Chambre Noire

joe-xs

Marco tombe sur un échange de textos entre sa femme et un certain Romain. Elle va tromper son mari dans une chambre complètement noire. Et s'il prenait la place de cet homme ?

Chapitre 1

Ancienne dispute

Elle va tromper son mari demain soir. Enfin, c'est plus compliqué que ça.

Mercredi onze juin, le matin. Bourg-Grandieu est rôti sous la canicule. Au numéro un de l'avenue de Grèce (quartier de l'Europe), il y a un pavillon beige et marron, tous volets clos pour empêcher la chaleur d'y pénétrer.

Cette maisonnette posée au milieu de son jardin se compose d'un garage en sous-sol et d'un rez-de-chaussée. Un corridor relie l'entrée au salon pourvu de grandes baies vitrées, mais avant, à droite il y a la cuisine et à gauche, la chambre avec la salle de bains.

Anne-Claire et Marc-Antoine Rissart aiment à dire que "c'est une petite mais on l'aime quand-même". Elle a trente-neuf ans, il en a deux de moins. Ils sont ensemble depuis sept ans, mariés depuis cinq. Leur anniversaire de mariage, c'est après-demain; vendredi treize.

Anne-Claire est secrétaire dans une régie publicitaire de l'autre côté de la ville. De longs cheveux lisses et brillants épousent ses épaules et ruissellent jusqu'en bas de son dos.

Ce petit bout de femme malicieux a les courbes arrondies par les succulentes pâtisseries qu'elle cuisine elle-même. Son sourire est un trait de plaisir cerné de deux fossettes qui encadrent ses lèvres comme des guillemets. Elle a une superbe poitrine qu'elle n'hésite jamais à mettre en valeur – ce qui ne l'empêche pas d'être passionnée de philosophie.

Elle aime à dire qu'elle s'habille comme le ciel : "S'il est bleu, je m'habille en bleu. S'il est blanc, je m'habille en blanc et s'il est jaune… je consulte un oculiste".

Dame nature a doté son mari d'un corps enviable : ni trop musclé, ni trop pas. Dommage qu'il néglige sa tenue. Aujourd'hui, il a enfilé un T-shirt vert olive fatigué et un pantalon brunâtre trop long. Il porte des lunettes à branches épaisses qui soulignent son côté "intellectuel alternatif". Marc-Antoine est documentaliste mais cette semaine, il est en "vacances forcées" jusqu'à lundi pour rattraper ses heures supplémentaires.

Il est très érudit mais c'est aussi un doux rêveur passionné de science-fiction. Sa naïveté face à certaines situations est parfois touchante. Ce paradoxe a tant séduit la belle Anne-Claire qu'ils se sont unis pour le plus possible de meilleur et le moins possible de pire.

Ce matin, il est plongé dans "Le Meilleur des Mondes" et dans le canapé du salon; Anne-Claire lui a demandé de faire le guet car elle attend une livraison.

En réalité, il rumine plus qu'il ne lit. Il y a deux semaines, ils se sont disputés juste après un moment intime. Il a osé lui demander si elle accepterait de s'épiler le pubis !

Cette demande a glacé l'ambiance comme une rafale de neige. Elle a bondi du lit d'un trait en lui jetant : "Je me raserai en bas quand tu te raseras en haut !".

Elle s'est rhabillée en silence en réprimant des larmes de colère puis elle est sortie sans même claquer la porte. Elle a emprunté leur Mini Cooper rouge et noire pour aller faire un tour et se calmer les nerfs.

Il faut savoir que cela fait longtemps qu'elle déploie un arsenal de tact et de persuasion pour faire admettre à son mari que la touffe incongrue isolée au sommet de sa tête reste plantée là par pure politesse et que sa couronne de cheveux torsadés confère à son crâne un aspect général de dessous de bras. Un coup de tondeuse suffirait à le promouvoir "séducteur à tête lisse", à l'instar de Bruce Willis, Kojak et autre Monsieur Propre, mais il refoule l'idée qu'une clairière mal soignée prenne insidieusement la place de sa fière chevelure.

Anne-Claire n'est pas boudeuse. Elle a retrouvé sa joie de vivre dès le lendemain, peut-être grâce à Céline, c'est sa nouvelle collègue arrivée le même jour et il paraît qu'elles s'entendent comme larrons en foire.

Elle a même rappelé à son mari de réserver son vendredi car elle lui préparait une surprise. L'année passée, il avait emmené Anne-Claire à Santorin, une superbe île grecque en mer Egée. Il avait réussi l'exploit de garder le secret jusqu'au décollage de l'avion. Sous le charme, elle lui a promis que l'année suivante, c'est elle qui le surprendrait.

Marc-Antoine pose son livre par terre et s'allonge sur le dos en fixant le plafond, une jambe repliée et les mains croisées derrière la tête.

Il s'en veut. Il s'en veut d'en vouloir à sa femme pour cette prise de becs !

Il amalgame sa rancœur avec un sombre pressentiment : un anniversaire de mariage qui tombe un vendredi treize, voilà quoi !

Rassemblant le peu d'énergie qui lui reste pour s'extirper de son canapé, il assume son unique contrainte matinale : relever le courrier.

Une facture de téléphone, une publicité du Grand Mage Youssouf mondialement connu dans le quartier, et un préservatif scotché à un dépliant "VoGay en sécurité". Ne sachant qu'en faire, il le glisse dans la boîte à pharmacie avec sa notice.


Chapitre 2

Mercredi matin – Textos troublants

Il est dix heures, on sonne à la porte.

C'est Francis, tout transpirant, une bouteille à la main.

Cet élégant sexagénaire est toujours en costume. Pince-sans-rire, Francis a si souvent la blague aux lèvres qu'il aurait pu être comédien, mais la vie a préféré le pourvoir à un poste d'architecte.

C'est un ancien voisin. Quand sa femme l'a quitté, Anne-Claire et Marc-Antoine l'ont hébergé quelque temps. Depuis, ils sont restés complices. Francis dit même qu'ils forment un joli "trouple".

— Dis-donc Marco, le soleil me dit que c'est l'heure de l'apéro ! C'est un sale boulot, mais il faut bien que quelqu'un le fasse, non ?

— Francis ! Tu vas bien ?

— Ca va ça vient, et quand ça vient ça va.

Il tend une bouteille à Marc-Antoine qui lit l'étiquette.

— "Muscat de Beaumes-de-Venise 2090" ? s'interroge-t-il.

— Oui, une cuvée du futur. Pas facile à transporter dans la machine à voyager dans le temps !

Il relit attentivement l'étiquette tandis que Francis esquisse un petit sourire.

— 2009 ! Purée de dyslexie !

Francis éclate de rire. Il entre et s'assied à la table de la cuisine tandis que Marc-Antoine cherche le tire-bouchon dans tous les tiroirs lorsque son portable sonne. C'est Anne-Claire.

— Oui Chouchou ? … Où l'as-tu laissé ? … Ok, je suis avec Francis, je te rappelle quand il est parti. … Oui, je sais que ça prend trente secondes, mais là je suis avec lui, tu peux bien patienter quelques minutes ? … Oui, je lui dis… A tout à l'heure.

Il raccroche.

— Anne-Claire te salue bien.

— Merci. Rien de grave ?

— Elle a oublié son téléphone portable sur sa table de nuit. Elle veut que je vérifie si quelqu'un a essayé de la joindre ce matin. Je regarderai quand tu seras parti.

Il repart en quête de son tire-bouchon.

— Tu ne veux pas vérifier maintenant ? Elle attend peut-être un appel important, non ?

Marc-Antoine inspecte tout ce qui s'ouvre dans la cuisine, congélateur et four inclus.

— Voilà deux semaines qu'elle me tape un peu sur le système. Je n'ai pas forcément envie de me mettre à ses pieds… Bon, je ne trouve pas le tire-bouchon !

Marc-Antoine s'assied face à son ami qui ne sourit plus. Francis toussote et croise ses mains sur la table.

— Marco, elle date de quinze jours, votre dispute. Quinze jours ! Anne-Claire est passée à autre chose depuis longtemps mais toi tu restes bloqué au point mort… C'est quoi le mot que tu ne comprends pas dans "pardonner" ?

Marc-Antoine baisse la tête pour fuir le regard de Francis. Il soupire et tapote nerveusement sur la table. Il marmonne comme un adolescent boudeur et de mauvaise foi :

— 'toute façon, c'est toujours de ma faute.

— Arrête ! Va chercher le téléphone de ta femme et fais ce qu'elle t'a demandé. Sale tronche, va !

Il croise les bras, se pince les lèvres et pousse un soupir à désespérer les anges. Il se déracine de sa chaise et va chercher le téléphone de sa femme en traînant les pieds.

Dès qu'il l'allume, la photo d'un homme nu, de dos, apparaît à l'écran. Il esquisse une moue surprise, puis quelques tâtonnements suffisent à constater qu'il n'y a pas eu d'appel en absence ce matin.

Il pose le téléphone sur la table puis sort son propre portable de sa poche et appelle sa femme.

A cet instant précis, le portable d'Anne-Claire sonne. Marc-Antoine raccroche son portable et saisit celui de sa femme. Qui l'appelle ? La sonnerie s'interrompt et un message s'affiche : "Chouchou a essayé de vous joindre aujourd'hui à 10:14"

— C'est qui Chouchou ? se demande-t-il.

Francis éclate de rire.

— Mais c'est toi, Chouchou ! Tu téléphones à ta femme sur son portable qui est devant toi, sur la table… Elle t'a classé sous "Chouchou". Rhôô c'est trop mignon !

Marc-Antoine ferme les yeux, cherchant quoi répondre, mais rien ne lui vient. Il se ressaisit de son propre téléphone et rappelle sa femme – à son travail cette fois.

