Art-frontement

rorodator

Je ne savais comment clamer à quel point je détestais les artistes...

Seul en scène, chichement éclairé par deux projecteurs timides, Dimitri interprétait en virtuose sa pièce pour violon. Extension naturelle de son bras, de sa main, l'archet virevoltait gracieusement autour du Stradivarius, ciselant des arabesques musicales délicieuses dont jouissaient avidement les spectateurs conquis.

Plongée dans le noir, parfaitement silencieuse, la salle comble vibrait d'une émotion puissante que Dimitri ressentait au plus profond de son être. Devenant à son tour l'instrument de cette exaltation, il la traduisait par de subtiles variations dont il colorait l'œuvre. Répondant aux appels muets de l'audience subjuguée, il renforçait encore la communion quasi religieuse qui le liait à son public.

Son talent était unique : nul autre ne savait à ce point faire battre tant de cœurs au rythme de quelques notes. Pourtant, cet instant du concert n'était pour Dimitri qu'un échauffement, en vue d'un dessein plus grand. Il avait une cible à atteindre ce soir, qu'il n'allait pas tarder à découvrir. Attaquant le dernier mouvement, il aiguisait son arme, se préparait à frapper.


Robert se demandait ce qu'il faisait ici. Il était venu contre son gré, pour satisfaire une nouvelle lubie de son épouse. « Oh chéri dis, nous ne sommes jamais allés à l'Opéra… Ça te dirait qu'on prenne des places pour nos dix ans de mariage ? On pourrait se faire tout beaux, aller au restau, et finir la soirée par un concert. Ce serait très chic ! Qu'est-ce que t'en dis ? ». Il n'en avait rien dit de particulier en vérité, mais l'expérience lui avait appris à ne pas trop contrarier les envolées de son épouse : la paix de son ménage était à ce prix. Certes, le luxe exubérant de l'endroit avait écorché la carapace maussade dans laquelle il avait décidé de se retrancher. Rapidement cependant, les nœuds papillon et redingotes, les robes de soirée et les paillettes, l'avaient ramené à ses sombres humeurs. Son propre costume, qu'il n'avait plus porté depuis la sournoise apparition de sa bedaine grassouillette, avait meurtri ses chairs et lui avait rappelé comme serait bon le retour à la maison.

L'ennui l'avait vite gagné. Un soliste, son violon, aucune mise en scène, et un parterre de zozos émerveillés qui, béats d'admiration, osaient à peine respirer de peur d'indisposer le maestro. Repaire d'intellos et de snobinards, oui ! Ce qui se tramait ici ne lui évoquait rien, et le crin-crin lancinant que vomissait l'infâme instrument lui vrillait les tympans et les nerfs.


Le clou du spectacle exigeait un état d'esprit particulier, lié à un souvenir capital. La fin de la partition approchant, Dimitri se détacha de sa prestation, déroulant mécaniquement les ultimes mesures du récital, et s'immergea pleinement dans la scène de l'accident.


