All the Parents who are gone -chapitre 8

Juliet

-Terukichi, tu dors ?
La nuit est anonyme comme un cambrioleur masqué s'immisçant sans droit entre des murs qui ne lui appartiennent pas. Ils étaient destinés à lui rester étrangers mais ces murs ont été franchis, et tout ce qu'ils contenaient en eux avait été fouillé, tâtonné, piétiné ou bien volé. C'est un cambrioleur qui laisse des traces, même si elles sont invisibles de l'extérieur, et entre les murs profanés, un fantôme erre, hantant les lieux qui avaient jadis été les siens. Son chez soi, son intérieur, son havre de paix ; tout cela n'était maintenant que ruines entre lesquelles le fantôme se morfondait, penché sur les débris de son passé et les vestiges de son monde.
Parce que c'était bien ce qu'ils étaient, ces murs qui l'avaient toujours abrité ; son monde tout entier, mais à présent le monde était chaos et dans cette nuit qui marquait la reviviscence de sa destruction, le fantôme était prostré sur lui-même.
La nuit est anonyme comme un cambrioleur masqué ; c'est pourquoi, dans cette nuit-là, la conscience à moitié endormie de Terukichi s'est réveillée en sursaut. Se redressant brusquement dans son lit, son cœur battant de toutes ses forces dans la cage de son squelette, il a fixé les ténèbres avec terreur avant de reconnaître, penchée sur lui, une silhouette familière.
Cette familiarité sans promiscuité, cette approche sans intrusion, celle-là, Terukichi pouvait l'accepter ; il la voulait même, comme cette présence, loin d'être la source d'angoisse qu'il craignait, était au contraire un refuge. Alors, sans même poser de question, Terukichi a tendu les bras pour tirer contre lui cette présence qui, depuis le début, hésitait à venir. Elle était tremblante, elle était chancelante, même, cette présence qui semblait sur le point de basculer, aussi Terukichi l'a serrée fort contre lui comme pour lui signifier que, même si ce corps se laissait aller, lui ne le laisserait pas tomber. Le corps pouvait bien choir, il pouvait aussi le croire ; il avait un allié pour le rattraper à tout moment en lequel il pouvait mettre sa confiance.
C'est du moins ce qu'espérait profondément communiquer Terukichi qui, dans sa tristesse, ne voyait pas même l'évidence que, si ce soir-là encore, le corps était venu le voir, c'est parce que sa confiance lui était déjà donnée.

Dans le creux chaleureux de son étreinte, le corps cessait peu à peu de trembler, mais Terukichi le savait ; ce qui paraît à la surface être un étang pavide, peut être en réalité un océan dont les profondeurs sont déchaînées, mais les raz-de-marées de l'âme sont un secret que seuls peuvent voir ceux qui savent lire en filigrane les mots jamais prononcés, ceux qui savent lire le braille sur un peau couverte de frissons. Un secret que savent reconnaître, par un instant surpuissant, ceux qui ont vu, dans l'anonymat de la nuit, un cambrioleur masqué s'immiscer dans le havre de paix de la jeunesse pour ne laisser derrière eux qu'un monde mort-né.

Terukichi a quatorze ans, son meilleur ami frissonnant dans ses bras, et sur ses épaules graciles le poids d'un secret que ce monde l'a obligé à porter.











