All the Parents who are gone -chapitre 17

Juliet

Lorsque Gara a ouvert la porte, sa première réaction fut bien sûr la peur : n'importe qui, à sa place, aurait réagi de la même manière. Les menaces de Hakuei n'avaient jamais quitté son esprit et le voir ainsi devant lui, le regard glacial, le port altier, les muscles saillants, n'avait rien de rassérénant. Et pourtant, les battements affolés de son cœur s'apaisèrent lorsque Gara sentit, instinctivement, qu'il n'y avait rien à craindre. Pas physiquement, du moins. Si Hakuei avait l'apparence d'un molosse, il était un molosse de nature inoffensive.
C'est sans cérémonie néanmoins qu'il écarta d'une main Gara avant de forcer le passage à l'intérieur de son cabinet. Sans un mot, le médecin a fermé la porte derrière eux, interrogeant du regard l'homme, les mains dans les poches, qui le toisait calmement.

-Je ne vais pas te tuer, parce que voir Mia souffrir est la dernière chose que je souhaite ; et, la vie étant mal faite, il se trouve que ce sale gosse souffrirait si tu venais à disparaître. Alors, si je suis venu te voir aujourd'hui, Gara, c'est pour te dire que quoi qu'il arrive, ta carrière sera fichue. Je t'ai laissé une chance que tu ne méritais pas, et même cette chance-là, tu n'as pas su la saisir. A présent, je ne peux plus te laisser commettre sur ce garçon tes expériences machiavéliques qu'aucun chirurgien… Non, qu'aucun être humain ne saurait tolérer.

C'était étrange, cette façon qu'il avait de lui parler comme s'ils étaient familiers. La première fois, Hakuei avait été bien plus déchaîné, vulgaire et menaçant ; mais la première fois avait été causée par la rage et l'indignation. Aujourd'hui, si la colère était certainement présente, Hakuei semblait malgré tout apaisé, et cette familiarité qu'il lui adressait n'était pas celle du mépris qu'il avait eu alors. Juste, Gara avait le sentiment que l'homme lui parlait comme si tous deux étaient proches. Comme si, d'une certaine manière, ce lien qui les unissait malgré eux, ce lien qu'était Mia, était bien plus étroit qu'ils ne l'auraient voulu. Lorsque Gara s'est avancé vers lui, tout son être émanait bien plus d'assurance qu'il n'en avait eu la fois d'alors.

-Ce garçon souffre d'une grave maladie mentale, Hakuei. Quoi que tu puisses penser de moi, j'en ai conscience et ai tenté de le dissuader, mais il est atteint d'une dysmorphophobie bien trop sévère pour que tous les arguments du monde ne puissent le raisonner.

-Comment veux-tu qu'il en soit autrement, lorsque des hommes comme toi le traitent comme une marchandise, lui font croire qu'ils sont en droit de faire ce qu'ils veulent de son corps contre de l'argent, comme s'il n'était rien que ça, un corps, juste une coquille vide, une enveloppe sans âme dont les sentiments et émotions sont niés au point même qu'il a fini par s'interdire de les ressentir ? Tu n'avais pas le droit, Gara. Parce que Mia est tout sauf un corps sans âme, parce que ce corps-là, que tu t'es évertué à malmener pour ton propre profit, financier et sexuel, est une gangue précieuse qui renferme quelque chose de bien plus précieux encore. Mais cette chose-là, Gara, tu ne comprendras sans doute jamais quelle est-elle comme tu es complètement dénué d'humanité.

-Tu peux ruiner ma carrière et montrer au monde entier le salaud corrompu que je suis, Hakuei, mais laisse-moi te dire une chose, comme il semblerait que tu ne l'aies pas compris. Mia est prêt à tout. Ne te fie pas à son visage d'ange, à sa douceur, à son tempérament docile et câlin. Lorsqu'il s'agit de ce qu'il veut, Mia est prêt à tout. Si tu ne lui donnes pas ce qu'il désire, alors le chiot tendre et affectueux qui vient toujours réclamer des caresses se transforme en une bête noire que plus rien n'effraie.
<-Peu m'importe si c'est ce que tu crois, Gara, comme en ta qualité de chirurgien comme en tant qu'homme, il te suffisait de refuser ces pratiques illégales.
-Tu n'as donc rien écouté ? Je suis l'un des meilleurs chirurgiens du Japon, avec des taux de complications parmi les plus bas, et si je ne l'avais pas fait, qui sait quel médecin moins aguerri serait-il allé voir, de ceux qui se fabriquent des diplômes sur-mesure et exercent dans des cliniques clandestines avec des conditions d'hygiène déplorables ?
-Ou peut-être aurait-il renoncé en voyant qu'aucun médecin, même charlatan, n'aurait accepté de si lourdes opérations sur un mineur comme tout l'argent du monde ne vaut pas de risquer la prison, et peut-être encore aujourd'hui, Mia aurait le visage et le corps qu'il avait avant toutes ces transformations.
-Voilà pourquoi je pensais que tu n'avais aucune conscience de jusqu'où ce gamin est prêt à aller, Hakuei.

Hakuei s'est raidi. Devant lui, le visage émacié de Gara s'était transmué en une expression qui fit naître en lui un fantôme d'angoisse.
-Je ne sais depuis combien de temps tu le fréquentes, mais il n'avait que seize ans la première fois qu'il est venu me rencontrer. A ce moment-là, son visage était défiguré par les mutilations qu'il s'était lui-même infligées et que tu pourrais encore voir avec horreur si je n'avais pas été là pour réparer les dégâts du mieux que je le pouvais.












Teru a quinze ans, des rêves qui marchent à contresens, mais c'est un chemin à sens unique qui ne laisse la place que pour l'un d'eux, et ses rêves se heurtent, se confrontent, s'affrontent dans une bataille acharnée dont l'issue sera sanglante.
-Je ne peux pas faire ça, Jui.
Jui a quinze ans, les mêmes rêves que son amant, mais les siens sont au point mort, ils se font face sans jamais bouger, sans jamais même se lever ; ses rêves sont étendus sur le sentier étroit de leur réalisation et semblent ne jamais être destinés à se heurter, comme ils gisent tels des cadavres qu'aucun miracle ne viendra ressusciter.
Jui a le coeur lourd mais il a le coeur grand, il a le souffle court mais une générosité infinie, Jui a un sang d'encre mais il a de l'or qui coule dans les veines, il a le coeur brisé, aussi, mais il l'a tout entier sur la main qu'il tend à Terukichi. Dans un sourire qui est le masque parfait de ses émotions, Jui cherche à apaiser un chagrin qui se fait le reflet du sien.
-Tu le peux, Terukichi. En fait, tu le dois.