Francis s'est levé, il pleure de rire.

— Allo, Anne-Claire ? … C'est moi. Non, tu n'as pas d'appel en absence… Enfin si, moi, mais c'est parce que c'est moi qui t'ai appelée, et comme Chouchou c'est moi, je…

Francis rit aux éclats, puis se frotte les yeux pour sécher ses larmes.

— Bref : non, personne ne t'a appelée… Ah, ça, c'est Francis qui rigole. Tu sais, il ne lui en faut pas beaucoup ! … Oui, il est encore là… À tout à l'heure, Chouchou.

Il raccroche.

Francis se rassied, se calme, toussote à nouveau et reprend son air grave.

— Tu faisais une drôle de tête quand tu as allumé son téléphone. Il y avait quelque chose de spécial ?

— Non non. Il y avait juste la photo d'un mec à poil.

— Un mec à poil ?

— Oui, elle a une nouvelle collègue, elles s'envoient ce genre de conneries… Il paraît qu'elle est un peu spéciale, elle met toujours deux montres au poignet "au cas où il y en a une qui tombe en panne", dit-elle (Il rit)

Marc-Antoine rallume le portable d'Anne-Claire et consulte la messagerie instantanée pour montrer l'échange de messages à son ami.

— Voilà : c'est un échange de textos avec "Céline Rana", et là, Céline a envoyé une photo d'un mec de dos, à poil. Anne-Claire n'arrête pas de me parler de sa collègue. Il paraît qu'à part le visage, ce sont des vraies jumelles.

— Ça c'est vrai ! A part le visage, on dirait qu'elles ont fait du copier-coller.

— Comment le sais-tu ? Tu l'as déjà vue ?

— Je vais souvent boire le café avec Anne-Claire à sa boîte vu qu'elle bosse à côté de mon bureau. L'autre jour, Céline nous a rejoints à la machine à café. La seule différence avec ta femme, c'est que Céline a les cheveux courts et ondulés. Elles m'ont fait rire parce que chacune des deux se trouve plus ronde que l'autre… Et elle a effectivement deux montres, l'une à côté de l'autre, sur le même poignet, ça fait bizarre. dit-il en mimant deux bracelets autour de son poignet avec ses doigts.

Il tend la main :

— Je peux juste voir la photo du mec à poil ?

Marc-Antoine lui donne le téléphone.

Francis glisse son doigt pour voir les messages plus anciens de la conversation. Son visage s'assombrit au fur et à mesure de sa lecture à rebours.

— Hum… Francis, c'est un peu indiscret de regarder les messages d'Anne-Claire, non ?

Marc-Antoine avance la main pour récupérer le téléphone des mains de  Francis qui le laisse faire.

— Elles ont de drôles de conversations, quand même ! s'étonne Francis.

— Ce sont des photos de mecs, ça les fait marrer, il ne faut pas chercher, rétorque Marc-Antoine qui, rendu curieux, lit aussi tout l'échange un peu distraitement.

[Mardi 10.6.14 15:35]Céline — Coucou Anne-Claire !

[15:35] Moi — Coucou Romain !

[15:35] Céline — Les textos s'est plus pratique que les email quand même, depuis 2 semaines qu'on s'écrie. C'est bon j'ai réserver sous ton nom à l'hôtel Mille Stelle

[15:36] Moi — Mmmmmmmm ! … Pourquoi sous mon nom ?

[15:37] Céline — Parce que tu arrivera avant moi et si je réserve sous "Romain Cante", tous le monde écris "Kant" et on me prends pour un philosophe alemand du 18ième siècle. Ha ha ha !

[15:37] Moi — :-)

[15:37] Céline — Plus sérieusement je connait bien l'hotel, certain de mes clients y dormes je préfére qu'ils ne me reconnaisse pas

[15:38] Moi — Oui, mais le personnel va forcément te reconnaître quand tu viendras demain soir !

[15:38] Céline — Non, t'inquiette pas je viendrais incognito

[15:39] Moi — Quand j'arrive à l'hôtel, je demande juste la clé à la réception ?

[15:39] Céline — Oui j'ai déjà réservée la chambre et payer par internet

[15:39] Moi — Mais pourquoi 23h ? Pourquoi si tard ?

[15:40] Céline — Parce que il fait claire au moins jusqua 22h. A 23h on est sures qu'il fera complettement noire, sinon c'est pas du jeu si on devine les ombres

[15:46] Moi — Je flippe un peu en fait :-(

[15:47] Céline — Pourquoi ?

[15:47] Moi —Ben, on ne s'est jamais rencontrés… Tu pourrais envoyer quelqu'un à ta place par exemple !

[15:48] Céline — Franchement ma puce, envoyé quelqun a ma place pour retrouvée une merveilleuse fille aussi attirente que toi qui attend dans le lit d'une chambre completement obscurre pour lui faire l'amour et ensuite je m'en vait sans allumée la lumière, c'est tellement exitant que je serait vraiment le dernier des idiots d'envoyé quelqun a ma place, tu peut me croire !

[15:49] Moi —Tu m'as convaincue :-). On ne pourra vraiment pas dire un seul mot ?

[15:50] Céline — Non ! Sait ça qui est exitant. Juste avec le language des corps. "Le silence est un amie qui ne trahi jamais" (Confucius)

[15:50] Moi — Ça, c'est bien vrai

[15:51] Céline — je me réjouie, ma puce ! Tu n'oubliras pas de laissé la porte entrouverte, sinon je ne pourrer pas rentré !

[15:51] Moi — Bien sûr ! … Et toi, tu viens à 23H15, Ne viens pas plus tard, parce que je ne serai pas trop tranquille avec la porte entrebâillée.

[15:52] Céline — Non non. 23H15, comme on à prévut

[15:53] Céline — t'inquiète pas je laisserais ma gourmète a mon poignet comme ça tu saurras bien que c'est moi, sa te rassure ?

[15:55] Moi —Oui ! Bisous mon Romain. À demain. Bonne soirée, je t'embrasse partout !

[15:56] Céline — Bisoux aussi ma petite puce, je te fait aussi mille baisers, autant qu'il y a d'étoilles dans l'hotel Mille Stelle.

[Mercredi 11.6.14 10:13] Céline — tient voila une photo de moi … mais de dos !

Tout au long de sa lecture, le visage de Marc-Antoine passe de la concentration à l'étonnement. Il conclut :

— C'est plein de fautes !

Francis lâche un soupir d'agacement.

—Il apprend que sa femme va le tromper demain soir, et tout ce qu'il voit c'est les fautes !

Francis lève les yeux au ciel comme pour demander à Dieu de pardonner à son ami.

Marc-Antoine relit la conversation, la bouche entrouverte et le regard vague. Il lâche d'une voix pâle :

— C'est quoi ce truc ? … Anne-Claire est lesbienne et elle veut faire des saloperies avec sa collègue dans un hôtel ?

Francis prend délicatement le téléphone des mains passives de son pote pour lui remontrer les premiers messages du bout du doigt : "Coucou Anne-Claire … Coucou Romain".

— C'est un mec, Marco.

Marc-Antoine fonctionne au ralenti, comme s'il était immergé dans un bocal de miel géant.

— Céline, c'est un mec ? … Comme l'écrivain ?

Francis — Ce n'est PAS Céline ! Regarde, là : "... Si je réserve sous Romain Cante, tout le monde écrit Kant". Il s'appelle Romain. Romain Cante.

Francis rend le téléphone d'Anne-Claire à Marc-Antoine qui semble être dans un état second.

— Il fait cent fautes au mètre carré, mais il connaît les philosophes allemands du dix-huitième siècle ? s'énerve-t-il.

— Et alors ? Être nul en orthographe, c'est être nul en tout ? Moi aussi je fais des fautes, ça ne m'empêche pas de faire mon travail correctement à ce que je sache !

Francis mime les œillères d'un cheval avec ses mains :

— Tu ne ferais pas un peu une fixette sur l'orthographe, toi ?

Marc-Antoine n'écoute plus, il tape du poing sur la table en secouant la tête de gauche à droite.

— En fait, elle a flashé sur ce connard parce qu'il lui en fout plein la vue avec des proverbes à deux balles !... "Oh oui, bourre-moi les oreilles avec tes citations pleines de fautes, ça m'excite"… Il ne leur en faut vraiment pas beaucoup aux gonzesses !

Francis croise les bras et gonfle les joues pour réfréner un soupir d'agacement tandis que Marc-Antoine consulte la liste des appels téléphoniques d'Anne-Claire.

— Céline Rana, Or Tentation, Chouchou… C'est qui, Chouchou? … Ah ben c'est moi ! … Céline Rana, Docteur Brinz, Céline Rana, Céline Rana, Chouchou, Céline Rana… Ils s'appellent tout le temps ! … À quoi ça sert de se rencontrer sans rien dire s'ils passent leur vie au téléphone !

Il enchaîne :

— Je ne comprends pas : le mec, là, Romain, il a piqué le portable de Céline ?

Francis pose les coudes sur la table et joint les mains devant sa bouche, cherchant les mots justes pour expliquer l'évidence. Il se lance :

— Céline Rana, c'est la nouvelle collègue d'Anne-Claire. Tu me suis jusque-là ?

— Oui, c'est la foldingue qui met deux montres à la fois.

— Voilà. Exactement. Tout à fait… Mais ça ne veut PAS DIRE que ce sont des amies… Anne-Claire n'a pas forcément mémorisé son numéro de téléphone.

— Ben si, puisqu'elles s'écrivent et qu'elles s'envoient des photos de mecs !

— Non, justement. C'est ça le truc ! Anne-Claire a rencontré le gars, là, Romain, et elle a son numéro de téléphone à lui… MAIS… elle ne l'a pas classé sous "Romain Cante". Elle l'a classé sous "Céline Rana", tu piges ?