Cette fois encore, Terukichi était là sans vraiment y être ; il se tenait à leurs côtés, mais à part. Une bruine silencieuse venait d'arriver qui accompagnait le garçon dans ses vagabondages mélancoliques, et sous ces gouttes infimes il demeurait droit, immobile, ignorant le froid de novembre qui traversait sa chemise blanche. Terukichi ne portait ni veste, ni écharpe, ni parapluie ; juste sa tête auréolée d'argent, dont la chevelure était à cette atmosphère grise ce que le soleil est à un ciel bleu. Un mètre derrière lui, Masahito et Mia étaient assis sur le banc, à l'abri sous l'arrêt de bus, observant cette silhouette de dos qui semblait tout droit sortie d'un film. Et Terukichi s'en faisait un, de film ; tout autant que son corps était figé, son esprit, lui, était surexcité.
Des images qu'il ne contrôlait plus défilaient qu'il était le seul à voir, et sous sa poitrine que la bruine commençait tout doucement à mouiller, son cœur battait d'un rythme irrégulier. Filtrait à travers les nuages gris une lumière blanche qui faisait refléter sur la chevelure argentée de Teru un halo presque divin ; mais divin Terukichi était, après tout, comme il semblait un ange tout droit tombé de ce ciel vers lequel il se mit à tendre la main.
Mia et Maya l'ont regardé faire, un peu désarçonnés, et si depuis le début, les deux garçons étaient étrangement silencieux, Mia a fini par déclarer :
-Terukichi, si légèrement vêtu et sous la pluie, tu vas finir par attraper froid. Tu devrais venir t'abriter.
-Sans compter que tu as l'air d'un illuminé, compléta Maya qui poussa un grognement lorsque Mia lui administra une chiquenaude punitive sur le front.

Mais Terukichi étant Terukichi, il ne se donna pas la peine de répondre. Et puis, ignorant les regards des quelques passants marchant tranquillement sous leurs parapluies, il a levé sa deuxième main, et ainsi Teru était là, immobile au milieu du trottoir, la tête renversée en arrière et les deux bras tendus vers le ciel. Il n'a pas bougé d'un pouce lorsque la bruine est soudainement devenue une pluie dense, et voilà Teru frappé de la pluie battante, impassible, son corps tout entier tendu à l'extrême vers le ciel, sa chemise blanche collant à sa peau refroidie, épousant les contours fermes mais délicats de son corps, et sous les yeux tout aussi admirateurs que médusés de ses amis, il avait l'air d'un danseur étoile sur le point de s'envoler.
Sur la pointe des pieds, la taille cambrée, les épaules renversées en arrière, et ses omoplates qui se touchaient presque, l'on s'attendait presque à lui voir pousser des ailes, mais Terukichi d'ailes n'avait pas, et sans trembler un seul instant il est resté ainsi une ou deux minutes, offert tout entier à la volonté de ce ciel pluvieux, jusqu'à ce qu'une exclamation de Maya ne le fit réagir :
-Il arrive toujours exactement à la même minute. Ce type est d'une régularité incroyable.
Alors ses talons se sont reposés sur le sol, son corps s'est détendu, ses bras se sont rabaissés et, comme si de rien n'était, en oubliant derrière lui sa veste d'uniforme et ses deux amis,Terukichi a agrippé son sac posé au sol avant de traverser la route d'un pas léger. Si léger que peut-être, finalement, qu'il volait.


 







-J'ai une bonne nouvelle pour vous, Hiroki ; jusqu'à demain, mes parents ne sont pas là.
Hiroki venait tout juste de franchir le portail de l'école avec précipitation, sa veste maintenue au-dessus de sa tête comme la pluie l'avait surpris, et il s'est figé net devant ce garçon trempé jusqu'aux os qui lui souriait avec le plus grand des naturels. Décontenancé, Hiroki s'est demandé en quoi cela pouvait-il consister en une bonne nouvelle -du moins pour lui-, mais était trop interdit pour émettre un son. Juste, il fixait Teru comme ça, les sourcils froncés, pressé seulement de courir se mettre à l'abri dans sa voiture.
-Maintenant, vous n'avez plus d'excuses pour m'évincer comme un colporteur douteux ; puisque mes parents sont absents, ils ne sauront pas que je ne suis pas là non plus, aussi, rien ne m'empêche de venir dormir chez vous.
C'était tout, sauf une bonne nouvelle, et si cela se lisait très clairement sur l'expression de son visage, Teru faisait semblant de rien, continuant à sourire ingénument, inébranlable, comme blindé par sa propre confiance en lui. Ou peut-être avait-il simplement confiance en Hiroki.
-Terukichi, je ne reviens pas d'avoir à te dire cela, mais un élève n'a rien à faire chez moi.
-Techniquement, je ne suis pas votre élève, puisque vous êtes l'infirmier du lycée.
-Aucun élève n'a rien à faire chez n'importe quel adulte de ce lycée qui en a par définition la charge, Terukichi, tu te moques de moi ?
-Mais, Hiroki, je vous ai attendu sous la pluie jusqu'à en être trempé jusqu'aux os. J'ai faim, j'ai froid, je vais tomber malade, et je me sens si triste que j'ai bien trop peur de me retrouver seul chez moi ce soir.