Les paysages verdoyants d'un futur rêvé semblent s'estomper peu à peu. Comme un jardin luxuriant à travers une vitre balayée par une pluie diluvienne, ce vert espoir se fond dans la grisaille ambiante. Le ciel est noir comme si une nuée de corbeaux était venue occulter le soleil. Bientôt le paysage disparaît peu à peu pour ne laisser la place qu'à une mêlée informe de tons gris ; l'eau du ciel semble pouvoir diluer l'univers tout entier dans le chagrin. Si la pluie se termine un jour, que restera-t-il à voir à travers la fenêtre ?
-Mais, Jui, je t'avais promis.
Parfois les rêves sont pires que les cauchemars. Au moins, les cauchemars, on ne peut craindre de les perdre. Un cauchemar perdu est une aurore pleine de promesses à l'horizon, lorsqu'un rêve perdu est une nuit noire sans fin.
-Non, Terukichi. Tu ne m'as rien promis de tel.
-Nous devions rester ensemble à tout prix.
-Pas au prix de ton bonheur. Je ne t'aurais jamais laissé me promettre une chose pareille.
-Mais, Jui, si c'est toi, mon bonheur ?
-Alors je suis coupable de t'avoir laissé placer la barre si bas, comme tu mérites bien mieux que moi.     Si elles sont destinées à le réconforter, ces paroles ne font qu'inciser plus profondément le cœur de Teru dont les larmes menacent de le trahir d'un instant à l'autre.
-A ma place, Jui, je sais que tu ne partirais pas.
-A ta place, je ne serais pas idiot, et je partirais.
Les corbeaux sont bien plus beaux que ça, en réalité. Ils ne peuvent pas être les responsables de cette noirceur qui a niellé le ciel. Cette noirceur-là, elle a la laideur d'un mauvais présage.
-Ce n'est pas un adieu, Teru. Je ne peux pas croire que tu fasses un tel drame de ce qui est ta plus belle chance.
-Est-ce vraiment une chance, si tu ne peux pas en profiter ?
-Imbécile, tu vas finir par me mettre en colère. Tu ne peux pas renoncer à la promesse d'un futur meilleur pour une amourette d'adolescents.
-Parce que, pour toi, ce n'était qu'une amourette d'adolescents, Jui ?
-Teru, ne me regarde pas comme ça. Nous avons quinze ans ; tu ne croyais tout de même pas que nous finirions nos jours ensemble, si ?
-Si… Non, enfin… C'est juste que je voulais…
-Enfin, il faut vraiment tout te dire franchement ? Terukichi, pour être honnête, depuis le jour où tu as reçu cette proposition… Non, même avant cela, j'avais déjà tiré un trait sur ça.
-... Un trait sur quoi, Jui ?
-Un trait sur ma relation avec toi. Ah, ne fais pas ces yeux-là, ne me regarde pas comme si j'étais le méchant dans l'histoire… Teru, je t'apprécie sincèrement, mais enfin, l'on finit tous un jour ou l'autre par se lasser, pas vrai ? Toi aussi, bientôt, tu te lasseras.
-Jui, ne me prends pas pour un idiot. Tu dis cela pour m'empêcher de culpabiliser.
-Je dis cela parce que tu es sur le point de faire une immense connerie et que je ne veux pas être responsable de toi. Moi, je n'ai pas signé pour ça.
-Alors, ça ne te fait rien ? Toi qui venais me voir la nuit dans mon lit pour que j'écrase tes cauchemars dans mon étreinte, Jui, me voir partir te laisse insensible ?
-Je ne pourrais pas avoir de pire cauchemar que celui de te voir rester.
Le silence est une mélodie lugubre qui joue pour une veillée funèbre. A travers la vitre de la conscience de Jui, la pluie battante est si dense qu'elle forme un rideau. Ce rideau-là, a-t-il pensé, clôt un acte qui ne pouvait plus durer.
-Terukichi, tu peux avoir des parents. Aucun enfant ne veut pas avoir ses parents.


Il n'eut pas le temps de répondre que des coups martelant contre la porte les interrompirent. Si Terukichi a sursauté sous le coup de la surprise, Jui a réprimé un soupir de soulagement.
La porte s'est ouverte sur l'un de leurs tuteurs qui les toisa de haut en bas, comme s'il les soupçonnait de quelque malfaisance, avant de déballer d'un ton sec :
-Terukichi, Monsieur et Madame Yamashita t'attendent.
Aucun des deux garçons n'osait soutenir le regard de l'homme. Mais Jui ne voulait soutenir celui de Teru non plus aussi, lorsque ce dernier a reporté son attention sur lui, il n'a pu voir que sa tête baissée, le front dissimulé derrière ses longues mèches d'un blond cendré.
-J'arrive, Monsieur.
C'est à regret qu'il abandonna son amant -ou son ami, il ne le savait plus très bien- comme il suivit l'homme qui tourna les talons. C'est lorsqu'il fut sur le point de fermer la porte derrière lui que, dans un dernier sursaut, il appela :
-Jui ?
Ce dernier leva à peine la tête sans émettre le moindre son.
-Jui, lorsque je reviendrai te chercher, un jour, me laisseras-tu être ton doux foyer ?

Il n'a pas répondu. Il l'a juste regardé comme ça, silencieux, avec ce sourire dénué d'émotions sur son visage et alors, le coeur serré, Terukichi a renoncé, et c'est ainsi que le “doux foyer”, sans le savoir, s'éloigna de Jui pour ne plus jamais s'en rapprocher.









-Terukichi, où étais-tu encore, cette fois-là ?
La voix de sa mère a traversé son esprit comme un courant d'air. Aussitôt passé, il était oublié, et sans répondre, Teru a grimpé les escaliers qui le menaient à sa chambre.
-Il me semble que ta mère t'a posé une question, Terukichi.
Deuxième courant d'air. Ses pas martelaient le plancher avec force comme il claqua la porte de sa chambre derrière lui, plus par indifférence que par quelconque désir de rébellion. Libérant enfin son corps engoncé dans son lourd manteau et de l'écharpe qui lui montait jusqu'au nez, Terukichi s'est laissé écrouler sur son lit dans un soupir d'aise.
Il a fermé les yeux, les bras étendus sur le matelas, goûtant à la chaleur qui régnait entre ces murs, lui qui venait de traverser le froid de l'hiver. Et s'il a pensé que cette chaleur ne valait pas celle de Hiroki, malgré tout, dans cette chaleur-là, il savait qu'il était en sécurité. Et si sécurité n'était pas bonheur, malgré tout, il a pensé qu'il avait là tout ce qu'il était en droit d'attendre. Sans doute même plus que ce qu'il méritait, en réalité. Pour Terukichi, la sécurité seule était un luxe qu'il n'aurait jamais cru pouvoir obtenir un jour.
Une chance que Jui n'avait jamais obtenue.
-Terukichi, ouvre cette porte.

