Avenue de Wagram

Sylvia Herbez

Avenue de Wagram, Paris 8-ème
6h12. Je ferme les yeux pour revoir ce rêve qui vient de me réveiller. Je vois cette rue de Paris vide et la sensation familière d'arriver à bon port. Défilé des porches aux lourdes portes, je trace. Le métro vibre à nouveau sous mes pas. Vite, le code. Un clic m'invite à entrer. Je souris. Il est tard. Je passe devant la loge du gardien. Il veille ou dort encore? Le chat miaule. Quel accueil...j'ai envie de rire. Quelques marches sur la droite, enfin la moquette rouge et les odeurs de cire. Pour une fois l'ascenseur est au niveau. Je m'y réfugie. C'est un de ces vieux engins à double système d'ouverture avec volets accordéon en bois et strapontin en velours pour genoux fatigués. Il nous élance à grands bruits de crémaillère. Suspendue au dessus du vide, je sais que le moindre geste le ferait bouger dans un mouvement de balancier suspect...Prisonnière consentante, je profite de l'ascension avec délice et tente d'identifier le précédant passager au parfum qu'il ou elle a laissé. 6H13, je ne dors plus.
J'ai toujours eu en moi cette conscience du plaisir éphémère. J'aimais franchir ce porche, m'engouffrer dans le passage et gravir sans me presser son escalier rouge, sonner à la grande porte en bois du premier et humer cette odeur si particulière. Parfois, après m'être assurée qu'aucune personne ne vienne perturber ce moment, je restais là, immobile sur le seuil, à écouter les bruits familiers qui venaient de l'appartement. J'attendais que le minuteur de la lumière du pallier me plonge dans la pénombre. Seule la lueur du jour passant au travers des vitraux de l'escalier m'apportait ses couleurs bleutées. J'aimais ce rendez-vous du mardi avenue de Wagram. J'aimais l'homme qui m'y attendait.  Quand il n'avait pas encore fini un soin, Jo, l'assistante fidèle de trente ans, me conduisait dans son studio où régnait un beau foutoir. Là, Philo, un amour de berger allemand me faisait fête. Quand nos ébats avaient eu leur compte, je posais mon manteau sur le lit, accrochais son peignoir marron tout effiloché à côté du blouson en cuir et refermais avec précaution la porte du petit cabinet de toilette aux effluves de lavande. Je passais la tête par la fenêtre. La croix verte de la pharmacie d'à côté clignotait en clin d'œil de bienvenue. L'avenue klaxonnait, les passants courraient et moi j'étais heureuse de cet instant de pur plaisir. Son fauteuil de cuir poli avait moulé au fil du temps la marque de son corps. Sur l'accoudoir, il y avait toujours une vieille serviette en éponge. De part et d'autre, deux tablettes supportaient pour l'une, une montagne de livres et magazines en tout genre avec une cartouche de Pallmal et un cendrier plein, pour l'autre, les restes d'une salade russe, une paire de lunettes, une montre et un flacon de parfum. Aux pieds du fauteuil, une bouteille de Perrier et un verre vide. Le whisky patientait toujours dans le petit placard faisant office de bar. Avec lui, tous les ingrédients pour se faire un Américano...La moquette aussi marquait le temps en portant les stigmates des pas quotidiens. Un des murs était entièrement meublé en bibliothèque. Je laissais alors traîner mon regard sur les titres de ces livres plus ou moins anciens...quelques uns n'évoquaient rien en moi, mais d'autres en revanche me faisaient rire. J'ai alors pu faire la connaissance d'Alphonse Allais, Sacha Guitry, les mémoires de Casanova...Il y avait aussi un gros appareil pour les enregistrements de musique et une quantité de bobines comme celles des pellicules de films de cinéma.En face de la bibliothèque, sur l'autre mur, à côté du lit, était centrée une vieille cheminée sur laquelle figuraient plusieurs photographies jaunies au temps. Parmi les photos de chevaux et voitures rouges, je reconnaissais les visages de ceux que je n'avais jamais connus mais qui m'avaient été tant de fois racontés. Et je m'adonnais quelques secondes à mon jeu favori, celui des ressemblances. Et puis, ce buste de petite fille aux boucles courtes qu'un oncle avait sculpté. Des traits en rondeur pour la tendresse de l'enfance et cette douceur du regard s'échappant du bronze froid que je reconnaissais pour être celui de ma mère. Je ne peux retenir l'envie de lui caresser la joue gauche. Un sifflement bref m'appelle. Si-sol! Philo redresse la gueule dans la direction du couloir pour se raviser dans un soupir qui me confirme: « C'est pour toi! ». Si-sol! Signal entre nous pour m'inviter à le rejoindre. 