— Ah ! conclut Marc-Antoine, ressuscitant progressivement de sa torpeur. Mais pourquoi fait-elle un truc pareil ?

— Par sécurité. Au cas où tu tombes sur ses messages.

— C'est débile ! Je vais bien m'apercevoir de sa combine !

— Euh… Si je n'étais pas là, tu croirais toujours qu'elle échange des photos de mecs à poil avec une copine !

Marc-Antoine pose délicatement le téléphone d'Anne-Claire en face de lui, croise les bras et fixe l'appareil jusqu'à ce que celui-ci s'éteigne automatiquement. Il dresse une première analyse de la situation :

— La salooooope !

Puis une deuxième, plus fouillée :

— La saloooooooooooooooooooope !!!

Il sort son propre téléphone de sa poche.

— Elle va m'entendre, je te jure ! crie-t-il presque.

Francis lui arrache l'appareil des mains et le garde hors de portée en le tenant à bout de bras.

— Arrête ! Qu'est-ce que tu vas lui dire ?

— Je ne sais pas… C'est quoi ce bordel ?

Marc-Antoine se lève et déambule dans toute la maison, de la cuisine au salon et du salon à la chambre en marmonnant.

De son côté, Francis relit attentivement l'échange de textos.


Chapitre 3

Et si on changeait les règles ?

Francis rappelle son ami.

— Marco ! Viens. Assieds-toi, s'il te plaît.

Il revient et se laisse tomber lourdement sur sa chaise, les mains dans les poches.

Francis — Tu m'écoutes ?

— Quoi ? s'agace Marc-Antoine.

Francis regarde derrière lui comme pour s'assurer que personne ne les épie. Il pointe du doigt le téléphone d'Anne-Claire.

— Ils précisent qu'ils vont se retrouver dans une chambre totalement obscure afin de… hum… sans prononcer un mot.

— Ouais, c'est bon, j'ai compris !

Francis sourit et se penche sur la table tout en faisant signe à Marc-Antoine de s'approcher également. Il obtempère sans conviction.

— Et si c'était TOI qui prenais la place du mec ? murmure-t-il, assorti d'un clin d'œil.

— Quoi ?

—Anne-Claire prend la chambre à onze heures du soir. Maintenant, regarde, là : Romain la rejoint à 23H15.

— Oui, et alors ?

— Imagine : tu te pointes peu après ta femme – vers onze heures cinq / onze heures dix, tu te postes devant la chambre, Romain arrive à onze heures et quart et il tombe sur toi. Tu crois qu'il va te dire : "Pardon monsieur, je peux entrer s'il vous plaît" ?

— J'aimerais bien voir ça, tiens !

— Voilà ! Il n'a pas choix, il se barre. conclut Francis.

— Bon, il s'en va. Et après, je fais quoi ?

Francis se recule pour se rasseoir normalement :

— Tu entres dans la chambre et puis voilà.

Marc-Antoine — Voilà quoi ?

Francis — Ben tu… enfin vous… Vous faites ce qui était prévu avec Romain. Tu t'occupes de ta femme, je ne vais pas te faire un dessin !

Le visage de Marc-Antoine s'épanouit comme une fleur. Il regarde son pote comme s'il venait de lui révéler les numéros gagnants du Loto.

— Oh purée !

Il réfléchit pendant une poignée de secondes qui semble durer une éternité.

— De toute façon, elle va me reconnaître au toucher ! lance sèchement Marc-Antoine.

Francis désigne à nouveau la photo du mec de dos.

— Non, regarde : il fait à peu près ton gabarit. Essaie d'avoir des gestes différents que d'habitude. Et n'oublie pas qu'elle ne s'attend pas du tout à TE voir. Enfin je veux dire…

— Oui, j'ai compris, elle attend l'autre. Mais regarde, c'est un métisse ! Moi je suis blanc comme une feuille de papier.

— Oui, bon, en même temps, dans le noir...

— Ah oui, je suis con ! on s'en fout.

— En plus, regarde ce qu'il écrit : "je laisserais ma gourmette à mon poignet, comme ça tu sauras bien que c'est moi "… Tu as une gourmette ?

— Heu… non.

— Je vais demander à ma fille qui tient la bijouterie au centre-ville de t'en prêter une pour demain soir et le tour est joué.

Marc-Antoine pose sa main sur le bras de Francis :

— Arrête, on n'est pas dans un film ! Rien que mon parfum, elle le connaît par cœur !

— Ah, parce que tu comptais te parfumer comme d'habitude pour aller là-bas ?

— Ah ben non.

— Et tu penseras bien à prendre des capotes !

— Des capotes ? Pour utiliser avec ma femme ?

— Toi, tu sauras que c'est elle. Mais elle, elle croira qu'il s'agit de Romain.

— Oh purée, oui ! Je n'avais pas pensé à ça !

— Tu en as ?

— Ben non. Que veux-tu que je fasse avec des…

Il se souvient du préservatif "VoGay en sécurité" qu'il a trouvé ce matin dans la boîte aux lettres.

— Si ! J'en ai ! C'est une capote pour homo, mais ça doit aller.

— Tu as des capotes "pour homo" ?

— Oui, oui, c'est bon.

Il regarde Marc-Antoine d'un drôle d'air. Il toussote puis change de sujet : il pointe le crâne du gars du bout du doigt.

— Par contre, ça, c'est un problème.

Marc-Antoine — Quoi, sa tête ?

Francis — Il est rasé.

Marc-Antoine — Ben voilà, dès qu'elle va me toucher la tête, elle sentira que c'est moi !

Francis — Sauf si tu te rases.

Marc-Antoine — Quoi ?

Francis — Un coup de tondeuse et le problème est réglé.

Marc-Antoine — Mais bien sûr. Allez, ça suffit. Je l'appelle, rends-moi mon téléphone.

Francis le garde fermement dans la main.

— Qu'est-ce que tu vas lui dire ?

— Je sais pas ! … Ça m'énerve, putain !

Marc-Antoine regarde partout pour ne pas croiser le regard de Francis. Il tape du pied par terre plusieurs fois. Il retire ses lunettes et se frotte les yeux.

— Ça va te tuer de te raser la tête ? Regarde-moi, ça fait neuf ans que je me rase le crâne, je n'en suis pas mort. dit-il en se caressant la tête lisse comme un oeuf.

Marc-Antoine remet ses lunettes et baisse la tête.

Francis — En plus, ça t'irait super bien. Hè ! Ça repousse, tu ne te coupes pas un bras !

Il rend le téléphone à Marc-Antoine qui le range sagement dans sa poche.

— Même si je me rase la tête, elle va me reconnaître, Francis ! Elle me connaît par cœur.

Francis — OK, elle te reconnaît tout de suite. Et alors ? Elle fait quoi, elle allume la lumière ? … Eh bien voilà, elle te voit ! Chopée la main dans le slip, Anne-Claire !

Marc-Antoine réfléchit longuement.

— C'est vrai ça... Peu importe qu'elle me reconnaisse ! s'exclame-t-il en pointant Francis du doigt.

Il frappe sur la table avec le plat de la main.

— On fait ça ! … Mais je n'ai pas de tondeuse par contre. Je vais en acheter une cet après-midi.

— Je dois passer à Technirama tout à l'heure, j'en profite pour t'en prendre une sous le bras, si tu veux ?

— Ah, avec plaisir, si ça ne te dérange pas.

Francis regarde l'heure: il est onze heures dix.

— Je dois y aller. Je repasse demain pour t'apporter la gourmette et la tondeuse. Tu seras là sur le coup des dix heures ?

— Je suis en vacances jusqu'à lundi, dix heures, c'est parfait.

Ils se serrent la main sur le pas de la porte et Francis marche d'un pas rapide vers sa voiture.

— HÈ FRANCIS !

— Oui ?

— Merci, hein !

Francis répond par un pouce levé.

Marc-Antoine range la bouteille de Muscat au frigo, et se sert un grand verre d'eau gazeuse.

Maintenant seul, Marc-Antoine cogite sérieusement.

Comment sa femme a-t-elle rencontré ce gars ? Sur un site de rencontres ? Au travail ?

Son cœur est âprement malaxé par la jalousie.

Il se rappelle que peu après avoir fait la connaissance d'Anne-Claire, il a couché avec une stagiaire de sa boîte qui se faisait appeler "Lindsay". Elle s'amusait à parler en verlan, ce qui amusait Marc-Antoine. Elle lui a fait des avances qu'il a acceptées car il estimait qu'il n'était pas encore tout à fait en couple avec sa future femme.

— De toute façon, Anne-Claire n'a jamais été au courant de cette aventure, il ne peut donc pas s'agir d'une vengeance. affirme-t-il, sûr de lui.

Il se souvient aussi d'une discussion avec Anne-Claire peu avant leur mariage. Ils avaient lu ensemble une histoire érotique qui évoquait justement la rencontre entre deux inconnus dans une pièce obscure pour y faire l'amour. ça les avait passablement émoustillés, mais Anne-Claire avait précisé qu'elle serait effrayée de rencontrer ainsi un inconnu.

— Et là elle n'a plus peur, comme par hasard ! Tout ça juste parce que je lui ai demandé de se s'épiler le pubis, j'y crois pas ! On s'est frittés il y a quinze jours et le lendemain elle se laisse embobiner par un abruti qui lui cite des philosophes morts.

Il sourit d'un air sadique.

— La gueule du mec quand il va me voir devant la porte de la chambre ! Tu fais moins le malin, là, mon gars ! Tu veux passer ? Allez, viens !

Il va s'asseoir dans le fauteuil du salon et allume machinalement la télévision, l'esprit tournant en boucle autour d'Anne-Claire, Romain et l'hôtel de demain soir.


