait faire que profil bas devant l'homme qui lui servit une tasse de chocolat chaud. Pouvait-il dire que Masashi était la cause de ses larmes ?
Bien que la prise de conscience de la grandeur de Masashi avait effectivement provoqué ce raz-de-marée d'émotions contre lequel il n'avait pu bâtir aucun barrage, malgré tout, l'homme n'était pas responsable de sa propre supériorité. Et moi, a-t-il pensé avec regrets, je suis responsable de mon infériorité.

Le pire est que Masashi même semblait ne pas s'en rendre compte, de cette noblesse écrasante qui émanait de tout son être, tandis qu'il jetait de furtifs regards hésitants vers le garçon tout en s'asseyant délicatement devant lui. Masashi semblait peser chacun de ses mouvements comme de peur de heurter le garçon qui, assis au fond du canapé moelleux de ce café dans lequel il l'avait amené, n'avait pas prononcé un seul mot. Fixant son chocolat chaud avec le désespoir de quelqu'un qui regarderait la tombe de l'être aimé, Mia semblait être parti dans un ailleurs lointain, trop lointain pour espérer l'atteindre un jour.

-Euh… Je réalise que ce n'était peut-être pas une bonne idée de t'inviter à boire quelque chose de chaud, mais à vrai dire, je ne savais pas du tout comment réagir.
Si Mia a timidement souri derrière son masque, Masashi a pu voir son regard se parer d'une fragile lueur au fond, lui rendant visible en esprit ce sourire invisible dans la réalité.
-Si la situation te met trop mal à l'aise, Mia, alors tu peux partir. Je ne m'en formaliserai pas.
-Monsieur Miwa, vous aimez bien vos élèves ?
La question l'a déstabilisé, comme le garçon, plongé dans la torpeur depuis une dizaine de minutes, brisait soudainement ce silence d'une façon totalement inattendue. Pour se donner une contenance, Masashi a saisi sa tasse de café qu'il porta à ses lèvres avant de se rendre compte que le liquide fumait bien trop pour s'y risquer.
-Bien sûr, Mia, j'aime tous mes élèves. Ne te l'avais-je pas déjà dit ?
-C'est juste que, vous savez, personne n'aurait su le dire.

La voix de Mia était basse, ses épaules affaissées, ses mains reliées sur ses genoux. Il semblait presque penser à voix haute, comme son regard se perdait toujours dans le vide.
-Que veux-tu dire, Mia ? s'enquit Masashi avec une pointe d'inquiétude.
-Eh bien, c'est juste que tout le monde a peur de vous, parce que vous avez l'air méchant.

  C'était dit avec tant de spontanéité et pourtant, avec tant d'innocence, que Masashi, même s'il l'avait voulu, n'aurait pu se mettre en colère. Et si quelque part en lui, il l'avait toujours su, l'entendre dire si simplement de la bouche de Mia rendait bien réelle cette peur qu'il avait toujours eue.
La peur de faire peur. Car si Masashi avait conscience que son apparence naturelle pouvait paraître intimidante aux premiers abords, il avait espéré néanmoins qu'avec le temps, ses élèves, ou toute personne qui le côtoierait, se rendrait compte qu'il n'y avait rien à craindre de lui. Alors, bien sûr, apprendre que malgré les mois, voire les années passés avec eux, il n'avait pas réussi à briser cette barrière de glace qu'il constituait malgré lui, ça l'a un peu attristé. Ca l'a un peu culpabilisé, aussi.
-Je suis désolé, Monsieur Miwa. C'était méchant d'avoir dit ça.
-Non… non, balbutia l'homme avec empressement. Tu as bien fait de le dire, comme après tout, je crois bien que tu as raison. Mon apparence est un peu trop…

Il n'a pas pu finir sa phrase. Mia se demandait si les mots manquaient à Masashi pour s'exprimer, ou s'il n'osait pas dire tout haut ce que chacun pensait tout bas. Lorsque Mia a descendu son masque sur son menton pour saisir sa tasse de chocolat chaud, son professeur a vu une ombre de sourire fugace passer avant de disparaître dans la pudeur.
-C'est parce que vous avez l'air constamment en colère, Monsieur MIwa.