Les coups de son père contre la porte ont fait grimacer le garçon qui a ouvert les yeux à contrecœur. A l'extérieur des quatre murs qui délimitaient l'espace de sa chambre, tout représentait un univers hostile qui ne devait jamais se mêler avec le sien. D'un geste nonchalant, Terukichi a plongé sa main dans sa poche pour en ressortir son téléphone sur lequel il se mit à écrire à toute vitesse. Derrière la porte, la présence intruse commença à se faire plus insistante.
-Terukichi, pour l'amour du ciel, ouvre cette porte.
-Je dors.
-Tu te moques de moi ? La lumière est allumée. Terukichi, que faisais-tu dehors, sans nous donner de nouvelles, jusqu'à une heure du matin ?
-Je ne vois pas en quoi ce sont tes affaires.
-Je suis ton père, Terukichi. Tu vis sous notre toit, à ta mère et moi, tu es mineur, et un adolescent n'a rien à faire dehors à une heure aussi tardive sans prévenir ses parents.

-Je vous l'ai déjà dit, non ? Je dîne avec le psychologue de mon école. 

-Jusqu'à une heure du matin ? Terukichi, tu nous caches quelque chose.
-Que pourrais-je bien vous cacher ? 

-Tu conviendras qu'il est étrange qu'un adolescent passe ses soirées si tard avec un adulte, quel qu'il soit.
-Je pourrais passer mes soirées avec vous, mais c'est moins intéressant.
-Terukichi, s'il te plaît mon chéri, ouvre la porte, a fait la voix suppliante de sa mère. Nous voulons simplement te parler, il n'est pas question de te punir.
-Il manquerait plus que cela, comme je n'ai rien à me reprocher.
-Terukichi, étais-tu vraiment avec ce Hiroki ou bien traînais-tu avec des voyous ?
Il se redressa d'un bond pour se diriger vers la porte qu'il ouvrit avec colère.
-Quels voyous ? fustigea-t-il dont les yeux lançaient des éclairs à l'homme et la femme qui lui faisaient face. Pour quel genre d'abruti me prenez-vous ?
-Terukichi, tempéra son père avec patience, tu admettras qu'à notre place, tu penserais la même chose. Tu es peut-être proche de cet homme, mais enfin, quel adolescent passerait ses soirées avec son psychologue, dis-moi ? Je suppose en plus de cela qu'il a bien autre chose à faire, à son âge, que de traîner avec un gamin.
-Je connais quelqu'un qui serait bien placé pour vous dire que certains hommes adorent les gamins, ironisa le garçon, acerbe.
-Terukichi, ce n'est pas drôle, protesta sa mère. Tu agis comme si nous étions tes ennemis tandis que nous ne faisons que nous inquiéter pour toi, et à raison. Tu ne réponds ni à nos appels ni à nos messages, tu rentres en pleine nuit alors que tu as cours le lendemain, et en plus de cela, tu prétends que c'est avec l'infirmier de ton école. Il y a de quoi se poser des questions, tu ne crois pas ?

-Il n'y a rien d'inquiétant au fait de passer du bon temps avec quelqu'un, non ?
-Quel genre de “bon temps” peux-tu passer avec lui, Terukichi ? objecta son père.
-Pourquoi tant de circonlocutions au lieu de m'avouer directement que vous avez peur que je couche avec un type qui a plus du double de mon âge ?
Si elle a interloqué ses parents, cette franchise a eu le don de libérer les non-dits qui pesaient dans la poitrine de chacun. 

-Eh bien, oui, Terukichi. Puisque de telles fréquentations sont inattendues de la part d'un garçon de ton âge, puisque tu rentres à cette heure-ci, comme si de rien n'était, après nous avoir laissé nous faire un sang d'encre pendant des heures, n'importe qui s'imaginerait ce genre de choses.
-Et ça vous fait peur ?
-Pardon ?
Ils s'étaient exprimés d'une même voix, interloqués. Comme si la réponse à la question était tellement évidente qu'elle ne valait pas la peine d'être posée.
-L'idée que je puisse seulement coucher avec Hiroki, renchérit Terukichi avec défiance, c'est cela qui vous fait si peur ?
-Teru, intervint sa mère au bord des larmes, si cet homme te fait du mal, s'il exerce sur toi une quelconque pression pour obtenir ce qu'il veut, alors nous…
-Cela ne vous faisait rien, pourtant, lorsqu'il s'agissait de laisser Jui à ses prédateurs.
Il y a eu un silence. De ceux qui pèsent dans l'atmosphère comme un nuage chargé d'électricité, qui imprègnent l'air d'une tension palpable et compriment les poumons dans un étau d'angoisse.
-Vous saviez ce qu'il se passait là-bas. Vous saviez ce que vivait Jui, tout comme vous savez ce que j'ai vécu, moi. Je vous avais suppliés, pourtant. Je vous avais suppliés de l'adopter aussi avant qu'il ne soit trop tard mais en lieu de ça, vous avez préféré, sous le prétexte de la réflexion et de l'engagement que demande l'adoption d'un deuxième adolescent, laisser cet agneau qui n'avait aucune chance de survie dans la fosse aux lions.

Le silence continuait et si le silence est parfois d'or, le leur était un silence de mort, comme morts étaient les yeux de Terukichi à ce moment-là. 

-Peu importe que vos doutes soient justifiés ou non. Ne faites pas semblant de vous inquiéter pour moi quand vous avez déjà laissé arriver le pire.