Chapitre 4

Mercredi soir – Confessions intimes

Il est dix-huit heures, la porte s'ouvre, Marc-Antoine sursaute légèrement. Anne-Claire rentre du travail.

Elle pose son sac à commissions dans la cuisine puis se dirige au salon vers Marc-Antoine qui se redresse un peu pour accueillir un bisou furtif.

— Je transpire, c'est horrible ! Tu as bien fait de laisser les volets fermés, ça fait du bien un peu de fraîcheur… Où as-tu mis mon portable ?

— Je l'ai remis en charge sur ta table de nuit.

Anne-Claire se rend à la chambre, y reste un petit moment puis surgit dans le salon avec son téléphone à la main.

— Tu as touché à quelque chose ? s'exclame-t-elle, l'air soucieux.

— Tu m'as demandé de regarder si tu avais des appels en absence, il fallait bien que je le touche.

Marc-Antoine dissimule à grand'peine son envie d'avouer à sa femme qu'il a tout découvert, mais il reste stoïque au prix de quelques petits spasmes nerveux.

Elle sourit en consultant son téléphone.

— Qu'est-ce qui te fait rire ? Tu as reçu des messages rigolos ?

Il se mord l'intérieur de la joue : "Tais-toi, Marc-Antoine, tais-toi !"

— Ce n'est rien, c'est ma nouvelle collègue Céline qui m'envoie des bêtises.

Elle tapote rapidement l'écran de son téléphone.

— Voilà, c'est effacé de toute façon.

Elle disparaît à la salle de bains pour prendre une douche fraîche en chantonnant comme elle le fait les jours de bonne humeur.

Marc-Antoine sent son cœur battre comme un marteau-piqueur. Elle va être obligée de lui fournir une excuse pour s'absenter demain soir, mais quand ? Et laquelle ?

— Chouchou ! appelle Anne-Claire depuis la salle de bains.

— Oui ? toutes oreilles aux aguets.

— J'ai pris du melon et du jambon pour ce soir. Peux-tu préparer la table pendant que je me lave les cheveux ?

Marc-Antoine se rend à la cuisine et sort les courses du sac. Il y trouve également un préservatif "VoGay" collé au même petit dépliant préventif contre le SIDA.

Il déballe mécaniquement le jambon, coupe le melon, retire les pépins, dispose deux assiettes sur la table et s'assied.

Anne-Claire coiffe sa longue crinière pendant dix généreuses minutes, puis elle se rend à la cuisine en peignoir. Elle dispose le melon et le jambon sur les assiettes et ajoute les couverts.

Elle anime le repas avec quelques anecdotes professionnelles. Marc-Antoine répond par monosyllabes, comme un enfant intimidé par sa maîtresse. Il pense en boucle : "Allez, crache-là, ton excuse pour t'absenter demain soir !"

Elle range les assiettes et les couverts dans le lave-vaisselle puis va s'asseoir dans le canapé pour regarder la télé. Marc-Antoine la rejoint et s'assied près d'elle, mais pas trop.

Il reprend la lecture de son livre – ou plutôt il relit la même demi-page pendant un bon quart d'heure. Il finit par le poser et accompagne sa femme qui regarde une émission sur la tromperie à grand renfort de témoignages anonymes.

Là, on vient d'entendre la confession d'une mangeuse d'hommes sûre d'elle et vêtue d'un mélange de cuir et de dentelles noires. Elle a la quarantaine bien entamée qu'elle camoufle derrière un maquillage qui frôle l'excès.

Anne-Claire interpelle son mari :

— Tu sais ce qu'elle me dit, Céline ?

— Quoi ? répond-il, nerveux.

— Elle dit la même chose que la femme qu'on vient de voir. Une fille a le pouvoir de coucher avec n'importe quel mec si elle le veut vraiment. C'est vrai, tu crois ?

— Ça dépend de la fille, aussi. Répond-il, un peu inquiet.

— Disons une fille comme elle ou moi, normale. Pas forcément un top-model… Tu craquerais, toi ?

— Tout dépend si on est en couple. précise-t-il, méfiant.

— Même en couple ! Imagine une collègue de travail qui te fait comprendre qu'elle a envie de toi, tu répondrais à ses avances ?

Il réfléchit à toute vitesse : "Elle va se faire sauter demain soir et elle a le culot de me demander si MOI, je la tromperais ! Serait-elle au courant de mon aventure avec Lindsay ?"

— Tu ne veux pas me répondre ? s'impatiente-t-elle.

— Si, mais je me demande pourquoi tu me poses cette question. En plus, il n'y a que des mecs à mon travail, à part la comptable qui va partir à la retraite en fin d'année.

— Tu réponds à côté, Marco ! Au travail ou ailleurs, peu importe. Si une fille te faisait du rentre-dedans, tu vas me prétendre que tu t'en ficherais !

Il fixe Anne-Claire droit dans les yeux. Il voudrait tant lui rétorquer : "Et toi, si on te propose un plan dans un hôtel, qu'est-ce que tu vas répondre ?"

Anne-Claire, interprétant mal le regard de Marc-Antoine :

— Tu ne réponds pas, ça veut dire que tu irais. Vous êtes bien tous les mêmes ! … Si tu me trompes, au moins protège-toi. Je n'ai pas envie de crever à cause de tes conneries !

Elle se rassied droit devant la télé, jambes et bras croisés.

— Non. MOI, je n'irais pas.

Elle, tourne la tête vers son mari.

— Ah non ?

— Non ! J'ai des valeurs, MOI ! répond-t-il, convaincant. Si je suis marié, je suis fidèle ! Quand on est en couple, on ne va pas voir ailleurs. C'est évident, c'est une question de respect !

Il s'assied au bord du canapé et pointe sa femme du doigt.

— Les hommes, toujours les hommes ! Et vous, les femmes ? Vous ne trompez jamais vos mecs, peut-être ? … Tu me fais bien marrer !

— Non. Si on est amoureuse, on ne trompe pas.

— Arrête ! C'est toi-même qui m'as annoncé que ta nouvelle collègue a trompé son ex-mari je ne sais combien de fois !

— Elle était mariée, oui. Mais quand elle a trompé son mari, elle ne l'aimait plus. Nuance !

Cette information percute Marc-Antoine comme un missile.

Il répond d'une voix un peu voilée, presque basse :

— Mmm. Ouais ! (Il toussote)… Je ne suis pas d'accord. Quand tu es en couple, tu es en couple, point-barre !.

Il reprend son livre pour se donner une contenance. Anne-Claire regarde l'émission jusqu'à la fin.

Vers vingt-trois heures, elle interpelle Marc-Antoine :

— Chouchou ?

Marc-Antoine est tellement tendu qu'il pousse un cri.

— Je t'ai fait peur ? lui demande-t-elle en lui souriant gentiment.

— Je m'étais assoupi, ment-il.

Il se tourne vers elle, les yeux exorbités.

— Je vais me coucher, je travaille demain. dit-elle en détachant puis rattachant sa queue de cheval. Bonne nuit.

— Heu… On fait quelque chose demain soir ? On pourrait aller manger au truc, là… Tu sais, au…

— Non. Je suis occupée demain soir.

Marc-Antoine est pétrifié par cette réponse qui tombe comme un couperet.

Anne-Claire — Ca va ? Tu fais une drôle de tête !

— Tu fais quoi demain soir ? demande-t-il en tremblant.

— Ne fais pas l'innocent ! répond-elle en fronçant les sourcils. Voilà deux mois que je te demande de réserver ta soirée ton vendredi pour notre anniversaire de mariage. Tu as oublié ?

— Non, non, je n'ai pas oublié.

— Demain soir, je dois fignoler les derniers détails.

— Mais tu seras à la maison ?

— N'essaie pas de me tirer les vers du nez sinon ce n'est plus une surprise.

Elle file dans la chambre en fermant la porte derrière elle.

— Là, elle m'a eu ! marmonne Marc-Antoine, prostré sur le canapé.

Il gamberge un bon moment devant la télévision. Vers minuit, il se résout à aller se coucher à son tour. Il tente de dormir mais il a les yeux si grands ouverts qu'on dirait une chouette.

Le sommeil l'assomme vers cinq heures du matin. Il devine le départ d'Anne-Claire à sept heures et demie comme chaque jour.


Chapitre 5

Jeudi matin – une gourmette et une tondeuse

Dix heures moins dix. la sonnette de l'entrée réveille Marc-Antoine en sursaut. Il s'habille en vitesse. C'est Francis avec un sac plastique à la main.

— Salut Marco… Ouh toi, t'as mal dormi ! Des soucis ?

— Ha ha ! … Je te sers un petit café ?

— Un café à l'heure de l'apéro ?

— Doucement les basses, hein ! Je suis en vacances jusqu'à lundi, alors c'est grasse mat'… De toutes façons, je ne peux même pas te proposer le petit vin que tu m'as apporté hier, je n'ai pas retrouvé le tire-bouchon.

Ils se rendent à la cuisine.

— Va pour un petit noir.

— Sucre ?

— Non, ma nouvelle copine n'est pas contente quand j'en prends.

— Ta nouvelle copine ?

— Diabète. Elle me fait souvent miroiter un plan à trois avec sa copine Insuline, mais ça ne me tente pas vraiment.

Marc-Antoine sourit en préparant les cafés. Francis s'assied et sort un bracelet doré de sa poche.

— Voilà ta gourmette. Tu la ramèneras à la bijouterie la semaine prochaine.

— Merci Francis. répond Marc-Antoine en empochant la chaînette.

Il pose ses lunettes sur la table et se frotte les yeux. Il soupire et regarde Francis dans les yeux.

— Je crois qu'elle ne m'aime plus. Lance-t-il, l'air grave.

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Hier, elle a voulu me faire avouer que je la tromperais à la première occasion.