-Je le suis vraiment parfois… assez souvent, admit Masashi. Votre classe a ceci de particulier qu'elle a le don de s'attirer des problèmes. Malgré tout, la plupart du temps, je ne suis pas en colère, même si vous pensez le contraire.
-Personne ne vous en voudra de dire franchement que Yoshiatsu est une sacrée épine dans le pied de tout le monde, Monsieur Miwa.
Face à la mine défaite de l'homme, Mia, qui trempait ses lèvres dans le chocolat fumant à ce moment-là, n'a pu s'empêcher de rire, ce qui fit éclater des bulles à la surface de la boisson avant qu'il ne la repose, de la mousse aux lèvres.
-Ne vous inquiétez pas, je sais très bien que moi aussi, je suis ce genre de fardeau.
-”Fardeau” n'est pas le mot que j'aurais employé, Mia.
-Mais vous le devriez, assura le garçon. Oh, il y a aussi Terukichi et Masahito qui causent pas mal de problèmes… Quand on y réfléchit, il n'est pas difficile de se rendre compte que c'est toujours le même petit groupe d'amis qui vous attire des ennuis, n'est-ce pas ? Qui a eu cette idée folle de nous avoir tous mis dans la même classe ? Il faudrait nous séparer.
-Tu es normalement censé plaider ta cause, Mia, pas t'enfoncer, s'amusait Masashi qui hésitait quant à prendre Mia au sérieux ou non, face à la solennité de ce dernier.
-Vous savez, Monsieur Miwa, vous avez l'air d'une forteresse intombable faite d'acier et de ciment, et c'est pour cela que vous intimidez tant les autres.

Mia enchaînait les sujets de conversation avec une totale aisance, comme s'il n'était pas en train de discuter avec son professeur, mais qu'il prenait simplement une pause tranquille avec son meilleur ami. La honte et le malaise qui l'avaient rendu muet quelques instants plus tôt s'étaient envolés sans laisser de trace, transfigurant le garçon qui semblait être une toute autre personne alors.
Et si Masashi avait toujours connu ce côté extraverti et dénué de filtres chez Mia, il ne l'avait vu néanmoins jamais qu'envers ses camarades, et jamais l'homme n'aurait imaginé entendre son élève s'adresser à lui de la sorte un jour. C'était comme si le chocolat chaud qu'il buvait avec délice avait été de l'alcool, comme au fil des minutes, le garçon se désinhibait sous les yeux interloqués de Masashi.
-Et puis, regardez vos mains. Qui a déjà vu des mains pareilles ? Qui n'en aurait pas peur, dites ? Des mains moins puissantes que cela ont su faire tant de mal dans ce monde, et si les vôtres venaient à servir des intentions malveillantes, alors il leur suffirait de se refermer sur nous pour nous écraser jusqu'à nous faire disparaître.

Masashi était livide. Si de telles pensées avaient traversé l'esprit de Mia alors, qui sait combien d'autres avaient eu des pensées semblables ? Qui sait comment le voyaient ses élèves, ceux à qui il ne devait inspirer que confiance, comme il était censé les soutenir et les protéger ? Qu'est un professeur qui inspire la crainte plutôt que le sentiment de sécurité ? Qu'est un homme s'il n'émane qu'une impression de violence latente là où il devrait apprendre aux autres tolérance et bienveillance ? Qu'est un humain si ses semblables, au lieu de le voir comme l'un des leurs, le catégorisaient instinctivement comme un danger ?
Masashi avait le cœur lourd. L'amertume du café se fondait dans celle de ses émotions et petit à petit, il sentait ses forces le quitter, comme ses idées noires entre elles se battaient, et que le désespoir sournoisement l'abattait.
En face de lui, le visage de Mia était devenu un paysage ensoleillé.
-Ce n'est pas grave, Monsieur Miwa. Parce qu'alors que je n'aurais jamais cru penser ceci un jour, j'en viens à me dire que si le monde ne se peuplait que d'hommes comme vous alors, je ne serais peut-être jamais devenu ce que je suis maintenant.