La chaleur corporelle de Toya, c'est encore la première chose à laquelle a pensé Maya lorsqu'il se réveilla à nouveau. Le ciel noir de la nuit avait fait place à un plafond blanc, le sol de goudron baigné de sang avait été remplacé par un lit immaculé, et dans la douleur lancinante qui traversa son corps, il a laissé échapper un râle étranglé.
Tout autour de lui, le monde était cet inconnu froid et hostile dans lequel un choc brutal l'avait propulsé et, l'espace d'un instant, le vide s'est emparé de lui qui le figea dans une torpeur absolue. Le souffle à l'arrêt, le corps pétrifié, les paupières écarquillées sur un regard vide ; pendant quelques secondes où le temps s'était arrêté, Masahito était comme mort.
Il a cru se voir à ce moment-là, étendu sur ce lit sans chaleur, les membres prisonniers dans le plâtre, le cou paralysé dans une minerve, des ecchymoses violacées parsemant son corps de toute part. Le signal sonore régulier de ses battements de cœur sonnait comme l'alerte d'une présence menaçante. Mais la seule présence était la sienne.
La porte s'est ouverte brusquement et Maya a tressailli dans une profonde inspiration. Dans sa poitrine, il croyait sentir ses poumons s'écraser sous la pression de ses côtes.
Il n'a pas pu tourner la tête pourtant, il a reconnu la silhouette dégingandée auréolée d'un noir d'encre de Yoshiatsu.
-Masahito, tu m'entends ? Réponds-moi, Masahito.
D'entre ses lèvres n'est sorti qu'un son rauque comme il ferma les paupières en signe d'acquiescement. Au-dessus du sien, le visage penché de Yoshiatsu semblait être le tableau d'un peintre aliéné par le désespoir. 

-Ils ont dit que tu n'allais peut-être pas te réveiller, Masahito. 

Masahito n'a pas pu répondre. Il lui semblait avoir été extirpé malgré lui d'un profond et trop long cauchemar dans lequel il avait laissé des parties de lui-même.
-Mais cela ne fait pas même vingt-quatre heures, Masahito, et te voilà déjà qui as repris conscience. Je leur avais dit, tu sais, que tu étais fort.
Alors, le cauchemar n'avait pas été si long, en réalité. Il avait cette sensation d'irréalité, comme si le monde dans lequel il se trouvait n'était qu'une continuité de celui qui l'avait maintenu en état d'inconscience. Au-dessus du sien, le visage de Yoshiatsu est d'une pâleur cadavérique. Peut-être qu'en réalité, il était dans le monde des morts. Cela expliquerait alors pourquoi un adolescent de seize ans paraîtrait si vieux, d'un coup. La veille encore, Yoshiatsu respirait cette jeunesse que rythmaient leurs jours heureux passés ensemble.

-Et j'avais raison, Masahito ; tu es fort. Voilà pourquoi tu t'es réveillé.
Masahito a fermé les yeux. Il a juste pensé qu'inconsciemment, il s'était souvenu qu'il avait trop de raisons de se réveiller pour ne pas le faire. La première, peut-être, étant d'avoir vu son ami apparaître dans cette chambre comme par magie. Alors que Masahito croyait se voir allongé sur le lit, voilà que Yoshiatsu était apparu de nulle part, un deus ex machina salvateur qui, comme par magie, avait ranimé ce corps sans vie.
-Il est juste dommage, Masahito, qu'un criminel comme toi ait survécu tandis que Toya, lui, ne se réveillera plus jamais.
Le monde s'est enténébré d'une nuit noire sans fin.

Finalement, le cauchemar qu'il avait cru éphémère, était un monstre possessif qui s'était juré de ne jamais le laisser s'échapper.








Au début, il est resté figé sur le seuil, muet. Avec l'air perdu d'un enfant parachuté en terre inconnue, ses yeux noirs qui fixaient les étrangers devant eux comme un danger imminent, Asagi, du haut de sa stature imposante, n'était plus qu'un être fragile que la confusion privait de tous ses moyens.
Lorsqu'il reprit ses esprits, sa première pensée fut, bien sûr, qu'il avait dû faire une erreur. Et sa certitude n'en fut que plus grande lorsque la femme qui se tenait en face de lui fut rejointe par un homme dont l'allure n'était en rien plus avenante. La quarantaine, peut-être un peu moins, assurément alcoolisés et vêtus de tenues de nuit qui semblaient avoir fait la guerre, tous deux toisaient Asagi tel un intrus dont la présence était de toute évidence malvenue.
-Oui, qui êtes-vous ? fit la femme d'une voix pâteuse qui se tenait à la porte comme si elle était sur le point de tomber.  Asagi se dressa, s'efforçant de se donner une contenance dont l'air farouche des deux individus le privait.
-Excusez-moi, annonça-t-il de sa voix la plus assurée possible. J'ai dû me tromper de maison ; je croyais en effet me rendre chez Monsieur et Madame Tachibana…
-Ben, oui, c'est nous.
Asagi a d'abord cru à une mauvaise blague. Même s'il ne voyait pas de raison pour que deux adultes s'amusent à ce genre de plaisanteries, après tout, tous deux avaient l'air bien assez amochés par l'alcool pour que leur attitude ne s'en fît ressentir.
-Excusez-moi de me faire insistant, reprit Asagi qui épela lentement chaque syllabe face au couple qui le toisait d'un air suspicieux, mais vous êtes bien les Tachibana, parents de Mia Tachibana, dix-huit ans, dont je suis le directeur ?
-Ah, s'exclama l'homme qui comprenait enfin. Vous êtes son directeur, eh bien, enchantés de faire votre connaissance, je suppose. Même si j'ai bien peur que si vous venez pour nous parler de Mia, on ne puisse pas grand chose pour vous aider, pas vrai, chérie ?
-Oui, eh ben, si c'est pour qu'il nous apporte encore des problèmes, je préfère qu'on ne vienne pas m'en parler du tout.
Cette remarque plongea Asagi dans une réflexion alambiquée avant qu'il ne reprenne :
-Malgré tout, si vous le voulez bien, nous pourrions discuter quelques minutes, en présence de votre fils s'il est ici ?
-Pardon ? lâcha la femme dans un rire désabusé. Mon pauvre Monsieur, cela fait bien longtemps que ce gosse n'a plus remis les pieds ici.
-Comment cela ? Votre enfant est bien domicilié chez vous, n'est-ce pas ? C'est en tout cas l'adresse qui est indiqué sur son dossier scolaire.
-Ah oui ? Eh bien, cette adresse était peut-être la bonne quand il est entré au lycée, mais enfin, voilà longtemps que ce n'est plus le cas. Il aurait dû vous en aviser.
-Il ne l'a de toute évidence pas fait, répliqua placidement Asagi, aussi, je vais devoir vous demander sa nouvelle adresse.
-Pour qu'on vous la donne, objecta l'homme avec impatience, il aurait déjà fallu qu'il nous la donne, à nous. Mais ce sale mioche, lorsqu'il est parti il y a deux ans, il nous a bien dit qu'on aurait plus jamais de nouvelles de lui. Eh ben, pour une fois, ce petit con n'avait pas menti.
-Deux ans ???
Deux ans. Asagi s'est senti vaciller. Il y a deux ans, Mia n'avait que seize ans. Il y a deux ans, il n'était qu'en première année de lycée. Il y a deux ans, Asagi s'en souvient avec une parfaite clarté, Mia était ce garçon discret, silencieux, dont l'apparence physique comme vestimentaire alors n'avait rien à voir avec celle d'aujourd'hui. Il y a deux ans, Mia était seul, sans aucun ami, et c'était seul qu'il était toujours resté, jusqu'à ce jour de rentrée d'avril où le hasard le plaça dans la même classe que Terukichi et Masahito.