— Ça s'appelle "de la jalousie", mon gars… C'est JUSTEMENT parce qu'elle t'aime.

— Non, non. J'ai bien senti que quelque chose s'est cassé. D'ailleurs, si elle m'aimait, tu peux m'expliquer pourquoi elle va se taper un autre mec ?

— Ça n'a rien à voir, Marco ! Tu m'as dit toi-même que quand tu t'étais envoyé en l'air avec Lindsay, tu étais déjà amoureux d'Anne-Claire !

Marc-Antoine fait de gros yeux et met son doigt sur la bouche pour signifier à Francis de se taire.

— C'est pour ça que j'ai dit à Lindsay que je ne voulais plus la voir. Elle m'en a voulu à mort, d'ailleurs. Heureusement qu'elle a quitté la boîte juste après. Putain, j'ai vraiment déconné, quand-même.

— Bon, écoute, ça, c'est de l'histoire ancienne, ce n'est pas le sujet. Ce soir, c'est avec TOI, qu'Anne-Claire va coucher, Marco. Pas avec un autre mec : avec TOI !

— Je suis jaloux de moi-même, en fait. avoue-t-il en baissant les yeux.

Ils rient en chœur et terminent leur café.

Francis sort un emballage en carton de son sac et le pose sur la table devant Marc-Antoine.

— Tiens, ta tondeuse. Je t'ai pris la moins chère. dit-il en lui joignant le ticket de caisse.

Marc-Antoine manque de s'étouffer en lisant le prix :

— 992 euros !!! T'es malade ? À ce prix-là, si t'es chauve, elle te fait repousser les cheveux ?

Francis se contente de répondre par un clin d'œil à Marc-Antoine qui relit le ticket.

— Pardon ! 29.90. Je reviens.

Il s'empare de la tondeuse et va la planquer dans la petite armoire de la salle de bains. Il revient à la cuisine et rembourse son pote.

— Tu penseras bien à ne pas te parfumer ce soir.

— Purée ! Il ne faut pas que j'oublie. Heureusement que tu es là, tu penses à tout… Si Anne-Claire savait qu'on a déjoué ses plans ensemble, elle te ferait drôlement la gueule ! … On dirait que ça te tient vraiment à cœur de m'aider, j'ai l'impression que c'est ta propre femme que tu vas piéger.

Francis esquisse un sourire poli, baisse les yeux et joue avec sa tasse vide, puis il se lève d'un coup.

— Bon, j'y vais, il est onze heures, je suis déjà en retard.

Marc-Antoine croit sentir qu'il a foutu ses grands pieds dans un vieux plat de souvenirs amers.

Francis se lève, Marc-Antoine lui met la main sur l'épaule.

—Je ne dirai jamais à Anne-Claire qu'on a découvert le pot-aux-roses ensemble, sois tranquille.

Ils s'embrassent comme de vieux frères.

Marc-Antoine — Excuse mes sautes d'humeur mais j'ai peu dormi cette nuit et j'ai les nerfs à vif avec cette histoire.

— T'inquiète pas, Marco ! Tout va bien se passer ce soir !

Ils rient tous les deux, toujours enlacés.

Francis s'en va. Marc-Antoine referme la porte derrière lui.

Il libère un profond soupir, s'en va laisser choir sa carcasse flapie dans le canapé et allume la télévision par réflexe. De temps à autre, il se lève et tourne dans la maison comme une âme torturée qui erre sans but.

A chaque passage dans la cuisine, il ouvre le frigo et le referme aussitôt, se rappelant qu'il a l'estomac noué. Puis il se rassied dans le canapé, se couche, se rassied, se relève et se promène à nouveau dans un inlassable manège, consultant régulièrement l'heure.


Chapitre 6

Jeudi après-midi – On annule tout

Peu après seize heures, il sort de la maison et enfourche son vélo. Il se dirige semi-inconsciemment à l'autre bout de la ville, vers Syntex – la boîte de pub où Anne-Claire travaille. Une fois sur place, il pose son vélo contre un mur, près de leur Mini Cooper qu'Anne-Claire a garée à proximité.

Il déambule de l'entrée de l'immeuble à leur voiture comme un touriste paumé sous le soleil impitoyable.

Il se rend compte qu'espionner ainsi sa femme est ridicule puisqu'il lui suffit d'attendre ce soir pour la piéger.

Mais c'est plus fort que lui ! Les va-et-vient de ce zombie rougissant à vue d'oeil depuis une petite heure paraissent si suspects qu'on aurait presqu'envie d'alerter la police.

Peu avant 17H30, son portable sonne. C'est Anne-Claire qui l'appelle d'une voix épuisée.

— Chouchou, tu es à la maison ? (Elle tousse)

— Oui… Euh … je suis dans le jardin… Enfin dans la rue, quoi.

— Je suis malade, je vais rentrer (elle tousse). Tu pourrais aller me chercher des médicaments contre la toux et la fièvre à la pharmacie juste à côté de chez nous ?

— Heu… Oui, bien sûr… Tu rentres maintenant ?

— Oui, je n'en peux plus !

— Je vais te chercher ce qu'il faut, à tout de suite. Il raccroche.

Il saute sur son vélo et pédale fort jusqu'à la pharmacie par des chemins détournés pour ne pas se faire doubler par sa femme.

Il achète les médicaments et rentre chez lui.

Cuit par la course dans la fournaise, ses yeux ont tant pris de lumière qu'il lui faut quelques secondes pour s'accommoder à l'obscurité relative de leur maison aux volets clos.

— Chouchou ! Tu es déjà là ?

— Je suis au lit, répond-elle en toussant.

Il ouvre doucement la porte de la chambre qui baigne paisiblement dans la lueur d'une lampe de chevet. Anne-Claire est couchée.

Elle s'est enveloppée d'un gros pull beige, d'une écharpe enroulée plusieurs fois autour du cou et d'un bonnet de laine mangeant sa tête jusqu'à ses yeux mi-clos.

Il s'assied sur le bord du lit et pose doucement la main sur son épaule

— Qu'est ce qui t'arrive ?

— C'est la clim, ils l'ont trop baissée. Je ne supporte pas.

Il sort un flacon de sirop et une boîte de comprimés qu'il pose sur la table de nuit en détaillant les médicaments :

— Ça c'est pour la toux et ça c'est pour faire tomber la fièvre.

Il va chercher un verre d'eau à la salle de bains et le pose également sur la table de nuit.

— Tu n'as vraiment pas l'air bien, tu ne veux pas que j'appelle un médecin ? s'inquiète-t-il en s'asseyant sur le bord du lit.

— Non merci, je vais juste dormir un peu. chuchote-t-elle en faisant "non" de la tête.

— Tu veux que je te fasse quelque chose à manger ? À boire ?

— Non, c'est gentil. J'ai juste besoin de me reposer.

— Je te laisse, alors. Si tu as besoin de quelque chose, je suis au salon. conclut-il en se levant.

Anne-Claire replie ses genoux en position fœtale sur le côté. Elle a l'air sereine.

Marc-Antoine sort de la chambre en refermant délicatement la porte.

Il pousse un immense soupir. Une enclume de mille tonnes vient de s'évaporer de ses épaules : tout est manifestement annulé pour ce soir.

Il pose ses mains sur ses joues; elles sont brûlantes. Mais surtout, il a faim et très soif. Il empoigne un berlingot de jus d'orange à moitié plein du frigo et le termine cul sec. Il se confectionne un gros sandwich au gruyère avec des tranches de tomates et se verse un grand verre de limonade avec des glaçons.

Il emmène le tout au salon. Il a si faim qu'il ne songe même pas à allumer la télévision. Une fois son repas dévoré, il se couche sur le canapé et s'endort en une minute, fourbu par son errance en plein soleil et la course à vélo, mais surtout libéré du stress de ce soir.

Il dort profondément.

Le soir commence à tomber. Le peu de soleil qui se frayait un chemin dans les interstices des volets se meurt doucement. Il fait si calme et si noir qu'on croirait la maison inhabitée.

Le silence n'est rompu que par les légers ronflements de Marc-Antoine et le tic-tac de l'horloge.


Chapitre 7

Jeudi soir ­ Le calme avant la tempête

Peu avant 22h30, Anne-Claire appelle Marc-Antoine depuis la chambre.

— Chouchou !

— CHOUCHOU !

Marc-Antoine est déterré en sursaut de son sommeil profond.

— Hein ? Oui… OUI… Qu'est-ce que ? … ATTENDS, je… J'ARRIVE.

Il se lève, se cogne à la table et manque de perdre l'équilibre. Il allume et zigzague vers la chambre en s'aidant des murs comme s'il était saoul.

Il ouvre la porte comme une bourrasque :

—Voilà ! Qu'est-ce qu'il y a ? halète-t-il.

Anne-Claire était toujours couchée sur le lit dans ses habits d'hiver.

— Peux-tu aller me chercher mon portable s'il te plaît ? Je l'ai oublié dans la voiture, sur le siège passager.

— Oui… je… oui, j'y vais.

Il descend au garage en se tenant fermement à la rampe et en respirant fort pour se réveiller. Il ouvre la portière de la voiture et s'assied quelques instants pour reprendre ses esprits.

Il remonte avec le téléphone et rentre dans la chambre : le lit est vide !

Il n'y reste que les vêtements de laine posés en vrac.

— Je rêve ou quoi ? s'interroge-t-il.

Il fouille la maison en l'appelant, sans succès.

Il sort et allume les réverbères décoratifs. Il fait le tour du jardin à pas rapides, mais il n'y a personne.

Il retourne à la chambre. Il soulève le pull, l'écharpe et le bonnet à la recherche d'un indice.

— Oh purée ! Non ! s'exclame-t-il en se tapant le front avec le plat de la main et en fermant les yeux.