-Atsushi… Atsushi, il faut venir, maintenant.

Le temps n'a pas de prise. Il défile autour de lui sans l'atteindre, il le contourne sans le toucher, il l'enveloppe sans le frôler. Seul agenouillé au pied de la tombe, Atsushi ressemble à un croque-mort. Son costume noir, ses cheveux couleur ébène en bataille, son visage creusé et son teint livide ; il semble tout droit sorti d'un film de Tim Burton et pourtant, la réalité est là, bien là qui le tue à petit feu. Feue aussi est la femme qui repose sous la tombe, d'un sommeil dont il semble qu'Atsushi attend qu'elle se réveille, et tant pis si pour cela, il doit attendre pour l'éternité.
Les bras ballants qui touchent le sol fraîchement retourné, ce sol qui s'imprègne lentement de la pluie légère tombante, la tête baissée comme si son cou n'avait plus la force de la soutenir, les yeux rivés sur du vide qui ont jusqu'à oublié de cligner, Atsushi aurait tout aussi bien pu être mort.
La terre humide a émis ce léger bruit de clapotis sous les pas précautionneux de Hiroki qui s'avançait vers lui. Il avait le cœur en pièces et pourtant, il ne voulait se permettre de ressentir un tel chagrin lorsqu'à côté de lui, se disait-il, la souffrance d'Atsushi était un monstre impossible à vaincre. Et pourtant… Pourtant.
Pourtant il fallait essayer, il fallait se lever, il fallait se battre contre ce monstre, sans quoi tout serait à jamais perdu. Alors, lorsque Hiroki s'est accroupi aux côtés d'Atsushi pour protéger son crâne de son parapluie, il n'a pu que le supplier.
-Atsushi, lève-toi… Tu dois te lever, maintenant.
Une statue de cire. Il en a le teint, il en a le regard vide, il en a aussi l'immobilisme. Ces yeux qui continuent de fixer cette tombe sans vraiment sembler la voir, espèrent-il la voir disparaître comme un cauchemar dont l'on s'éveille ?
-Ton fils t'attend à la maternelle, Atsushi…
-Dites-leur de le garder…
-Pardon ?
Il avait murmuré si bas, d'un souffle rauque sorti avec peine d'entre sa gorge serrée, rescapé de son mutisme et de sa déliquescence, qu'il eût été impossible de l'entendre si Hiroki n'avait pas été à quelques centimètres de lui seulement. Mais si Hiroki a prononcé ce mot qui lui avait échappé en réalité, ce n'était pas parce qu'il avait mal entendu, mais parce qu'il ne pouvait croire qu'il avait bien compris. Ou plutôt, il ne le pouvait pas.
-Atsushi, prononça doucement Hiroki en posant une main sur le genou de l'homme. Tout le monde est parti depuis longtemps, et le petit t'attend…
-Dis-leur de le garder, alors, laisse-moi juste seul.
-Atsushi, tu es tellement sonné que tu ne réalises pas ce que tu dis…
La statue de cire prit soudainement vie qui fit sursauter Hiroki comme Atsushi tourna la tête vers lui d'un mouvement vif. Et l'homme a eu peur. Au milieu de cette blancheur cadavérique, le regard noir d'Atsushi détonnait qui semblant contenir en lui toutes les noirceurs de l'enfer.
-Pourquoi avoir eu un enfant avec ma femme si c'était pour la perdre, dis ? Pourquoi avoir épousé ma femme si c'était pour la perdre, dis ? Pourquoi être tombé amoureux d'elle, Hiroki, dis-moi pourquoi il fallait que j'aime une personne si profondément si c'était pour qu'elle parte avant moi ?