J'entre en scène. Les portes vitrées coulissent lourdement. Dans la salle de soins aux odeurs de dentisterie, je croise alors le dernier patient, la bavette encore en place. Sourires, conversations. Polie, je procède aux salutations qui conviennent avant de me laisser glisser dans les bras du « Doc ». - « Ah! Ma chérie! Viens plus près, viens voir ta vieille canaille de grand-père! ». Je sais qu'en m'approchant, je respirerai son odeur, il me pincera les seins et je protesterai en me défaussant énergiquement! C'est le jeu. Et j'adore. Pendant que l'assistante nettoie et range les objets métalliques, je m'assoie sur ses genoux. Dans notre jeu, il y a toujours son double, celui où, complice,  je me transforme en jeune maîtresse improbable pour satisfaire son éperdu besoin de séduction sous les yeux médusés du pauvre patient. Il en tomberait sa collerette si, sans laisser le moindre doute s'installer, mon vieux filou ne me remerciait du câlin par une tape paternelle sur les fesses! Les masques tombent et tout rentre dans l'ordre. Il est heureux, en quelques secondes, nous avons eu notre n-ème victime. « -Attends-moi au salon, j'ai une dernière rombière à soigner! ». Je referme les portes coulissantes.Entracte...Le salon se trouve en face du cabinet. Je retraverse la grande entrée et pousse l'une des deux double portes vitrées. La pièce est grande, carrée. Trois fenêtres offrent la lumière de l'avenue. Le long du mur, à droite, des fauteuils, style Louis XV, et sur l'un d'eux, bien installée, la dernière rombière fait mine de s'intéresser à un numéro de Point de Vue. Cela me fait sourire. Elle se contente dans un haussement de sourcil de tourner la page. Son petit sac à main, bien rangé à droite de sa chaise, ne dépasse pas. Je lui souris et la salue sans réponse. Le salon est large, elle doit être légèrement sourde.La salle d'attente est toujours un espace confiné où de parfaits inconnus finissent par échanger le même petit morceau de vie et abandonnent à ce lieu leur anonymat pour le statut d' un monsieur-madame-comme-tout-le-monde. A savoir, un bon mètre soixante-cinq en moyenne de chair et d'os, bourré de microbes et maux communs, une tête, deux bras, deux jambes, une vingtaine de dents, quelques caries au mieux, un dentier au pire ,ou l'inverse... et l'envie de ne surtout pas faire connaissance. Cela m'a toujours paru effrayant et finalement amusant.Mais je la laisse à son espace vital, pour mieux inspecter les lieux et vérifier que rien n'a changé. Cela me rassure. Ou peut-être est-ce l'inverse finalement. En fait, j'inspecte les lieux pour vérifier si quelque chose de nouveau est apparu, un détail qui m'aurait échappé. Cela me donne un pouvoir dominant. Je m'invente alors gardienne de musée et traque le moindre signe de vol. Les toiles au mur ont-elle été échangées? Il y aurait alors des différences de teintes sur la tapisserie bleue. Les appliques sont les mêmes, les trois tapis sont restés dans la même diagonale que la semaine passée. Mais la rombière interrompt mon inventaire silencieux en reposant vivement son journal sur la table qui lui fait face, se redressant avec empressement tout en attrapant son sac avec la même vivacité. Alors, l'entrée de l'assistante l'enjoignant de se rendre au cabinet me prouve que, finalement, elle n'était peut-être pas si sourde que cela...Elle passe devant moi, la tête haute, le regard fuyant, et se fond de politesses pour l'assistante qui referme le battant sur elle. J'éclate de