Il y avait des solutions à ce problème. D'ailleurs, le problème était-il réel, Hiroki ne le savait pas vraiment. Lui qui insinuait être triste au point de de craindre de tenter l'irréparable, ou bien cachait sa tristesse avec brio, ou bien faisait usage d'un chantage affectif que Hiroki, si cela s'avérait, se sentait incapable de pardonner.
Mais Terukichi étant Terukichi, il était impossible, même pour un homme détenteur d'un diplôme de psychologie, de définir ce qui se déroulait vraiment dans l'esprit du garçon. Après tout, hors des rares fois où il s'était mis à pleurer devant lui sans plus pouvoir se contrôler, le garçon était un maestro de l'impassibilité, et ce même si ses mots décrivaient les pensées les plus sombres.
Alors, parce que le doute était trop insidieux, parce que le risque pouvait être aussi inexistant qu'il ne pouvait être immense, Hiroki, sans un mot, a retiré la veste qu'il maintenait au-dessus de sa tête pour en envelopper celle du garçon.










-Pourquoi venir m'ennuyer, moi, au lieu de chercher la compagnie de tes amis ?
Ce n'était qu'un combat à moitié gagné, mais Terukichi savait que le plus difficile était derrière lui. S'ils n'étaient pas chez Hiroki, l'homme l'avait amené dans un café au fond de la salle duquel le garçon se pelotonnait au creux de son canapé moelleux, ses mains froides collées contre la tasse fumante qui venait de lui être servie.
-Parce que vous êtes comme cette tasse de chocolat chaud, Hiroki.
En face de lui, le malaise de Hiroki était palpable, mais laissait totalement indifférent l'adolescent qui n'avait d'yeux que pour cette boisson qu'une mousse onctueuse recouvrait et dont une odeur cacaotée émanait, stimulant son appétit.
-Que veux-tu dire par-là, Teru ?
-Il y a en chacun de nous un éternel enfant qui n'a d'autre hâte, après une longue journée d'école, que de retrouver chez lui la douceur et la chaleur d'un bon chocolat chaud préparé par l'amour de ses parents. Et vous, Hiroki, vous êtes ce chocolat chaud-là.
Il a aussitôt regretté d'avoir posé la question. En fait, il regrettait tout depuis l'instant où il avait posé sa veste sur le crâne trempé du garçon, et plus les minutes passaient, plus Hiroki se demandait si, vraiment, Terukichi avait pu être sérieux lorsqu'il avait insinué un possible suicide. Plus il y pensait, plus il se perdait ; Terukichi avait parlé d'un ton si léger que ni le mensonge ni la vérité ne semblaient expliquer cette absence d'émotions. Évoquer une sincère détresse avec tant d'insouciance paraissait contre-nature pourtant, penser que Teru avait pu mentir avec un tel détachement lui semblait inconcevable.
“Hiroki, pauvre de toi, qu'un gamin fait perdre les moyens, torturant ton esprit dans un tourment qui n'a aucune raison d'être. Tu as peur que ce garçon te manipule autant que tu crains qu'il ne commette l'irréparable ; peux-tu seulement te regarder dans la glace après ça ?
<-Hiroki, je crois que vous devriez prendre ça.