Il y a deux ans, une réunion de parents d'élèves avait eu lieu durant laquelle les parents de Mia était venus à la rencontre d'Asagi et du professeur principal, Masashi. Ou du moins, ses parents, c'est ce qu'ils prétendaient être à l'époque.
Mais le couple qu'il avait rencontré ce jour-là n'avait rien à voir avec celui qui lui faisait face en cet instant-même. Et lorsqu'Asagi a réalisé l'ampleur du mensonge, c'est tout ce que ce mensonge pouvait cacher derrière lui qui lui a mis la mort dans l'âme.











-Excuse-moi d'interrompre ton cours, Masashi ; je peux t'emprunter Mia un instant ?

Asagi était apparu à l'encadrement de la porte sans crier gare, laissant un instant interdit Masashi qui le fixa d'un air ahuri avant d'acquiescer.
-Si tu peux en profiter pour le réveiller.
Asagi n'avait pas attendu la fin de sa phrase qu'il se dirigeait déjà d'un pas empressé vers le garçon dont le crâne auréolé de mèches blondes dépassait d'entre ses bras repliés sur le bureau. Lorsqu'il a senti une main ferme se poser sur son épaule, le garçon a poussé un gémissement ensommeillé avant de se résigner à relever la tête, fixant de ses yeux creusés Masahito devant lui qui, retourné sur sa chaise, le dévisageait.
-C'est encore le homeroom ?
-C'est encore le homeroom, fit la voix grave d'Asagi derrière lui qui le fit tressaillir. Je suis fort contrit de te priver de ce moment matinal que tu sembles tant apprécier, Mia, mais je vais te prier de me suivre dans mon bureau.
-Monsieur, même pour un “emprunt”, Mia est payant, fusa la voix de Yoshiatsu.
-D'accord, Yoshiatsu ; après Mia, ce sera ton tour de venir me voir.
Les rires ont éclaté qui ont réduit au silence l'adolescent, dont le seul regard noir qu'il riva sur Mia en disait long sur les pensées. Les lèvres crispées de Yoshiatsu ont subi l'assaut de ses incisives qu'il enfonçait sur le coup de la colère retenue, comme il suivait des yeux Asagi et l'adolescent se diriger vers la sortie sous les messes basses de ses camarades.









-Je n'arrive pas à croire que tu aies fait ça, Mia.
-Et moi, je n'arrive pas à croire que vous ayez tenté de fouiller dans ma vie privée.
-Ta vie privée ? Parce que j'ai fait ce que n'importe quel directeur d'école aurait fait à ma place: tenter de discuter avec les parents d'un élève à problèmes ?
-Je ne cause aucun problème, Monsieur le Directeur ; il me semble que contrairement à d'autres, je ne harcèle ni ne blesse personne.
-Tu es un sérieux problème pour toi-même, Mia, et si tu ne t'en rends même pas compte, alors le problème est plus grand encore.
-Vous auriez dû m'en parler avant, Monsieur le Directeur.
-Pourquoi ? Pour te donner le temps de louer à nouveau un faux père et une fausse mère comme ceux que tu as fait rencontrer à Masashi, comme ceux que tu as fait venir lors des réunions de parents d'élèves, et ce depuis plus de deux ans ?
-Où est le problème ? Je n'ai fait que m'éviter des ennuis inutiles sans causer de tort à personne.
-Donne-moi le nom de cette entreprise.
-Pardon ? Pour que vous alliez y faire un scandale ?
-Il y a de quoi faire un scandale, en effet, lorsque l'on sait que deux adultes ont accepté de se faire passer pour les parents d'un mineur contre de l'argent.
-Je suis désolé de vous décevoir, Monsieur le Directeur, mais il n'y a rien d'illégal là-dedans. Vous n'avez jamais entendu parler de ce genre d'entreprises ? Vous savez, celles où l'on peut louer pour une heure, une journée, de faux parents, un faux mari, une fausse épouse, un frère, une sœur, un ami, une fiancée, un petit ami…
-Je connais ce genre d'entreprises, enfin, là n'est pas la question. Le fait est que, Mia, durant toutes ces années, j'ai cru que tu vivais chez tes parents… qui n'étaient pas tes parents, et chez qui tu ne vivais pas. Quant à ta réelle adresse, Mia, je me demande seulement si tu en as même une…
-Franchement, vous croyez que c'est pour quoi, que je fais le tapin depuis deux ans, dites ? Quand je me suis cassé de chez mes parents, j'étais trop jeune pour travailler, et dormir sous les ponts, ce n'était pas pour moi. Il a bien fallu que je me démerde.
-Je vais être franc avec toi, Mia ; je n'ai vu tes parents pas plus que deux minutes, et l'impression qu'ils m'ont laissée était telle que je crois pouvoir comprendre que tu aies voulu fuir de chez eux. Mais vivre une vie de misère et de prostitution vaut-il mieux que cette vie, quelle qu'elle fût, que tu avais chez tes parents ?

Le garçon n'a pas répondu. Non qu'il ne le voulait pas ; mais pour la première fois, il ne savait pas que répondre à l'homme qui le dévisageait. Avec sa mine troublée, son regard inquisiteur, cette expression un peu trop inquiète qui pesait sur Mia comme un fardeau, Asagi déstabilisait sans le savoir le garçon qui ne savait pas même que penser.
Que penser de cet homme qui semblait se soucier de lui plus que ses propres parents ? Que répondre face à cette question qui n'avait cessé de le hanter depuis des années sans qu'il n'ait le courage d'y mettre fin une bonne fois pour toutes ? Que répondre lorsque l'on sait qu'un mensonge ne servirait à rien, mais que l'évidence est trop difficile à endurer ? Que répondre lorsque, de toute façon, depuis deux ans, l'on n'est plus qu'une coquille vide qui a vendu son âme au diable, et à tous ceux qui voulaient y goûter ? 