Hiroki n'a pas su que répondre. Ses lèvres tremblantes étaient entrouvertes sur des mots qui ne venaient pas, et tout près du sien, le visage d'Atsushi emplissait tout son champ de vision qui devenait un tableau géant de haine et de dégoût.
-J'aurais tué pour elle, je me serais tué pour elle. Hiroki, dis-moi pourquoi je devrais vivre alors qu'elle n'est plus là ? Quel genre de vie est-ce, que d'exister avec une plaie béante à la place du cœur, ce trou par lequel mon âme s'est échappée, comment suis-je censé survivre avec ? Ma femme est morte, Hiroki, tu comprends ce que ça veut dire ? Si elle est morte alors, je suis mort aussi, et tu oses attendre quoi que ce soit de moi ?

Il a essayé de le dire. De lui dire que ce n'était pas lui, Hiroki, qui attendait quoi que ce fût de son meilleur ami en deuil ; mais que son fils avait un père duquel il était en droit d'attendre qu'il ne remplît ce rôle. Surtout maintenant qu'il n'avait plus que lui sur qui compter dans cette vie.
Il a voulu lui dire, qu'il était son enfant, qu'il en avait la responsabilité alors, et que rien au monde, pas même le deuil, pas même la pire des douleurs, aussi cruel que cela puisse être, ne pouvait changer ce fait ; Atsushi était père, et le resterait.
-Mais Atsushi, Teruaki a besoin de toi, a supplié Hiroki, au bord des larmes.
-Tu n'as qu'à aller le chercher, toi. Ma femme vient à peine d'être enterrée et moi, je devrais passer à autre chose ? Je ne veux pas voir son visage.









-Teruaki, tu sembles avoir perdu encore du poids, depuis quelques temps ?
-Comment m'avez-vous appelé ?
Terukichi avait écarquillé des yeux ronds dans un air ostensiblement outré qui amusa Hiroki autant qu'il l'embarrassa, aussi l'homme se contenta de rire pour dissimuler sa gêne.
-Monsieur, voilà des mois que nous nous voyons presque chaque jour, et vous vous trompez encore sur mon prénom ?
-Je me trompe “pour la première fois” sur ton prénom, corrigea l'homme, agacé. Ma langue a fourché, comme je pensais juste à quelqu'un d'autre…
Il a laissé sa phrase en suspens, intriguant le garçon qui le toisa d'un regard suspicieux.
-Pour en revenir à ce que vous disiez, Hiroki ; non, je n'ai pas perdu de poids.
-Tu m'en as tout l'air, pourtant. Je devrais peut-être te peser régulièrement…
-Je viens vous voir non pas en tant qu'infirmier, Hiroki, mais en tant que psychologue.
-Le poids fluctuant d'une personne peut être un bon indicateur de l'évolution de sa santé mentale, objecta-t-il d'un air grave.
-C'est qui, ce Teruaki auquel vous pensiez, qui a un prénom qui ressemble au mien, sans être aussi joli toutefois ?

Posait-il la question pour dévier le sujet, ou bien cela l'intriguait-il vraiment, Hiroki ne le savait pas. Peut-être le garçon avait-il été vexé de savoir que son confident attitré pensait à quelqu'un d'autre que lui pendant leur conversation.
-C'est quelqu'un qui me fait beaucoup penser à toi, Terukichi. Ou peut-être quelqu'un à qui tu me fais beaucoup penser …?
-J'ignore pourquoi vous dites cela, mais si c'est vrai, je suppose qu'il s'agit d'une personne formidable, talentueuse, intelligente et incroyablement attachante.
Bien sûr, Terukichi parlait sur le ton de la plaisanterie, mais il n'a pu arracher l'ombre d'un sourire à Hiroki qui baissa les yeux, avant de prononcer, las :
-Non… Je n'en sais rien, Teru, puisque je ne l'ai pas vraiment connu.
-Quoi ? Comment ce Teruaki pourrait-il vous faire penser à moi, si vous ne le connaissez pas ? rétorqua le garçon dans une moue dubitative.
-Parce que le peu que je sais de lui est qu'il s'est retrouvé orphelin à un très jeune âge.
-Oh… Ses parents sont-ils morts ou l'ont-ils abandonné ? susurra le garçon.
-Sa mère est décédée d'un cancer alors qu'il n'avait que trois ans. Quant à son père… Il a survécu au chagrin quelques mois, avant que l'absence de perspective d'un futur moins douloureux ne lui ôte à jamais tout désir de vivre…
-Bien que mon cas soit légèrement différent, comme ma mère n'est pas morte, mais m'a tout bonnement abandonné à la naissance, avant que, quelques années plus tard, mon père ne décide de s'ôter la vie, je comprends. Hiroki, je comprends mieux à présent pourquoi vous avez toujours été si attentionné envers moi.