Il s'est extirpé de ce cauchemar dans lequel il s'enfonçait lentement et alors, Hiroki a fixé le garçon dans un mélange de curiosité et de soulagement : -Pardon ?
Cette tasse délicieusement parfumée autour de laquelle il avait continué à réchauffer ses mains, Terukichi l'a délicatement fait glisser jusqu'à lui.
-Vous aviez l'air triste, Hiroki. Alors j'ai pensé que vous devriez boire ce chocolat à ma place. Après tout, cet enfant qui a besoin de chaleur et de réconfort, il est en vous aussi.

“Et tu as osé douter d'un ange pareil ?”
Les fossettes aux coins du sourire timide de Terukichi, tandis qu'il baissait humblement les yeux comme il lui tendait son chocolat, ont dessiné sur son visage diaphane cette candeur immaculée qui fit fondre doucement le cœur de Hiroki.




-Vous savez, Hiroki, ce que je vais dire vous paraîtra certainement dénué de sens, mais je crois que Yoshiatsu est amoureux de Masahito.
La tasse de chocolat était vide, l'estomac de Terukichi aussi, mais le garçon, qui se sentait d'humeur pudique, se contentait de siroter lentement la tasse de café qu'il avait échangée contre sa boisson. Le liquide était amer, et parce qu'il prenait du temps pour le boire, il était devenu tiède, provoquant en Terukichi un dégoût qu'il s'efforçait de cacher avec brio. En face de lui, Hiroki le dévisageait qui se demandait quelles pensées pouvaient bien défiler tout au long de la journée derrière ce front lisse qui ne laissait rien paraître.
-Que se passe-t-il, sous ce crâne buté d'âne, pour que tu en viennes sans transition à me déballer une chose pareille ? s'enquit Hiroki, mi-amusé, mi-intrigué.
Le garçon a caché une grimace d'amertume derrière sa bouche, reposant délicatement la tasse en face de lui avant de déclarer, hésitant :
-Enfin, “amoureux” était sans doute un terme trop optimiste de ma part ; c'est conférer à Yoshiatsu des sentiments dont je le doute sincèrement capable… Disons plutôt que Maya lui plaît un peu trop. En d'autres termes, il le veut, et pour cette raison, il jalouse maladivement Mia pour qui Masahito a une tendresse sans fond.
-Alors pour toi, la jalousie seule expliquerait les traitements indignes que Yoshiatsu inflige à Mia ? Que Yoshiatsu soit attiré ou non par ton ami est une chose sur laquelle je n'ai pas d'opinion ; quant au fait que cela soit la raison de cette violence, j'ai du mal à le concevoir.
-Dites plutôt que vous avez du mal à l'accepter, enchérit Teru dans un haussement d'épaules. Vous savez, Hiroki, les humains sont capables du pire pour moins que ça ; c'est que l'orgueil leur fait faire des choses inavouables, et si l'on part du principe que l'orgueil de Yoshiatsu est démesuré, alors il est normal que ses réactions le sont tout autant. Puisque l'orgueil de Yoshiatsu prend une place immense en empiétant sur l'espace des autres, alors Maya, sans même le vouloir ni s'en rendre compte, a piétiné l'orgueil de Yoshiatsu par le simple fait d'exister.
-Si l'orgueil de Yoshiatsu est si invasif que tu le prétends, alors cela ne laisse à Maya aucune liberté de moment. Au moindre pas qu'il fait, il peut lui marcher dessus sans le savoir.     Les yeux rivés sur son café amer qu'il s'était résolu à finir de boire, Terukichi a hoché la tête avec véhémence, ce qui eut pour effet, sous les yeux émerveillés de Hiroki, de faire scintiller mille reflets sur ses mèches argentées sous les lumières de l'établissement.