Mia était en colère. Et cette colère qu'il sentait monter en lui comme un parasite agrippé à ses entrailles, il a préféré la diriger contre celui qui n'en était pas responsable.
-Vous n'aviez pas à venir chez moi, Monsieur le directeur. Vous n'aviez pas à arriver à l'improviste sans même m'en toucher un mot alors que je suis le premier concerné. Le fait que je sois mineur vous dispense-il de la plus élémentaire courtoisie ? Si vous avez un problème avec ma transformation physique alors, c'est à moi avant tout que vous auriez dû en parler, ne croyez-vous pas ? En ce moment, vous ressemblez juste à un prédateur qui attendait depuis trop longtemps que sa proie ait enfin le dos tourné pour lui sauter dessus.

-Un prédat… s'est étranglé Asagi, ulcéré. Je… Non, Mia. Tu peux penser de moi ce que tu veux, mais faire de moi un prédateur pour la simple raison que j'ai voulu discuter avec tes parents après avoir appris tes dernières opérations de chirurgie, c'est…
-Justement, Asagi ; comment avez-vous su, pour ces opérations de chirurgie ?

Était-ce la surprise de l'entendre subitement l'appeler par son prénom, ou la question elle-même qui le déstabilisa, Mia n'en était pas certain. Tout ce qu'il vit à ce moment-là, c'est le visage d'Asagi se départir de toute assurance comme la pâleur s'en emparait. En un instant, cet homme fier et altier dans toute sa majesté s'était décomposé, et si aucun mot ne put sortir de sa bouche, Mia crut cependant comprendre-là une réponse. Une réponse qui se frayait peu à peu un chemin dans son âme avant de percer la barrière de sa conscience. 

A ce moment-là, Mia a eu envie de hurler.
-Je me disais bien qu'un homme qui me côtoie et me paye depuis tout ce temps sans jamais me toucher, ça avait quelque chose de louche.
Alors, Asagi a compris. Et l'expression qu'il eut alors apporta à Mia la preuve dont il avait besoin pour transformer ses soupçons en certitude. D'un bond Mia se leva, renversant sa chaise dans la précipitation comme il toisait Asagi d'un regard luisant de rancœur.
-Vous avez bien dû vous marrer derrière mon dos, Hakuei et toi.

Il a laissé là Asagi mortifié, sans voix ni défense, comme il claqua derrière lui la porte qu'il espérait ne plus jamais avoir à traverser.











-Mon petit Mia, que s'est-il passé ? Pourquoi cette brute épaisse de directeur est-elle venue te traîner de force jusque dans son antre en s'emparant de toi entre ses crocs acérés ?

Mia a mollement repoussé l'étreinte dans laquelle Masahito l'assaillait et ce dernier, dans une moue chagrine, vint s'accroupir auprès de lui au pied du mur. Au sens propre comme figuré d'ailleurs, comme Mia, les bras ballants appuyés sur ses genoux repliés, fixait le sol bétonné de la cour du lycée comme si là était la réponse cachée à une question qui le tourmentait. Maya l'a observé, circonspect, qui ne semblait pas remarquer sa présence.
-Tu n'es pas censé rester accroupi comme ça, tu sais, avec ton… Avec ces tiges en métal dans tes jambes pour te faire grandir, ou je ne sais quoi.
Comme il s'y attendait, il n'obtint pas plus d'attention. Si ça l'a peut-être vexé, ça a aussi semblé attrister Maya qui voyait dans cette torpeur une détresse que même leur amitié ne pouvait supporter. Ah… Mais bien sûr, a pensé Maya avec déréliction, quel idiot suis-je d'espérer pouvoir lui venir en aide. Si l'amitié était le Messie des âmes damnées, alors ça se saurait. Mais je suppose que les âmes damnées, par définition, ne peuvent être sauvées, non ?

Maya a renversé la tête en arrière. Le haut de son crâne appuyé contre le mur du bâtiment, il a fermé les yeux sur ce ciel trop pur du mois de janvier. Même toi, tu sembles te foutre de nous, dis. A éclater d'un bleu immaculé comme ça, à te montrer si radieux un jour si froid d'hiver, vraiment, on dirait que tu te fous de nous.
Un ciel bleu comme ça, qui n'inspire rien d'autre que l'idée de Paradis, c'est le piège fatal des gens désespérés, ça ; tu le sais, ciel ? Tu le sais qu'à nous subjuguer de ton bleu divin, tu donnes trop facilement envie aux esprits errants de quitter définitivement la froideur de l'hiver, dis ? Ceux qui n'ont rien de mieux à espérer que peut-être rejoindre ce ciel-là, tu les attires à toi comme un aimant mais au final, tu fais juste partie intégrante de ce monde pourri. La seule différence est que toi, tu te contentes de nous regarder de haut en riant sous cape avec tes amies étoiles. Et nous on est là, comme des cons, à nous extasier sur toi à coups de “comme il est beau”, “est-il divin”, alors que si ça se trouve, dans l'intimité, t'es juste un salaud.

-Je déteste les hommes.

Maya a tressailli. Sur le coup, Mia supposa que sa soudaine prise de parole l'avait surpris ; en réalité, un éclair de lucidité avait traversé l'esprit de son meilleur ami, illuminant toute sa conscience d'une clarté absolue.
-Mais oui, Mia, s'exclama Masahito avec véhémence qui attrapa la main du garçon dans la sienne pour la secouer frénétiquement. C'est cela, tu as raison, parfaitement raison, Mia, voilà le problème à tous nos maux sur Terre : les hommes…
-Euh… Je ne vois pas en quoi, toi, tu es concerné par ce genre de…
Maya poussa un hurlement qui alerta les élèves éparpillés dans la cour à plusieurs mètres à la ronde. Entre ses paupières étrécies par l'intrigue, Mia dévisageait son ami comme s'il avait affaire à un fou furieux. La main devant sa bouche scandalisée, Maya se mit à chuchoter sur le ton du secret :
-Ne me dis pas que tu as subitement dit ça parce qu'Asagi aurait… dans son bureau…
-Au nom du Ciel, Maya, tu ne peux pas être sérieux deux minutes ?
Le ton froid sur lequel il avait parlé a dévitalisé Maya qui savait qu'un tel agacement, chez Mia, était bien assez rare pour comprendre qu'il était allé trop loin. Et si irriter le garçon n'avait pas été son but, il s'est senti coupable de cette inclination à parler sans réfléchir. Aussi, il s'est rembruni, et c'est d'une voix douce qu'il a prononcé :
-Je n'en donne peut-être pas l'air, mais je m'inquiète pour toi, Mia. 