Il allume le portable d'Anne-Claire qu'il avait toujours à la main et consulte les nouveaux messages échangés entre Anne-Claire et "Romain/Céline".

[Jeudi 12.6.14 – 17:15] Céline — Je me réjouie dêtre ce soir… De te regardé avec mes mains !

[17:15]Moi — Mmmmm ! Moi aussi, je ne tiens plus en place. Je suis une vraie pile électrique !

[17:16]Céline — Sa m'exite tellement j'espère que je ne vait pas avoir un malaise ha ha

[17:17]Moi — Moi, j'ai la tête tellement ailleurs que je dois tout contrôler trois fois pour ne pas faire de bêtises !

[17:18]Moi — ZUT ! Fait ch… ! Mon mari m'attend en bas ! Il faut que je trouve une astuce pour l'éviter !

[17:18]Céline — Je te fait confiance tu va trouvé

[17:19]Moi — Oui, t'inquiète. Je viens d'avoir une idée, je te raconterai.

[17:20]Céline — Ah ben alors sait bien ! a tout a l'heure, ma puce. Bisoux partout partout ;-)

[17:20]Moi — Bisous partout aussi, mon Romain, à tout à l'heure !

— Ah la salope ! s'exclame-t-il en donnant un coup de poing rageur sur le mur de la chambre.

Il inspire profondément et se motive :

— C'est pas grave. On fait ce qui était prévu. De toute façon c'était prévu alors on fait comme c'était prévu !

Il décroche les clés de la Mini, descend au garage en courant et s'engouffre dans la voiture.

— Mes cheveux ! s'écrie-t-il juste avant de mettre le contact.

L'horloge au tableau de bord indique 22h39.

Il galope à la salle de bains. Il déchire l'emballage de la tondeuse et l'arrache du plastique moulé avec un des deux guides de coupe au hasard qu'il enchâsse dans l'appareil. Ça ne marche pas !

Il grimace.

— Con ! dit-il en levant les yeux au ciel.

Il branche le câble électrique.

Face au miroir, il extermine la houppette isolée au sommet de son crâne et enchaîne avec son croissant capillaire digne du professeur Tournesol. Voilà. Marc-Antoine est rasé comme un kiwi.

— C'est ça la boule à zéro ? Ce n'est pas parfait, mais c'est pas mal, finalement. Par contre, j'ai pris un sacré coup de soleil.

22H54. L'hôtel Mille Stelle est à dix / quinze minutes en voiture. Il doit y être avant 23H15.

Il se douche et se savonne avant même que l'eau n'ait le temps d'être à bonne température. il bondit de la baignoire, se sèche à peu près et met des sous-vêtements propres. Il renfile toutefois sa même chemise chiffonnée qu'il reboutonne n'importe comment.

Il se gicle un nuage de son parfum habituel par réflexe.

— Oh putain, non ! rage-t-il, prenant conscience de son erreur. Tant pis, faut y aller !

23h05. Il démarre tous pneus crissants, direction le Mille Stelle. Il croit savoir que c'est le palace bleu et jaune, après le centre commercial.


Chapitre 8

Un hôtel à mille étoiles

23h13 – Il se gare dans le parking à moitié vide de l'hôtel et trotte vers l'entrée.

Un portier en costume ocre est vissé là, bouchant le passage vers la porte tambour. Celui-ci évalue d'un coup d'œil le risque de laisser entrer ce gars qui accourt comme s'il fuyait des bandits. Il choisit de s'écarter en le saluant.

— Bonsoir Monsieur.

Marc-Antoine répond à peine à cet employé qui regarde voler cet individu semblant s'être échappé d'une essoreuse. Il s'engouffre dans les portes tournantes avec une telle fougue qu'elles en vibrent et se bloquent.

— Monsieur, arrêtez d'appuyer, sinon elles restent coincées !

Ce n'est pas le moment de se faire arrêter. Il lâche le battant en levant les mains, se retourne et adresse un large sourire au portier qui ne lui rend pas. Il rappuie du bout des doigts sur la porte et se retrouve dans le hall de l'hôtel tout en marbre et climatisé. Choc thermique.

Une jeune blondinette timide, modèle nordique à tresse unique, maquillée et ajustée dans son tailleur bleu marine taille 34, se tient campée derrière le comptoir de la réception.

Elle voit s'approcher à pas rapides cet homme cramoisi paraissant avoir été catapulté de son lit en plein cauchemar, suivi un peu en retrait par le portier. Elle accueille ce visiteur d'une voix polie, ne laissant pas transparaître son inquiétude.

— Bonsoir monsieur.

— Oui, bonsoir. Je viens voir madame Rissart. Vous avez son numéro de chambre ?

Elle tape sur son ordinateur tout en cherchant à croiser le regard de son collègue derrière Marc-Antoine. Il répond par un clin d'œil complice qui pourrait signifier quelque chose comme : "T'inquiète pas, s'il bouge le petit doigt, je l'incruste dans le carrelage d'un seul coup de poing".

Marc-Antoine sort de sa poche la gourmette que Francis lui a apporté. Il l'attache à son poignet pour mieux se faire passer pour Romain comme prévu.

— Vous voulez que je l'appelle ? demande la réceptionniste, oscillant entre tact et prudence.

— Non non, donnez-moi son numéro de chambre, elle m'attend. ment-il.

— Elle vous attend ?

— Oui, je suis son mari. Monsieur Rissart.

Elle jette un regard désespéré vers son collègue qui répond par une moue dubitative. Il se défile en montrant l'entrée de l'hôtel avec le doigt et retourne à son poste car d'autres clients arrivent.

Elle décide de lâcher l'information :

— Chambre 110, premier étage. Bonne soirée monsieur.

Il court vers l'ascenseur en regardant sa montre : 23h16.

— Eh merde ! Merde, merde, MERDE !

Il saute dans l'ascenseur et appuie frénétiquement sur le bouton "1". Le voyage a duré une demi-heure selon Marc-Antoine, sept secondes selon l'ascenseur. À peines les portes sont-elles ouvertes qu'il bondit hors de la cabine comme un ressort.

Il est au début d'un long couloir recouvert d'une épaisse moquette couleur miel. De petites ampoules jaunes et blanches sont incrustées çà et là dans les murs bleu nuit du corridor, lui donnant une allure de tunnel spatial apaisant et voluptueux, seulement troublé par le souffle discret de la climatisation.

Il lit le numéro de la première chambre.

— 101, c'est là. se chuchote-t-il à lui-même.

Mais voilà : la porte n'est pas (plus ?) entrouverte comme prévu. Il la pousse fermement mais sans succès. Il s'y adosse en croisant les bras et arbore une moue de dégoût.

— Je suis arrivé trop tard à une minute près ! Ça s'est peut-être même joué à dix secondes ! regrette-t-il. Que faire ? Frapper à la porte ? Attendre ? … S'en aller ?

Marc-Antoine a juste envie de hurler son impuissance.

L'ascenseur émet un petit “bip” ouaté, les portes s'ouvrent.

Un homme halé en sort. Il est chaussé de lunettes de soleil-miroir et vêtu d'un pardessus beige fermé par quatre boutons. Il porte une moustache et une tignasse noire si fournie qu'il pourrait s'agir d'une perruque.

Marc-Antoine constate que ce quidam porte une gourmette. Il conclut qu'il s'agit bien de Romain, effectivement déguisé pour préserver son anonymat.

Il observe Marc-Antoine, puis le numéro de la chambre qu'il garde. Il a l'air hésitant.

Ils se dévisagent une poignée de secondes, puis il outrepasse Marc-Antoine et s'éloigne dans le couloir en boitant légèrement.

Il se retourne régulièrement, peut-être inquiété par un Marc-Antoine attifé d'une chemise froissée comme du papier alu qui emballe un vieux sandwich.

Marc-Antoine colle l'oreille à la porte qu'il garde toujours, mais il n'entend rien.

L'autre s'arrête face à la dernière chambre du long couloir. Il semble hésiter à entrer; il tend la main vers la poignée en guettant Marc-Antoine.

Le numéro de cette dernière chambre est trop loin pour être lisible, mais en comptant les portes, ça doit être la 110. Elle semble différente des autres.

Il s'approche de deux pas pour mieux voir, ce qui semble inquiéter notre homme qui recule de trois pas, arrivant ainsi à l'extrémité du corridor, tout près de la sortie de secours.

Marc-Antoine avance encore et découvre ce que la porte de la chambre 110 a de spécial : elle est entrouverte.

Le supposé Romain agrippe la poignée de l'issue de secours.

Marc-Antoine marche vite, puis court en direction de la chambre entrouverte. L'autre s'empresse d'ouvrir la sortie de secours et s'enfuit.

Arrivé devant la porte entrebâillée, il fronce les sourcils.

— La réceptionniste m'a bien dit 101.

— …

— Ou 110 ?

Marc-Antoine voudrait retourner à la réception pour demander confirmation mais il ne veut pas s'absenter d'ici même pour une seconde !

— Etait-ce Romain, l'homme qui s'est enfui ? Ma femme n'a quand même pas prévu de s'envoyer en l'air avec ce parano boiteux ! s'interroge-t-il.

Il réfléchit.

— Ils ne se sont jamais vus et doivent se rencontrer dans une chambre noire. C'est un sacré malin, en fait; pas besoin d'être Monsieur Univers quand la lumière est éteinte ! Et Dieu sait à combien de filles il a proposé le même plan, ce salopard !

Il est 23h22. Il réfrène son envie de s'engouffrer dans la chambre et d'appeler sa femme. Plombé de frustration, il évalue les options mentalement.

— Qui laisserait la porte de sa chambre ouverte à onze heures du soir ? Est-ce quelqu'un qui a mal fermé sa porte ? Peut-être s'agit-il juste d'une chambre vide ?