-Vous voyez, Hiroki, c'est en cela que les humains altèrent la beauté de la nature ; là où il ne devrait y avoir qu'un amour désintéressé, il n'y a bien souvent qu'un sinistre désir de possession. Mais vouloir posséder quelqu'un, n'est-ce pas l'antithèse de l'amour ? Si l'on aime une personne alors, l'on ne devrait vouloir rien d'autre que son bonheur; mais Yoshiatsu, en blessant Mia, blesse encore plus Masahito, je crois.
<-En somme, déclara Hiroki, tu en veux à Yoshiatsu comme il semble avoir reconnu la valeur de Masahito, mais au lieu de l'aimer librement, il préfèrerait enfermer Masahito et lui dans une même cage, et ce au prix d'un bonheur pourtant à portée de main.
De nouveau, les reflets d'argent ont dansé sur la chevelure de Terukichi comme il remuait vigoureusement la tête, absorbant enfin la dernière gorgée de ce breuvage de torture. Lorsqu'il a reposé sa tasse, il a plongé ses yeux dans les siens, et le regard de Terukichi semblait se pelotonner confortablement dans la douceur des yeux de Hiroki.
-Chaque personne que l'on aime est une nouvelle raison d'être, Hiroki. Si je pouvais aimer quelqu'un alors, je serais infiniment heureux.
-Tu dis cela, Terukichi, mais rien ne t'en empêche. Et la façon dont tu as parlé de Maya donne l'impression que tu frôles cet amour.
Sa voix aussi, était si confortable. Si tendre et moelleuse, virile et cotonneuse ; un cocon de sécurité et de chaleur dans lequel Terukichi s'est imaginé se blottir et s'endormir, longtemps, longtemps, jusqu'à ce que peut-être un jour de ce cocon ne s'éveille un papillon.
Reprenant brusquement ses esprits, les joues rosies, Terukichi s'est enfoncé dans le canapé. Une moue réprobatrice affaissa ses lèvres comme il déniait de la tête :
-Non… Non, plus maintenant.
-Que veux-tu dire par “plus maintenant” ?
-Je ne suis pas certain que dans ce monde, il reste quelqu'un à aimer.
Hiroki a levé les yeux et les bras au ciel, exprimant son désarroi avec grandiloquence.
-Seigneur, Terukichi, tu es bien trop jeune pour penser une chose pareille.
-Jeune ? Je n'ai jamais compris ce qu'était censée être la jeunesse. Comment est-il possible de se sentir jeune lorsque, chaque jour qui passe, nous devenons plus vieux que nous ne l'avons jamais été ?
-Ta logique implacable me laisse sans voix, mais l'esprit ne se soucie pas toujours de la logique ; aussi certaines personnes se sentent jeunes même lorsque les années derrière elles voudraient leur faire comprendre le contraire.
-Alors, il semble que mon esprit à moi est un vieil humain aigri et désabusé qui, assis sur un banc, regarde défiler devant lui tous les passants avec la même indifférence.
-Oublions Masahito ; et Mia ? Toutes ces fois où tu es venu au secours de Mia, y compris celle où tu as envoyé Yoshiatsu à l'hôpital… N'était-ce donc pas une forme d'amour ? D'amitié, de tendresse, d'affection ; appelle cela comme tu le souhaites, mais le fait est que tu tiens à Mia.
-Est-ce que je tiens à Mia ? Pas vraiment… Je crois que si Mia n'était plus là, cela ne me ferait ni chaud ni froid. Mais s'il y a une émotion que je ressens plus aisément que les autres, c'est la colère, et c'est par colère que j'agis lorsque je prends la défense de Mia. Parce que c'est la bonne chose à faire, tout simplement. Peut-être ne fais-je que suivre la logique, en fin de compte ? Intellectuellement parlant, prendre la défense de Mia était la chose sensée à faire, c'est donc ce que j'ai fait.
-Terukichi, un coup de poing de cette intensité n'obéit pas à la logique ; il obéit à une impulsion qui, elle, ne peut naître que d'une émotion.
-Cela rejoint donc ce que je disais ; j'ai agi par colère.
-Mais qu'est-ce que la colère, sinon une tristesse bien cachée qui se révolte ?