S'il n'en a rien laissé paraître, cette déclaration a touché en plein cœur Hiroki qui s'est senti envahi d'une vague de chaleur. C'était une chaleur mélancolique, nostalgique et pourtant, elle lui faisait plus de bien que de mal, avivant en lui les réminiscences d'une vie aujourd'hui révolue, d'un monde aujourd'hui disparu, dans lequel ils étaient heureux.
Lui, Atsushi, son épouse, et ce petit bout de chou qui courait malhabilement vers lui en l'appelant “tonton” car alors, c'est ainsi qu'Atsushi avait présenté son meilleur ami à son enfant. C'était la tendresse d'une amitié familiale, de celles que chacun rêverait d'avoir au moins une fois dans sa vie.
Lorsque votre meilleur ami vous voit comme un parent pour son enfant alors, c'est que vous avez acquis dans cette relation une confiance que rien ne peut briser.
-Hiroki, vous avez le droit de m'évincer si ma question est déplacée, mais je me suis toujours demandé, vous savez, si vous n'aviez jamais voulu avoir des enfants.
Il les a senties monter en lui. Les larmes qui étaient les gouttes d'eau balayées par la vague d'émotions en lui, elles étaient parvenues jusqu'à ses yeux qu'il a détournés.
-Non… Non, Terukichi, jamais.
-Pourquoi ? s'étonna sincèrement le garçon. Je ne veux émettre aucun jugement à votre encontre, Hiroki, mais si je me pose la question, c'est parce que je suis persuadé au fond de moi que vous auriez fait le plus aimant des pères.
-Je n'étais pas digne d'avoir un enfant.

Au moins, il l'avait dit. C'était fait, maintenant. C'est enfin fait, a pensé Hiroki qui se délesta d'un profond soupir saccadé comme le flot en lui montait et descendait tour à tour. Au moins, maintenant, quelqu'un le saura.
Si un jour je meurs, si un jour je m'évanouis dans le néant sans laisser de traces, alors au moins quelqu'un saura. Quelqu'un saura et sera là pour dire quel homme immonde j'ai été. Si chacun m'oublie, si quelqu'un me pleure, lui sera là pour rappeler à tous qu'il ne faut pas me regretter, comme l'on ne regrette pas les monstres. Il leur dira qu'il ne faut pas m'oublier, comme l'on doit toujours apprendre des erreurs, y compris celles des autres. Surtout celles des autres.
Que chacun apprenne de mes erreurs et ne se fasse jamais l'artiste maudit d'un tableau qui n'a que de la laideur à montrer.
Apprenez de mes erreurs, et ne me les pardonnez jamais.

-Vous dites que vous “n'étiez” pas digne d'être père, Hiroki ; mais maintenant, l'êtes-vous ?

Maintenant, cela ne comptait plus. Maintenant, c'était juste la continuité suspensive d'une vie mise sur pause depuis trop longtemps.