-Je ne le croirais pas, si j'étais toi ; ce type ne sait s'inquiéter pour personne, pas même ceux qu'il dit être ses amis. Surtout pas ceux qu'il dit être ses amis.
C'est avec indolence que Mia a relevé la tête sur la silhouette niellée par le contre-jour qui le surplombait.
-Yoshiatsu, tu écoutes toutes nos conversations ?
-Désolé de te décevoir, mon petit Mia, mais si le voyeurisme est ton fantasme, tu ne compteras pas sur moi pour le réaliser. Il se trouve juste que je passais à côté et que Masahito n'est pas toujours de la plus grande discrétion.

Masahito s'est levé et, de toute sa hauteur, a toisé Yoshiatsu qui soutenait son regard sans ciller, aussi brave qu'imprudent.
-Je ne vois pas de quoi tu parles, Yoshiatsu.
-De rien en particulier, Maya ; je jugeais simplement nécessaire d'avertir notre naïf petit blondinet cyborg qu'il ne devrait pas trop compter sur ta prétendue amitié, car mon expérience me permet d'affirmer que tu ne sais te soucier que de toi-même.
-Si tu veux mon avis, je pense que c'est la seule jalousie en toi qui parles car, en effet, je me suis toujours préoccupé de mes amis. Peut-être que ceux dont je ne me préoccupe pas n'en valent juste pas la peine, tu ne crois pas ?

Ce n'était pas de la colère. Ce n'était pas de la haine, ni de la rage, ou même de l'indignation. Ce qu'a vu Mia dans les yeux de Yoshiatsu à ce moment-là, tandis qu'il assistait placidement à la scène, était quelque chose qu'il n'avait jamais vu. Quelque chose dont, sur le moment, il n'a pas su évaluer la dangerosité.

Cette expression, pourtant, Maya ne la connaissait que trop bien. Ce regard dans les yeux de Yoshiatsu, il ne l'avait jamais revu depuis et malgré tout, il ne l'avait jamais quitté.
C‘était le même regard qu'avait eu Yoshiatsu le jour où il lui a annoncé la mort de Toya.
Yoshiatsu a reculé d'un pas seulement et pourtant, c'était comme si le ravin qui les séparait, par ce seul pas, était devenu un univers tout entier. Un univers que Masahito s'était condamné à ne jamais pouvoir franchir.

-Il te faudra bien, Masahito, verser un jour les larmes que j'ai moi-même versées.










-Il est tout de même révoltant, Hiroki, que mes parents aient pu penser que vous… Ah, qu'il ait pu se passer quoi que ce soit entre vous et moi. Je comprends que l'on se pose des questions, mais il est des choses qui ne devraient pas même se penser.
-C'est bien pour cette raison que je n'étais pas emballé à l'idée de dîner tous les soirs avec toi… Ce n'est pas contre toi, enfin, tu le sais bien. Mais que cela te plaise ou non, ce sont parfaitement des “choses qui se pensent”. Il est du rôle de chaque parent de penser à chaque danger que peut encourir son enfant et malheureusement, celui-là en fait partie.Tous les adultes en ce monde ne sont pas bien intentionnés, tu sais.
-Vous croyez que “moi”, je ne sais pas ce que certains adultes font aux enfants ?

Terukichi s'était stoppé net, ses baguettes à mi-chemin entre son bol de râmen et sa bouche, et Hiroki a senti son regard percer son âme comme un coup d'épée. Devant le visage de l'homme qui pâlissait à vue d'œil, le garçon n'a su retenir un petit rire oscillant entre nervosité et attendrissement.
-Ce que je voulais dire, Hiroki, est qu'ils peuvent bien douter de tout le monde s'ils le veulent ; mais douter de vous est un affront que je ne leur pardonnerai pas.
-Je pense malgré tout que je devrais aller en discuter avec eux…
-Surtout pas, s'alarma le garçon avec véhémence. Cela ne ferait que renforcer leur suspicion, Hiroki, si vous veniez leur dire qu'il n'y a rien entre nous, voyons. Vous manquez vraiment de tact, parfois.
-Alors, je suis supposé faire le mort tandis que tu comptes passer les prochains mois à partager tes soirées avec moi, et qu'ils le savent. Excuse-moi, Terukichi, mais comprends que tu me mets dans une situation quelque peu délicate.
-Hiroki, vous êtes dans une situation délicate depuis bien plus longtemps que cela.
Cette fois, ce fut au tour de Hiroki de se figer, mais devant son regard scrutateur, l'adolescent dévorait son repas avec appétit ; un appétit trop vorace pour ce corps qui semblait encore peu accoutumé à avaler une telle quantité de nourriture.
-Parfois, Terukichi, tu dis des choses que j'ai du mal à comprendre.
-Quoi qu'il en soit, enchérit le garçon qui fit mine de ne pas avoir entendu, mes parents ne peuvent m'empêcher de traîner avec qui bon me semble, tant que cela ne me porte aucun préjudice. Et il va sans dire que moi, mieux que quiconque, sais évaluer la dangerosité d'un homme et qu'au-delà de ça, si vous étiez un sombre individu doté de quelque perverse intention, je ne vous laisserais jamais faire.
-Je suppose que je peux prendre cela comme un compliment ? oscilla Hiroki que le malaise commençait à emplir peu à peu. S'il m'est agréable d'entendre que tu me penses digne de confiance, Terukichi, sache qu'en réalité, tes parents ne peuvent juger de la véracité de ton jugement, pas plus que tu ne le peux toi-même. Les hommes savent trop bien dissimuler leur véritable nature pour pouvoir prétendre les discerner.
-Hiroki, je suis jeune ; toutefois, cela est différent d'être naïf.
-Je n'ai rien dit de tel, voyons, ce que j'essaie de te faire comprendre est que nul ne peut…

-Bon sang, Hiroki, vous parlez à quelqu'un qui a passé sa vie entière dans un foyer avant d'être adopté à l'âge improbable de quinze ans. Vous avez vraiment besoin d'un dessin ?
  Hiroki avait besoin d'un dessin. Ou plutôt, il espérait en avoir besoin, comme il refusait de tout son être de comprendre ce qu'il croyait comprendre. Parce qu'il y a des secrets que même la Vérité voudrait ne jamais avoir à dire, et que même le Courage avait bien trop peur d'entendre. Dans l'estomac de Hiroki, son repas a pesé comme une masse de plomb.
-Je ne comprends pas, Teru, où tu veux en venir.