Terukichi ne savait que répondre. Il lui semblait perdre le fil de la conversation et s'est demandé ce qui, en premier lieu, lui avait pris d'exprimer ses pensées à voix haute en parlant de Yoshiatsu ; la discussion déviait inexorablement vers lui, et en cet instant-même, parler de lui était une chose qui le mettait mal à l'aise. En fait, il s'est dit que parler tout court l'ennuyait, finalement, et qu'il aurait mieux fait de faire porter la conversation sur Hiroki, ainsi l'homme aurait-il pu parler tout son saoul pendant que le garçon aurait profité avec délice de la situation pour se blottir au creux de cette voix chaude et molletonnée.

-La colère exprime en actions ce que la tristesse ne peut exprimer en mots. Et ce que je crois profondément, Terukichi, c'est que la tristesse a toujours pour origine un amour bafoué, piétiné, abandonné, et trop souvent, un amour que l'on a soi-même oublié.

Terukichi avait envie de dormir. Il ne savait pas pourquoi, mais une fatigue subite le prenait qui commençait à embrumer son esprit d'une grisaille qu'il voyait devenir de plus en plus opaque. Il a eu peur. Instinctivement, son regard s'est raccroché à celui de Hiroki comme si seul là était le moyen de ne pas succomber. Son cœur battait qu'il tentait d'apaiser en inspirant profondément, mais rien n'y faisait, alors il a continué à s'accrocher à ces yeux bleus dont le ciel d'été commença à se voiler d'un nuage d'inquiétude.
-Terukichi,tu trembles.

Il ne l'avait pas réalisé. Devant lui, l'image de Hiroki se recouvrait peu à peu d'un fourmillement de points noirs et blancs, vision parasitée d'une vieille télévision dont l'antenne brouillée ne capte plus rien que ces débris d'image. Dans la panique, Terukichi se redresse brusquement, trop brusquement, il sent le vertige le faire tourner dans un manège infernal et toutes ses forces l'abandonnent, il se laisse tomber mais heureusement, c'est sur ce canapé moelleux qu'il atterrit, il entend du bruit, il sent bouger à côté de lui, ces points noirs et blancs grouillent toujours devant ses yeux, il a beau les fermer mais ses paupières ne peuvent les effacer, sur son épaule une main vient se poser et la voix de Hiroki est là, tout contre lui, il l'entend mais plus encore, il la sent ; les vibrations de ses cordes vocales résonnent jusque dans son crâne qui tourne encore et encore, c'est une farandole déchaînée dans laquelle il est entraîné malgré lui et il sent sa tête basculer, c'est la paume chaude de Hiroki qui la rattrape avant qu'elle ne heurte la table, elle le redresse et Terukichi a son front collé à cette paume qu'il ne veut pas quitter alors, instinctivement, dans sa cécité de brouillage en noir et blanc, il appuie ses mains sur la sienne, ne pars pas, pas maintenant, je ne peux pas me relever sans toi.

-S'il vous plaît, il est en train de faire un malaise, apportez vite quelque chose à manger.