Il inspire profondément et pose la main sur la poignée.

Alea Jacta Est.


Chapitre 9

Explosion sensuelle

Il pousse tout doucement la porte. La lumière cotonneuse du couloir en profite pour s'inviter timidement, dévoilant un petit corridor privatif.

A droite, il y a une porte (sans doute la salle de bains) et à gauche un long mur qui semble se poursuivre jusqu'au bout de la chambre.

A la fin de ce petit corridor d'environ deux mètres, la chambre proprement dite se devine sur la droite.

Il referme doucement la porte derrière lui. L'obscurité est maintenant totale.

Sans bruit, presque sans respirer, Marc-Antoine se déshabille entièrement et entasse ses vêtements par terre contre la porte d'entrée.

Nu comme il est né – à part la gourmette – il s'avance. Sa main droite le guide : il frôle le mur, puis la porte de la salle de bains, à nouveau le mur, puis le vide.

Il avance lentement sa main-guide à hauteur des genoux jusqu'à buter contre le lit. Il sent une fragrance printanière, comme des morceaux de fruits exotiques et frais dans un champ de fleurs avec un soupçon de musc. C'est un parfum féminin mais pas celui de sa femme.

Il fléchit les jambes face au lit et aventure sa main quelques centimètres au-dessus du matelas. Il finit par toucher la cuisse d'une personne dénudée allongée sur le côté, face à lui. Il devine un léger tressaillement et un petit soupir.

Marc-Antoine sent son iceberg d'angoisses fondre dans une houleuse mer brûlante d'envies et de curiosité.

Il s'allonge sur le lit, face à cette femme.

Les sens de Marc-Antoine s'embrasent dans un incendie qui le consume sans qu'il tente vraiment s'y opposer, mais le pourrait-il seulement ?

Sa main remonte sur le côté de la cuisse, caresse la hanche et rencontre un coude. Elle a le bras rabattu sur sa poitrine, comme s'il fallait la cacher.

Il pose sa main sur son épaule et elle pivote sur le dos, repliant les bras derrière la tête. Ce changement de position fait glisser la main de Marc-Antoine sur une généreuse poitrine.

Son cœur bat si fort qu'il en halète. Ses doigts se promènent d'un sein à l'autre. Des soupirs féminins deviennent audibles. Les minuscules frissons se muent en vaguelettes de plaisir à mesure des effleurements prodigués sur ses tétons érigés.

Toujours allongé face à elle, il s'approche afin de s'accoler à ce corps affolant qui pourrait être celui d'Anne-Claire s'il n'exhalait pas ces enivrantes effluves inconnues, fruitées et musquées.

Il s'allonge sur ce corps aux formes arrondies en prenant garde de ne pas l'écraser.

Il approche doucement sa bouche de la sienne. Comme elle sent bon la menthe fraîche !

Elle encadre la tête de Marc-Antoine de ses bras et lui caresse le crâne. Leurs lèvres entrouvertes se découvrent mutuellement; deux langues improvisent une chorégraphie redoublant d'ardeur à chaque instant. Leurs bouches font l'amour en huis-clos.

Il se repositionne à côté d'elle. Elle demeure sur le dos tandis que la main de Marc-Antoine descend sur son nombril, puis plus bas et plus bas encore.

Quelle surprise !

Son pubis est lisse ! Lisse comme un abricot, moelleux comme un petit coussin de soie fendu.

— Voilà pourquoi il ne s'est pas fait démasquer malgré son parfum habituel. Ce n'est donc pas Anne-Claire ! conclut-il, ahuri.

Peu importe, décide-t-il. Son esprit explose en confettis tandis qu'il continue à caresser cette inconnue un peu machinalement. Il se force à ne rien laisser paraître de son trouble, et vis le moment présent, autant que faire se peut.

Il lui masse sensuellement l'entrejambe tout en coinçant l'un des tétons entre ses lèvres pour multiplier les sensations.

Ses doigts se font inquisiteurs et s'invitent en elle. Elle cambre son corps et soupire de plaisir.

Il accentue l'intensité de ses caresses. Il sent le plaisir qui envahit tout le corps de cette femme. Elle se raidit de bien-être. Le plaisir monte, monte et monte encore.

Ça y est !

L'orgasme explose et détone dans une avalanche de cris retenus.

Marc-Antoine jouit mentalement de la sentir ainsi exploser de plaisir.

Elle pose sa main sur celle de son tendre assaillant pour quémander une trêve. Il caresse doucement son ventre et sa poitrine. Il sent son cœur battre la chamade. Quelques spasmes résiduels la font encore un peu sursauter.

La voici qui atterrit doucement de son beau voyage.

Elle se tourne vers Marc-Antoine et l'enlace aussi fort que tendrement.

En fin d'entracte de ce ballet voluptueux, elle pivote Marc-Antoine d'autorité sur le dos et se place à genoux à ses côtés pour prendre les choses en main. Elle le caresse si bien que son membre s'érige comme l'obélisque. Quelques mouvements manuels font monter encore l'excitation, le corps tout entier de Marc-Antoine palpite.

Elle se penche alors pour lui prodiguer une caresse tout en langue et en palais.

Envoûté par cette étreinte buccale, Marc-Antoine caresse les cheveux de sa partenaire.

Des cheveux courts et ondulés.

Il pense à cette merveilleuse bouche humide et chaude qui fait coulisser son sexe des lèvres à sa gorge, tandis que la main de cette déesse anonyme s'affaire à malaxer tendrement ses bourses.

Ces mouvements font monter le plaisir trop vite. Marc-Antoine signifie par une pression de la main qu'elle ne doit plus bouger.

Il ne veut pas se laisser venir. Pas maintenant. Pas encore.

Elle concède une pause sans toutefois retirer sa bouche. Elle récidive peu après, narguant l'orgasme qui menace de déferler.

Elle change de position, toujours sur lui mais elle passe ses jambes autour du visage de Marc-Antoine afin qu'il puisse la déguster également. Ils sont sans doute aidé par l'obscurité qui les absout de toute gêne.

Lorsque la langue agile de Marc-Antoine s'aventure dans le recoin le plus intime de cette encoche humide, sa complice pousse un miaulement de plaisir et plante ses ongles sur la cuisse de Marc-Antoine, surpris. Elle se tend de plaisir et le mouvement de son bassin en demande encore.

Ainsi encouragé, il s'aventure à nouveau au même endroit, par petits coups de langue successifs, toujours plus appuyés, toujours plus profonds, toujours plus longs.

Elle vibre de plaisir et pose la main sur le ventre d'un Marc-Antoine qui halète et retient ses cris pour ne pas rompre le contrat; personne ne doit parler. Son bassin va et vient sur la bouche de Marc-Antoine. Il sent qu'elle va jouir car tout son corps se contracte alors qu'elle a repris aussi les choses en bouche.

Il a tellement envie d'elle qu'il rêve qu'elle vienne s'empaler sur lui. Maintenant. Vite. Fort.

Mais une pensée vient de le percuter de plein fouet. Il vient de se rappeler qu'il a oublié le préservatif dans l'armoire à pharmacie.

Ses caresses deviennent automatiques, il n'est plus à son affaire. Aura-t-il la force de refuser d'aller plus loin s'ils ne sont pas protégés ?

Une solution inattendue se présente d'elle-même. Marc-Antoine est si perturbé par ce dilemme qu'il se dégonfle comme une piteuse baudruche dans la bouche même de sa partenaire.

Elle prolonge toutefois ses caresses avec le même entrain puis elle se redresse sur les genoux, à côté de Marc-Antoine, semblant confirmer l'abandon des activités.

Pas du tout : elle place un genou de chaque côté du bassin de Marc-Antoine, minette détrempée contre verge mollassonne et se penche en avant pour mordiller les tétons de Marc-Antoine. Il savoure l'instant puisque la pénétration n'est désormais plus possible.

La coquine y met tant d'ardeur et tant de conviction qu'une érection flambant neuve renaît comme le phénix de ses cendres.

Elle se redresse en s'appuyant d'une main contre la poitrine de Marc-Antoine. De l'autre, elle saisit ce sexe nouvellement gorgé de désir et en place le bout juste à l'entrée de son sexe prêt à l'accueil. Elle pourrait juste se laisser choir, s'empalant naturellement.

Elle demeure ainsi quelques secondes, comme suspendue au-dessus d'une épée de Damoclès à l'envers.

Quel supplice ! Il voudrait pouvoir tirer un signal d'alarme, mais les vigoureuses endorphines paralysent sa raison.

Ah ! Contre toute attente, l'inconnue se retire et s'en va de l'autre côté du lit. Elle semble tâtonner sur la table de chevet.

Il entend un petit craquement, puis elle revient s'agenouiller à côté de lui. Elle lui enfile quelque chose en moins de temps qu'il n'en faut pour dire "capote".

Quel soulagement ! Marc-Antoine garde à l'esprit qu'il trompe sa femme, mais en toute sécurité. Il a même presque bonne conscience. Après tout, le corps de cette femme ressemble tant à celui d'Anne-Claire que c'est un peu comme si c'était elle, n'est-ce pas ?

Elle se réajuste comme avant, à cheval autour de son bassin. Le sexe emballé et gonflé d'envies de Marc-Antoine se retrouve à nouveau à l'entrée de cette exquise cavité.

Voilà ! Elle s'embroche d'un coup, à fond, dans un duo de soupirs rugissants. Elle lui prend les mains et les plaque sur ses seins tandis qu'elle imprime à son bassin un mouvement de va et vient langoureux et rythmé.

Il sent son épée qui va et vient dans ce délicieux fourreau, encore et encore. Parfois, il s'enfonce jusqu'au bout et ne bouge plus pour se sentir au plus profond d'elle. Parfois elle se retire complètement pour revivre plusieurs fois le plaisir de la pénétration depuis le bout des lèvres.