Il pleuvait dru ce jour-là. L'atmosphère était lourde et grise, et il roulait à tombeaux ouverts sur une départementale détrempée et quelconque. Il était las de sa vie, du cynisme froid avec lequel il distillait son art sur les planches du monde pour gagner sa croûte. Son talent ? Quel talent ? Il avait gâché son existence, n'ayant pour compagne qu'un morceau de bois et quelques cordes, cédant aux volontés implacables de parents tyranniques, subissant le joug de professeurs intraitables et colériques, détestant toujours plus son laborieux quotidien. Vraiment, quelle vie de con. Il lui fallait en griller une petite. Il détestait fumer fenêtres fermées, mais la météo dégueulasse interdisait tout espoir d'aération. Il approchait d'un pont lorsqu'il laissa échapper sa clope, qui échoua sur le cuir de la berline. S'en suivit un coup de volant excessif, qui l'envoya valdinguer par dessus le rail de sécurité. Le choc fut terrible, le véhicule atterrit sur le toit, et commença à s'enfoncer dans ce qui semblait être un étang peu profond. À moitié sonné, douloureusement suspendu à son siège retourné, Dimitri se dépêtra péniblement de la ceinture de sécurité et chut lourdement sur le toit de l'habitacle. Il voulut ouvrir sa portière, et s'escrimait vainement sur le loquet tandis que l'eau s'infiltrait de toutes parts, recouvrant rapidement le fond de ce qui deviendrait bientôt son cercueil s'il ne s'activait pas. Pris de panique, il se jeta côté passager et tenta à nouveau de s'extraire de la voiture. Peine perdue, le choc avait voilé les deux portes. Il s'acharnait toujours sur le mécanisme alors que l'eau montait au-dessus de sa taille. Il ouvrit malencontreusement la boite à gants dont le contenu se déversa méchamment sur son crâne déjà endolori. Changeant de technique, il prit autant de recul qu'il le put dans cet environnement exigu et s'ingénia à défoncer la vitre à coups de pieds. Cela ne fonctionne que dans les films. L'eau lui arriva vite aux épaules. Rapidement, son seul salut fut de garder la tête aussi proche que possible du plancher ; il murmura une brève prière, invoqua un miracle, qu'il touche bientôt le fond de cette mare morbide. Insensible à ses suppliques, l'eau continua de progresser centimètre par centimètre, jusqu'à engloutir son cou, attaquer le menton, et approcher dangereusement de son nez. Alors qu'il se tordait frénétiquement en quête du dernier oxygène, une pensée limpide vint surprendre son esprit confus : las de son existence cinq minutes auparavant, il luttait désormais tel une souris prise au piège, se débattant misérablement pour survivre… Lutte qui allait sèchement cesser, car une vaguelette fatale venait d'étrangler sa dernière inspiration.

Son sauvetage lui revenait de manière parcellaire. Il pensait avoir perçu de lourds coups portés près de lui, senti de larges mains l'agripper fermement et l'extraire du véhicule. Devait-il son retour à la conscience à un bouche-à-bouche viril comme sa mémoire cotonneuse le lui suggérait ? Toujours est-il qu'il s'était retrouvé sur la berge, tremblotant et crachant, les poumons au supplice, mais vivant. À ses côtés, un solide gaillard aussi trempé qu'essoufflé souriait furieusement en ne le quittant pas des yeux. « Tu r'viens d'loin mon pote. Encore une chance que j'étais dans l'coin avec mes outils, pas vrai ? ». 

Dimitri se souvenait avec une précision extrême de ces instants hors du temps. Miraculeusement, son violon s'était retrouvé à ses côtés, dans son étui, intact. Comment ce diable d'instrument avait-il pu arriver jusqu'ici sans même une égratignure ? Son sauveteur s'était révélé être bien plus qu'un secourable paysan de passage ; l'homme était un mélomane averti et se trouvait là, sous le pont, abrité de la pluie, dans le but de sacrifier à son rituel favori : s'abreuver de la septième de Beethoven, et voir la nature vibrer en réponse à ses mouvements divins. Lorsqu'il avait évoqué ce plaisir secret, d'incroyables étincelles de couleurs s'étaient mises à fuser, éclairant son visage d'une flamme radieuse. Dimitri s'était d'abord cru la proie d'un jeu de lumière : l'astre du jour aurait percé la couche des nuages et bariolé un arc-en-ciel autour de l'homme. Mais aucun soleil ne filtrait les noirs cumulonimbus qui assombrissaient la lande. Le traumatisme de l'accident avait-il sapé sa raison ? Non. Tandis qu'il égrainait quelques notes humides, répondant à l'invitation gênée de son compagnon, juste remerciement de son intervention salvatrice, le phénomène s'était amplifié. L'homme s'était paré d'une aura multicolore flamboyante, pétillante de vitalité et d'allégresse, kaléïdoscope d'émotions véritables, gouaches superbes jetées avec chaleur par une âme généreuse sur une toile vivante.

L'accident, l'enchaînement précipité de coïncidences improbables, la découverte de ces délicieux chatoiements d'artifice… Tout cela alors même que sa foi en son art était au plus mal. Dimitri n'avait aucun doute : il s'agissait d'un signe. On l'enjoignait à retrouver la passion, à faire exulter les fibres sensibles de ses semblables, à semer aux quatre vents les prodiges de son art. Il devait répandre la beauté et la joie, et affronter implacablement le cynisme et la grisaille de son époque, qui l'avaient presque poussé à renier son don.