Il entend des talons claquer sur le carrelage s'éloigner à toute vitesse mais la voix de Hiroki, elle, se rapproche encore, et il lui semble que son crâne tout entier ne résonne que de ce son qui l'entoure et l'enceint de toutes parts, c'est une étreinte sonore dans laquelle il veut se laisser succomber, comme un enfant dans les bras de sa mère.
Cette étreinte-là le berce et le lénifie, c'est une drogue douce qui se prend à l'insu d'elle-même, et Terukichi a envie de rire, il voit dans son esprit le visage altéré par l'angoisse de Hiroki, lui qui ne soupçonne pas, ce pauvre Hiroki, lui qui ne saura jamais qu'il est cette drogue dont Terukichi pourrait faire une overdose si lui était donnée la liberté de la consommer, de s'y consumer, et dans le vertige de ce monde qui tournoie tout autour de lui, Terukichi se laisse choir, se laisse plonger dans le noir et alors, la tête sur l'épaule de Hiroki, il laisse le vertige annihiler sa pudeur et bientôt, le sommeil vient clore les rideaux sur sa conscience.

-C'est de ma faute ; lorsque tu es venu me voir sous la pluie, tu m'as dit que tu avais faim. Malgré cela, je n'ai rien dit lorsque tu n'as commandé qu'un chocolat chaud. 
C'est du chocolat, justement, que Terukichi sent délicieusement fondre dans sa bouche. Lorsqu'il rouvre les yeux, les lumières sont revenues, le décor a repris ses formes et ses couleurs, et tout contre lui, la chaleur de Hiroki est un confort bien meilleur encore que celui de ce canapé moelleux. Mais il ne dit rien, et à chaque morceau de chocolat que lui tend Hiroki, il le prend délicatement pour le savourer jusqu'à ce qu'enfin, le courage ne lui vienne de se redresser, se sentant peu à peu renaître.
-Je leur ai dit de ne pas appeler les urgences parce que quelque chose me disait que tu me tuerais si je le faisais, néanmoins, si cela recommence, je n'aurai pas d'autre choix.
-Vous avez bien deviné, Hiroki ; je hais les hôpitaux. Et puis, je me sens beaucoup mieux.
-Lorsque tu disais que tu avais faim, Teru, je ne l'aurais pas imaginé à ce point. N'as-tu donc rien mangé de toute la journée ?
Terukichi s'est abstenu de répondre, rivant son attention sur le gâteau au chocolat que Hiroki avait commandé pour lui et qui lui était servi à l'instant, lui donnant une occasion inespérée d'ignorer l'homme. Mais ce dernier n'était pas dupe, et tandis qu'il regardait le garçon dévorer la pâtisserie avec avidité, il s'est senti submergé par une vague de lassitude :
-Je l'avais remarqué, tu sais. Je ne disais rien car je savais que tu éluderais la question, et je préférais attendre de voir comment cela évoluerait. Mais tu sembles avoir maigri depuis plusieurs semaines, Terukichi, et je me dis que tu ne manges pas à ta faim.
-Mes parents ne me laisseraient jamais avoir faim.
Il avait répondu d'un ton formel sans détacher son regard de son assiette, et si Hiroki voulait bien le croire, il sentait au fond de lui que quelque chose clochait.
-Et toi, Terukichi, tu te laisserais avoir faim ?
Bien sûr, il savait très bien où il voulait en venir. Et si Terukichi ne pouvait en vouloir à l'infirmier de s'inquiéter pour lui, malgré tout, il était mal à l'aise à l'idée de ce que pouvait bien s'imaginer l'homme à son égard alors, pour toute réaction, le garçon lui lança un regard empli de reproches.
-Non, Hiroki, ce n'est pas une chose que je ferais “volontairement”.
-Parce que tu pourrais le faire “involontairement” ? rétorqua l'homme dans un petit rire mi-amusé, mi-décontenancé. 

-Non, ce que je veux dire, c'est que…
Terukichi fixe son regard dans le vide, se perdant dans une réflexion qui semble laborieuse, si l'on en croit les rides que ses sourcils froncés creusent au milieu de son front. Terukichi dévore le gâteau à pleines dents, mais ses pensées le dévorent lui-même.
-Parfois, mon esprit se perd dans un autre monde, loin, si loin qu'il finit par quitter ce corps et alors, ce corps-là n'a plus rien pour lui rappeler qu'il a besoin de se nourrir.

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