rire. Pourvu qu'elle m'aie entendue!Enfin seule! Je me lève et me dirige vers les grandes fenêtres. Les gens courent encore et il pleut. Les terrasses d'en face se vident pour remplir les arrière-salles. C'est l'heure des jambons-beurre-petits crèmes. La croix verte clignote toujours. La ligne 2  gronde et fait vibrer le sol. Je frissonne. Je me dirige alors d'abord vers le piano à queue. J'ajuste le tabouret , soulève le couvercle, plie délicatement le velours violine de protection et entame traditionnellement le premier prélude de Bach. Ça, c'est pour la rombière. Je l'imagine, bouche ouverte, à écouter ma canaille lui annoncer fièrement que sa petite-fille a un joli coup de patte au piano!...J'enchaîne avec le Clair de lune de Debussy avant de prendre possession de l'orgue. Avant d'être dentiste, arbitre de catch, coureur aux vingt-quatre heures du Mans, écrivain de réclames radiophoniques, inventeur, mon grand-père a été organiste de Saint-Séverin à Toulouse. Il a donc dans sa salle d'attente un magnifique orgue à double clavier et pédalier complet. Une merveille. Il m'a appris à l'allumer, choisir les tonalités parmi tous les clapets et m'a prêté la partition de la toccata de Widor. Je n'ai jamais réussi à en jouer plus de dix mesures...et ce jour là, pas d'avantage.  Je décide de poursuivre mon inspection, ressors du salon, traverse l'entrée pour me diriger vers le fond, passe la dernière porte et pénètre dans un long couloir aveugle, austère et lugubre. Le contraste entre les lumières de réception et la nuit du fameux couloir m'aveugle quelques secondes. Je plonge dans le passé. Guidée par les souvenirs d'enfance de ma mère, je joue à être elle. Le couloir est une porte dans l'espace temps et je suis cette petite fille aux boucles brunes, surnommée « Torchon », qui court aux communs pour y dénicher quelques morceaux de sucre. Sur la droite, je passe la cuisine et son entrée de service qui donnent sur l'escalier du même nom ainsi que la cage d'ascenseur, et finit par atteindre la salle à manger. La pièce est sombre, étroite. Je sais qu'elle fût le refuge de la famille pendant les heures de consultations et l'aire de jeux de ma mère. Une table imposante y trône, lourde, d'un bois foncé, entourée de deux fauteuils et quatre chaises à la tapisserie usée au temps. Torchon s'y inventait sa maison sous le lourd plateau et y soignait sa poupée de porcelaine avec tout le soin et l'amour d'une petite fille. C'est également autour de la même table qu'elle échappait en courant à la claque paternelle quand elle osait l'impolitesse. Le sol tremble à nouveau, la ligne 2 direction porte Dauphine cette fois!Mes yeux se sont habitués à la pénombre et je préfère rester encore un instant, seule, à écouter les histoires du passé que me murmure l'endroit. Je vois une femme élégante dans sa robe de laine marron glacé, la taille fine marquée d'une large ceinture, le rire éclatant. Une R.T.F grésille quelques morceaux de jazz. Je sors de ma cachette, entends l'accord « Si-Sol »! Le galop de Philo dans le couloir vient me chercher. Il a l'air excité. Puis le claquement net de la porte d'entrée m'indique que la rombière a pris congé. L'appartement est alors à nous, je le rejoins dans son studio. « Allez, ouste! On y va, j'ai réservé chez Flo » me règle mon grand-père en trois mots. Philo est déjà près de la porte. L'instant d'après, nous sortons du parking de la Fnac à bord de sa BM. 

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