-Oh, je ne sais pas, lâcha le garçon d'une voix atone. Peut-être que je veux dire par-là que j'ai grandi en subissant presque chaque jour et nuit les vices des hommes dès le plus jeune âge, qu'il en était de même pour mon meilleur ami qui, plus tard, est devenu mon amant, que je passais mes nuits à tenter de le réconforter lorsque les mains des démons venaient souiller son âme si pure, mais après tout, n'était-ce pas là le sort de tous les enfants et adolescents que nous avons connus dans ce foyer, Hiroki ?
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Voilà, a pensé Hiroki, le cœur défait et l'âme démembrée. Voilà pourquoi, depuis tout ce temps, je n'avais le sentiment d'atteindre que du vide. En réalité, je regardais par-dessus un précipice bien trop profond pour en voir la fin. J'essayais d'être humain mais les humains n'ont aucun pouvoir contre ceux des démons et moi, comme un imbécile infatué, j'espérais venir un jour à bout de cette douleur qui n'a pas de fin. 

Décidément, dans ce monde, à quoi je sers ?
-Alors, Hiroki, si je dis que je vous fais confiance, c'est parce que vous en êtes digne. La discussion est close.







Il était parti, mais c'est à peine s'il s'en rendait compte. Ses pas le portaient vers un ailleurs inconnu comme si son corps agissait sous l'influence d'une volonté extérieure, et dans l'air glacial de cette nuit d'hiver, Terukichi était un mort-vivant isolé dans cette rue grouillante de monde. La buée sortant d'entre ses lèvres tremblantes marquait ce froid que le garçon ne sentait pas. Comme il était sorti précipitamment, sans écharpe ni manteau, il n'avait que son uniforme sur lui pour le protéger de cette attaque dont il n'avait même pas conscience. Le regard de Terukichi papillonnait, ses paupières papillotaient, et partout où ses yeux se posaient, ils semblaient ne rien voir. 

Alors ça y est, maintenant. Ça y est. Hiroki sait, il le sait ; ce secret que Jui a emporté dans sa tombe, ce secret qu'avec lui, j'avais enterré tout au fond de moi, je l'ai exhumé lui, cadavre suintant de pourriture, corps qui part en lambeaux putrides dans sa décomposition infecte dont les relents toxiques de mort éloigneront à jamais le seul être sur lequel, comme un fou, j'ai pensé un jour me reposer.
D'un seul coup, le paysage citadin nocturne a disparu sous une chape noire comme Teru sentit au même moment quelque chose s'abattre sur sa tête. Il est resté immobile, sans rien dire, avant que n'apparaisse le visage de Hiroki qui retira le manteau sur lui lancé pour en envelopper les épaules du garçon. Et Terukichi s'est laissé faire aussi lorsque l'homme passa son écharpe autour de son cou pour l'enrouler chaudement. Il n'a rien dit non plus lorsque les mains chaudes de l'infirmier sont venues enfermer entre leurs paumes les doigts gelés de l'adolescent. 

-Bon sang, murmurait Hiroki qui porta inconsciemment ses mains à sa poitrine. Teru, toi tu…Tu me lâches ça comme une bombe et tu pars comme ça ? Comme si de rien n'était ? Terukichi, si ce que tu dis est vrai… Non, puisque c'est vrai, pourquoi ne jamais m'en avoir parlé, dis-moi ? Après tous ces mois de confessions, de larmes, de déversements d'émotions, après tous ces mois à m'avoir confié tes doutes, ton dégoût de ce monde, la déréliction de cette vie dont le vide te donne le vertige, le désespoir d'un horizon dans lequel il n'y a rien à voir, la solitude d'une âme qui s'est perdue et d'une humanité en laquelle tu ne peux croire, Terukichi, après avoir déversé sous mes yeux tout ce poids du monde qu'aucun être humain ne peut porter, pourquoi, dis-moi, pourquoi ne pas m'avoir raconté “ça” ?
-Parce que c'était trop triste.

Le ciel de Tokyo n'a pas d'étoiles. C'est la première chose qui est venue à l'esprit de Hiroki lorsqu'il a instinctivement levé les yeux au ciel pour ne pas voir les larmes naissantes dans ceux de Teru. Mais parce qu'il était incapable de détourner son regard plus longtemps, il l'a aussitôt replongé dans le sien et déjà, les larmes de Teru coulaient silencieusement sur ses joues rougies par le froid. Alors, Hiroki s'est dit que, peut-être, les vraies étoiles pleurent de la lumière. 

-Encore maintenant, Hiroki, je n'ai pas les mots pour le dire. Parce que c'est trop triste.





Parce qu'il était trop triste, Terukichi, Hiroki l'a pris dans ses bras qu'il serra autour de lui comme s'il enserrait sa propre vie. Parce qu'était trop triste sa petite voix étouffée qui le priait de ne pas le laisser seul, parce qu'était trop triste son regard suppliant de chiot abandonné qui ne demande qu'à être adopté, parce qu'était trop triste cette frimousse innocente, trop triste ce corps amaigri par la souffrance, Hiroki, sans un mot, a pris le garçon par la main.
C'est sans un mot qu'ils ont marché dans les rues de la capitale en effervescence, sans un mot qu'ils sont arrivés à sa voiture dans laquelle ils sont montés en silence, sans un mot qu'ils parcoururent tout le chemin avant d'arriver devant sa maison. C'est en silence qu'ils sortirent du véhicule, en silence qu'ils pénétrèrent entre ces murs chauds et accueillants, et en silence qu'ils dînèrent, en silence que Hiroki prépara au garçon un bain dans lequel il se prélassa en silence.
C'est sans un bruit qu'en sortant, enveloppé de son épais peignoir trop grand, Terukichi est venu rejoindre Hiroki qui lisait tranquillement sur le canapé. C'est sans un bruit qu'il a posé sa tête sur son épaule et, sans un bruit, il a laissé le sommeil s'emparer de lui. 

C'est sans un bruit qu'un peu plus tard, Hiroki reposa son livre, prit délicatement dans ses bras le garçon endormi avant de le déposer dans son lit. C'est dans le calme absolu qu'il l'enveloppa de couvertures, dans le calme qu'il referma la porte derrière lui avant de rejoindre sa propre chambre. Dans le calme que Hiroki se déshabilla, dans le calme qu'il éteignit la lumière, dans le calme qu'il s'allongea sous les couvertures et enfin, c'est dans le chaos de ses cauchemars qu'il sombra dans le sommeil.


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