-Nous disions donc… Tu comptais profiter des vacances d'hiver à venir pour le faire, n'est-ce pas ?
Mia a acquiescé. Le dos droit sur son fauteuil, les mains sagement reliées sur ses jambes croisées, il fixait avec assurance l'homme, derrière son bureau, qui le regardait avec commisération. C'était la première fois que Gara le regardait comme ça. Comme si même lui, dont l'assurance était inégalée, doutait de l'issue de la situation.
Et pourtant, Mia était plus sûr qu'il ne l'avait jamais été. Le risque était grand, mais chez Mia, le risque était une adrénaline qui le poussait toujours à aller plus loin. Et si l'on essayait de le dissuader de le faire, alors la probabilité qu'il le fasse n'en était que plus grande. Le danger était pour Mia un plat doux-amer, et l'amertume n'était là que pour lui faire chercher plus encore la douceur.
-Tu as vraiment bien compris tout ce que je viens de t'expliquer, Mia ?
-Je crois qu'au bout de la quatrième fois, j'ai commencé à m'assoupir, ironisa le garçon.
Cela n'a pas vraiment fait rire Gara qui détourna l'écran de l'ordinateur, orienté vers Mia, pour le remettre devant ses yeux.
-Je n'ai pas l'habitude de ce genre de demandes, tu sais.
-Pourquoi te plaindre ? s'agaça Mia. Je vais te rapporter une fortune, et grâce à moi, si l'opération réussit, tu pourras te faire une publicité monstrueuse.
-Honnêtement, je ne préfère pas.
Mia a soupiré. Bien qu'il fût mineur, il se disait que personne ne le saurait jamais. Mais ça, bien sûr, avait été une pensée naïve que seul un garçon trop sûr de lui pouvait avoir.
-Même si nous le faisons, disons… fin décembre, les vacances ne dureront pas assez longtemps pour te permettre de finir ta convalescence. Il te faudra manquer l'école plusieurs jours, Mia, tu en as conscience ?
-Tu crois vraiment que ce genre d'argument pourrait freiner mes ambitions ?
Gara est demeuré silencieux, mais le garçon a bien vu ses lèvres se pincer et les muscles de son cou se tendre comme il déglutissait avec difficulté.
-Je me fiche bien d'opérer un mineur, Mia, et tu es le mieux placé pour le savoir. Seulement, même sur un adulte, une telle opération est rarissime.
-Gara, es-tu vraiment si rabat-joie, ou bien fais-tu semblant de ne pas être excité à l'idée que bientôt, tu auras devant tes yeux la plus extraordinaire de tes œuvres ?
-As-tu pensé à ce que dira ton cher et tendre Hakuei lorsqu'il verra le résultat de mes actes, lui qui a juré de ruiner ma carrière si je te revoyais encore une fois ?
-Hakuei ne dira rien du tout parce que je fais ce que je veux de mon corps et que, contrairement à toi, cet imbécile ne me baise pas alors, qu'est-ce que ça peut lui faire, dis-moi ? Je ne reviens pas que tu puisses autant te soucier de l'opinion d'un inconnu.
-Alors laisse-moi être franc avec toi, Mia ; je me soucie avant tout de ma propre opinion, et mon opinion, cette fois, est que tu vas trop loin.

Mia s'est redressé si brusquement que son fauteuil en tomba à la renverse dans un fracas épouvantable qui fit s'accélérer le coeur de Gara qui, anxieux, fixa la porte de son cabinet comme s'il craignait d'y voir surgir quelqu'un. Mais personne ne vint, sinon Mia qui se pencha par-dessus la table pour approcher son visage tout près de celui du médecin.
-Tu le feras, Gara, parce que ça fait deux ans que je te paye, deux ans que tu me baises, et qu'en échange de cela, tu fais tout ce que je te demande. Alors il n'y a aucune raison pour qu'aujourd'hui, au moment le plus fatidique que j'attends depuis des années, alors que j'ai enfin trouvé la pièce ultime qui manquait à l'œuvre, tu ne me lâches subitement. J'ai conscience de tous les risques, Gara, comme tu as été très clair là-dessus, mais si tu n'achèves pas ton œuvre, alors ce n'est pas Hakuei, mais moi qui me retournerai contre toi.


A ce moment-là, Gara a compris. Il a vu le regard dément de Mia plongé dans le sien et alors, il a su que ce jour-là, il y a deux ans, laisser ce garçon de seize ans entrer dans son bureau avair été une erreur fatale.







-Les gars, vous avez prévu de faire quelque chose pendant les vacances d'hiver ?
-Plein de choses, mais rien d'aussi excitant que le simple fait de passer plusieurs jours loin de ta sale face.