La dernière note du morceau, feulement déchirant amplifié par l'acoustique parfaite du lieu, frappa l'assemblée au cœur, plongeant la salle dans un silence suffoqué. Puis, tandis que l'écho de cette ultime fulgurance s'estompait, le public osa enfin reprendre son souffle, et l'ovation déferla. Debout, les spectateurs en liesse jubilaient. Vivats et bravos jaillissaient de l'orchestre, des sifflements extasiés cascadaient des balcons, chacun hurlait l'indicible bonheur d'avoir été l'auditeur privilégié de cette ambroisie musicale. Dimitri saluait modestement tandis que les machinistes rallumaient les lumières afin d'indiquer, poliment mais fermement, le chemin de la sortie aux spectateurs.

Robert n'était pas fâché que le spectacle s'achève enfin, et avait attendu dans une impatience à peine contenue le retour de l'éclairage. Un rapide coup d'œil à sa montre lui avait confirmé qu'en pressant un peu le pas, ils pourraient attraper le dernier métro et ainsi éviter de payer un taxi – tarif de nuit s'il vous plaît – pour rejoindre son domicile, son fauteuil et son verre de scotch… Mais… contre toute attente, le mec en scène remit son instrument en position : calant le violon sous le menton, il fit quelques moulinets avec son archet à destination du régisseur, imposant un noir absolu, qui invita le public à se renfoncer dans son siège, dans l'attente du final. Robert maugréa : même à l'opéra, on a droit à ce stupide cérémonial du rappel ? On ne pourrait pas, simplement, terminer le concert et rentrer chez soi, sans toujours répéter les mêmes artifices usés jusqu'à la corde ? Prends ton mal en patience se dit-il, c'est bientôt terminé… et puis, ça fait plaisir à madame…


Dimitri adorait cet instant. De toutes les personnes présentes, il était le seul à voir clair malgré l'obscurité parfaite qui régnait. Le public brillait des mille brasiers nourris du génie étincelant de son art transcendé, comme autant d'heureux mélomanes champêtres. Il profita un moment encore de cette chaleur enivrante, se repaissant de cette énergie, juste retour du bonheur qu'il avait distillé… puis se mit en quête du réfractaire. Maintenant que le concert était terminé, sa mission débutait vraiment.


Il parcourut la foule avec attention, n'attachant désormais plus d'importance aux couleurs pétillantes qui illuminaient son public, pour au contraire se concentrer sur les zones sombres. Son Dieu, Sa Muse, Son Inspirateur, celui qui l'avait confié aux mains d'un sauveteur providentiel pour l'arracher à cette noyade pathétique tout en protégeant son instrument, celui qu'il aimait imaginer comme le Dieu de la Musique, s'arrangeait toujours pour que le réfractaire soit assis suffisamment proche de la scène afin qu'il puisse le dénicher et … le ressentir ? Il ne lui fallut pas longtemps pour identifier Robert : l'homme était déjà à moitié parti et avait maladroitement posé son postérieur sur un strapontin de fortune. L'humeur maussade du bougre absorbait presque à elle seule l'éclat de ses voisins. Dimitri avait trouvé sa cible.


Il s'immergea intégralement dans cette nappe insondable et produisit quelques notes inspirées par sa noirceur. D'instinct, Dimitri visait juste : l'humeur de Robert s'assombrit encore. Totalement concentré sur les réactions de la masse hostile qu'il affrontait, Dimitri continuait de faire pleurer son instrument au gré de son inspiration. Que racontait-il ? Il n'en avait aucune idée. L'enfance difficile de Robert ? Ses amours déchues ? Son travail pénible, son ordinaire quelconque ? Aucune idée, vraiment. Mais cela n'avait aucune importance. Maintenant que le païen était cerné, l'archet de Dimitri entamait un rythme effréné, ses doigts bondissaient sur le manche sans respect pour la technique ou les règles harmoniques les plus essentielles. Le violon produisait des sonorités inconnues et uniques, qui poignardaient et déformaient le linceul d'aigreur dont Robert était paré. Chaque coup porté fendait un peu plus la coque protectrice, qui laissait entrevoir des promesses chatoyantes. Après avoir fissuré la part d'ombre de Robert, il était temps de lui montrer une vie éclatante faite d'émotions lumineuses.


Dès les premières secondes de cette sérénade infernale, Robert s'était couvert les oreilles pour échapper au massacre. L'artiste était-il devenu fou pour faire couiner son instrument de la sorte ? Non seulement ces notes vraisemblablement jetées au hasard constituaient une abomination auditive, mais elles lui provoquaient de violentes nausées qu'il réprimait à grand peine. Le capharnaüm lui évoquait les pires heures de son existence, tant de moments qu'il avait enfouis au plus profond de lui dans l'intention de ne jamais les exhumer. Une idée saugrenue lui traversa l'esprit : ce mec me connaît, il me parle. Sinon, comment pourrait-il en savoir autant sur moi ?

Robert constata rapidement que se protéger les oreilles était totalement inutile. Les sonorités crachées par ce violon de malheur l'atteignaient désormais à un niveau viscéral : il ressentait chaque note au plus profond de ses tripes, les sonorités faisaient frémir ses cordes sensibles. À peine s'était-il remis d'une trille qui lui avait noué le ventre qu'un staccato endiablé lui pourfendait l'âme. Quelque dissonance improbable le chavira à un tel point qu'il ne put réprimer ses larmes. C'était certain : l'artiste avait sondé son être, et ne jouait que pour lui. Toutes barrières rompues, Robert n'eut plus d'autre choix que de s'ouvrir à ce chant à lui destiné.

Alors, il perçut la mélodie qui perçait entre les notes, comme l'on peut lire entre les lignes. Par vagues successives, le soliste lui déclarait son amour, le plaisir de l'existence, la clarté d'un rayon de soleil, la douceur d'une brise marine, le cristal d'un rire d'enfant, l'importance de l'instant présent. Il lui disait qu'il n'était pas trop tard, et que tout n'était pas vain. Le monde avait ses défauts comme l'homme ses bassesses, mais il existait tant de grandes choses pour qui savait les voir. Ressaisis-toi Robert, tu es plus que ce que tu crois ! Ouvre grand tes yeux et ton cœur, il te reste tant à découvrir !


Alors, le concert fut terminé, la musique se tut et les lumières se rallumèrent. Les femmes  bouleversées dissimulaient difficilement leur émoi derrière quelques mouchoirs de fortune, tandis que les hommes préservaient un semblant de maintien en détaillant avec insistance les pointes de leurs chaussures. Le public quitta doucement la salle, encore sous le coup de l'enchantement, chérissant cette flamme endiablée attisée par ce violoniste démoniaque… Puisse-t-elle ne jamais s'éteindre !


Robert pleurait à chaudes larmes. Sa femme, qui ne l'avait jamais vu remué à ce point, tenta de l'attirer contre elle. Lui ne pouvait détourner son regard du soliste, qui n'avait pas quitté la scène. Les yeux dans les yeux, ils poursuivaient cet échange muet qui les avait rapprochés en une osmose totale. Le rideau entama sa lente descente et annonça leur séparation prochaine. Robert se leva, le visage ruisselant, et applaudit l'artiste à s'en briser les phalanges. Il n'avait que quelques courtes secondes pour remercier ce bon génie avant qu'il ne regagne sa lampe enchantée. Son acclamation emplit l'espace plus que les ovations du soir ne l'avaient pu.

Merci de m'avoir libéré de mes entraves. Merci d'avoir enchanté mon âme et éveillé mon cœur. Merci de m'avoir révélé la beauté du monde… Merci de m'avoir rappelé pourquoi j'étais en vie.


Dimitri quitte le théâtre. En paix avec lui-même, souriant tranquillement, il se sent bien. La merveilleuse ovation de Robert, effusion chamarrée de bonheur, est venue garnir sa boite à trésors déjà bien fournie. Il se sait riche d'une fortune qu'on ne dépose pas dans un coffre. 

Loin de l'homme déprimé qui songeait à mettre un terme à sa carrière, caprice désabusé d'un enfant gâté sans cervelle, il se sent fort. Esquissant quelques légers pas de danse sur le macadam, il aspire déjà à repartir en croisade. Élégant templier des temps modernes, ambassadeur d'une grâce suprême, il pourfend l'obscurantisme et révèle la beauté en chacun.


Son arme est son violon. 

Ses munitions ses notes.

Et son génie est son art.

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