Pour toute réponse, Maya a adressé son majeur levé à l'attention de Yoshiatsu tout en continuant à se balancer sur sa chaise, une sucette rose dans la bouche.
-Terukichi, ça te dirait de venir quelques jours chez moi, pendant les vacances ?
-Pour quoi faire ? Je dois étudier, moi.
-Sérieusement, depuis quand étudier est si important pour toi ?
-Laisse-le, Masahito, tu ne vois pas que ce n'est qu'une excuse pour ne pas t'avouer franchement qu'il n'a aucune envie de perdre son temps avec toi ?
-Un épouvantail avec une voix de corneille semble m'adresser la parole.
-Masahito, je veux bien venir te voir pendant les vacances, moi.
-Tu n'es pas censé dormir pendant le homeroom, Mia ?
-Tu sais bien que j'essaie de ne plus m'endormir en classe, Maya.
-Quoi qu'il en soit, pourquoi n'irais-tu pas plutôt voir ton plus grand ami, Koichi ?
-Sérieusement, Maya, combien de temps vas-tu encore m'en vouloir ?
-Mon Dieu, ce type se montre aussi jaloux que mesquin. Masahito, je crois que si tu disais franchement à Mia que tu rêves de te le taper, il accepterait sans aucun problème.
-Yoshiatsu, ton séjour à l'hôpital te manque ? Car je peux t'y renvoyer, si tu veux.
-Essaie un peu et c'est toi qui seras renvoyé, et définitivement, de ce lycée.
-Les garçons, si je ne disais rien jusqu'à maintenant, c'est parce que je voulais profiter de ces dix minutes de pause pour travailler un peu ; mais laissez-moi vous avertir que si vous continuez sur cette pente glissante, la fin risque d'être regrettable.
-Ne vous inquiétez pas, Monsieur Miwa ; je ne fais que tenter de résoudre leurs problèmes de couple.
-Yoshi, n'attise pas des braises déjà brûlantes.
-Je t'ai sonné, Koichi, sale traître ?
-Pardonnez, Monseigneur, l'affront que je vous fis en vous parlant, moi qui ai l'outrecuidance d'adresser la parole au Sieur Mia ici présent dont la simple vue vous fait frissonner.
-Ce que je ne pardonne pas, c'est que tu me laisses tomber pour un raté que tu côtoies par pitié du fait qu'il n'est qu'une catin qui passe de lit en lit, et pas les plus propres.
-Yoshiatsu, sors de cette salle immédiatement.
-Monsieur Miwa, n'ai-je pas raison ? Pour quelle raison Koichi fréquenterait une tapin comme lui si ce n'est que son grand cœur candide ne s'est laissé abuser par la face innocente de ce démon à l'âme souillée par le stupre ?
-Yoshiatsu, tu ne m'as pas entendu ? Sors d'ici immédiatement.
-Je vais le faire, je voulais néanmoins auparavant suggérer à Koichi que s'il ressent le besoin d'effectuer une bonne action pour se sentir utile, alors, pourquoi ne pas plutôt traîner avec Terukichi ? Lui n'est pas qu'une vulgaire putain, mais il a également besoin d'attention, après tout, comme il est un misérable orphelin.

Ça s'est passé très vite. Si vite que malgré les dizaines de témoins présents à ce moment-là, seul Koichi réussit à se rendre compte de ce que Terukichi s'apprêtait à faire, une seconde seulement avant qu'il ne le fasse. C'est pour cela que Koichi fut le seul à réagir, dans un réflexe d'une vivacité dont personne, lui-même le dernier, ne l'aurait cru capable.
Mais dans ce geste instinctif, là où il aurait pu simplement courir, son esprit l'a fait bondir par-dessus son bureau et en l'espace d'un clignement de paupières, Koichi s'est retrouvé devant un Yoshiatsu pétrifié juste avant que ne s'abatte le coup.
Koichi tomba à genoux dans un cri de douleur qui fut instantanément recouvert par les cris d'horreur. Et juste devant Koichi prostré de douleur, tremblant sur sa chaise, Yoshiatsu qui a vu s'écouler le sang de la nuque du garçon dans laquelle s'était plantée la lame du ciseau.

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