Marc-Antoine sent la pression qui monte et tutoie l'orgasme. Il resserre l'étreinte de ses mains sur la poitrine de sa complice improvisée. Les mouvements souples deviennent saccadés. Elle se connecte aux sensations de Marc-Antoine qui tremble qui retient son plaisir prêt à jaillir.

Elle vibre et se tend comme une corde de guitare. Pas tout de suite ! Encore une seconde, encore !

Oui. Voilà !

Les deux jouissances éclatent à l'unisson dans une symphonie de cris soupirés. Deux corps vibrants en chœur transpirent leur satisfaction par tous leurs pores. Le bouquet final de ce feu d'artifice engendre des ondes de plaisir qui résonnent dans tout leur être.

Le temps s'est arrêté, flottant sur la crête d'une montagne de satisfaction.

Ils atterrissent doucement de ce voyage, d'autant plus beau qu'ils étaient privés de la vue. Ils se délectent du calme après l'orage, sereins et repus.

Toujours sur lui, elle pose sa tête de côté sur sa poitrine, croisant ses doigts avec ceux de Marc-Antoine.

Il se sent mollir à nouveau, alors qu'il est encore en elle. Elle se laisse doucement glisser de côté, tout contre lui. Ils dégustent ensemble cette éternité de tendresse qui conclut leurs assauts amoureux.

Il lui caresse l'épaule gauche et fait glisser sa main sur son bras. Au niveau du poignet, il sent un bracelet plat, puis un deuxième. Ce ne sont pas des bracelets ordinaires, ils ont une partie rigide et circulaire : ce sont des montres !

Ça interpelle Marc-Antoine; qui donc peut bien porter deux montres ?

CÉLINE ! … Céline Rana, La collègue d'Anne-Claire, cette insatiable croqueuse d'hommes qui ressemble tant à sa femme.

Marc-Antoine essaie de rassembler ses idées. Il se concentre autant qu'il peut, et feint d'avoir compris depuis le début qu'il n'est pas avec sa femme :

— C'est quoi ton prénom ?

Elle lui met le doigt sur la bouche :

— Chhhhhhut.

Elle s'approche de son oreille et lui murmure dans un souffle à peine audible :

— Céline.

Il ravale sa salive avec le petit bruit typique qui va avec.

Il cogite à s'en donner des crampes au cerveau : POURQUOI Anne-Claire l'a-t-elle piégé ?

Est-ce même un piège ? Il n'est peut-être bêtement pas dans la bonne chambre.

— Ou alors elle m'offre sa nouvelle collègue Céline ? … Non, pourquoi ferait-elle ça ?

Il lui caresse toujours le bras comme un automate. Elle se laisse faire. Il fronce les sourcils et d'un coup, l'évidence le transperce comme une balle

— La stagiaire avec qui j'ai couché en même temps que j'ai connu Anne-Claire ! Lindsay, c'est Céline à l'envers ! vient-il de comprendre. Quel con ! Flagrant délit d'adultère… Voilà pourquoi elle a tant insisté pour savoir si je coucherais avec une autre fille ! … Si ça se trouve, Anne-Claire est assise dans un fauteuil au coin de la chambre depuis le début ! … Elles se sont vengées toutes les deux d'un coup

Marc-Antoine sent ses tempes qui battent sous l'effet du stress.

Il se souvient qu'ils possèdent une caméra pourvue d'une fonction infra-rouge et prend conscience qu'il a peut-être même été filmé depuis son entrée dans la chambre !

Il se redresse d'un coup et se lève face au lit en plaçant ses mains sur son sexe et resserre les jambes.

Il craque :

— ANNE-CLAIRE ! … TU ES LÀ ?

Sa femme répond d'une voix calme et distincte :

— Oui oui. Je suis là, Chouchou, je suis là.

Le cœur de Marc-Antoine lui défonce la poitrine. Suffoquant d'angoisse il cherche désespérément l'interrupteur en passant sa main sur toute la surface du mur à côté du lit, sans succès.

— Tu cherches quelque chose ? s'amuse Anne-Claire.

Marc-Antoine ne répond pas. Il trifouille nerveusement la tête de lit.

Ça y est, il a trouvé :

Clic.

Et la lumière fut.


Chapitre 10

Scrabble

Anne-Claire est seule, lascivement allongée, la tête accoudée sur le lit face à Marc-Antoine. Elle a les cheveux courts et ondulés. Elle est nue à part deux montres au poignet. Elle se caresse le bas du ventre, comme pour mieux attirer l'attention sur son pubis nouvellement épilé. Elle brille encore de transpiration et fixe son mari d'un sourire coquin et admirateur.

Marc-Antoine, figé comme une statue de cire, semble mimer un chimpanzé les jambes à moitié fléchies, l'index encore enfoncé sur l'interrupteur.

Faussement candide, elle consulte l'heure sur l'une de ses deux montres.

— Tiens, il est minuit et quart. Voilà, on est vendredi treize ! Bon anniversaire de mariage, Chouchou !

— …

— Je t'avais promis de te surprendre cette année… Défi relevé, non ? dit-elle avec un sourire immense et franc.

— …

Marc-Antoine a juste envie de disparaître, comme ça : "Pouf !"

Et il disparut en appuyant à nouveau sur l'interrupteur.

Clic.

Il se sourit à lui-même de s'être fait à ce point mener en bateau. Mais qu'est-ce que c'était bon !

Il rallume et revient s'allonger sur le lit, face à sa femme. Il la serre dans ses bras et l'embrasse.

— Alors, surpris ? lance-telle.

— Pas du tout ! affirme-t-il exagérément.

Ils éclatent de rire.

— Incroyable… Incroyable ! … Quelle organisation ! Je n'ose pas imaginer le boulot que ça t'a demandé ! lance-t-il.

— Que ça NOUS a demandé. Tu dois bien imaginer que je n'ai pas tout fait seule; voilà deux semaines qu'on se voit et qu'on s'appelle presque tous les jours, avec Francis.

— Mais comment avez-vous imaginé une idée aussi tordue ?

Elle baisse les yeux et joue avec les quelques poils du torse de son mari.

— Tu sais, quand on s'est pris la tête il y a quinze jours, j'étais vraiment peinée. Tu te souviens de ce que je t'ai dit ? … "Je me raserai le bas quand…"

— … "Quand je me raserai le haut !"

— J'ai tenu parole. répondit-elle d'un d'air coquin.

Elle lui caresse le sommet du crâne.

— T'es trop beau comme ça, Chouchou !

Ils rient d'un air complice puis s'enlacent.

Marc-Antoine — Tout ceci grâce à une dispute, finalement.

— Tu peux dire merci à Francis ! Il a su trouver les mots justes pour m'apaiser : il m'a dit que des couples comme nous, on n'en fait plus et qu'il faudrait nous mettre sur la liste des espèces menacées avant qu'on ne disparaisse tous.

— Il a raison ! rit-il

— Au départ, Francis voulait juste que je te fasse croire que j'avais rendez-vous avec un amant dans un hôtel.

Marc-Antoine fronce les sourcils, interloqué.

— Je ne comprends pas ?! Tu voulais te "venger" de notre dispute ou tu voulais me faire une surprise pour notre anniversaire de mariage ?

—Joker ! … Bref, ça ne me plaisait pas vraiment et je n'avais pas envie d'un autre homme, d'où l'idée de faire de toi l'inconnu. Tu sais, on s'est sacrément creusé la tête pour trouver la manière de te faire prendre la place de Romain !

— Ah, mais quand Francis est passé me voir mercredi matin, ce n'était pas du tout une visite surprise, en réalité ?

— Pas du tout, non ! dit-elle en riant. Tout était programmé au millimètre. Il avait un de ces tracs avant de te rendre visite !

— Hé ben chapeau ! Quel acteur ! … Mais comment avez-vous deviné que j'allais vouloir prendre la place de Romain ?

— Oh ! Es-tu bien sûr que c'est toi qui a eu l'idée ? répondit-elle, espiègle.

Marc-Antoine lève les yeux au ciel dans un effort de mémoire :

— Non ! c'est Francis… Tu m'as demandé de rester à la maison en prétextant une livraison, mais le coursier n'est jamais passé, coquine ! (clin d'œil)

— Si si, il est passé. minaude-t-elle. Il a même livré une petite surprise pour nous deux : va voir dans le réfrigérateur.

Il se lève et ouvre le petit frigo-bar. Il y trouve la bouteille de Muscat de Beaumes-de-Venise 2090 – Ou plutôt 2009 en regardant mieux – apportée par Francis.

De son côté, Anne-Claire sort leur tire-bouchon de son sac à main et le tend à son mari.

— Il était donc là, ce satané tire-bouchon, s'exclame-t-il en souriant.

Il ouvre la bouteille jaune or et remplit deux verres qui se trouvaient là. Il s'allonge à nouveau près d'elle et ils trinquent à leurs cinq ans de mariage.

Ce vin délicieux dégage un puissant arôme de miel et de fleurs exotiques. Doucement capiteux, il roule en bouche pour la tapisser de saveurs.

Après avoir pris le temps d'apprécier quelques gorgées, Anne-Claire continue ses explications :

— Je voulais te faire la surprise de m'épiler et du coup, j'ai eu aussi envie de changer de coiffure. Voilà comment j'ai eu l'idée de me faire passer pour une autre… C'est pour ça que je t'ai souvent parlé de ma nouvelle collègue Céline. C'était très bizarre car lorsque je t'en parlais, ça m'excitait, mais en même temps j'étais super-jalouse d'elle.

"Lindsay" ! envisage-t-il immédiatement. Sentant le piège qui se referme, il tente de retourner la faute sur Anne-Claire :

— Ah ! mais alors, tu m'as poussé à la faute ! Tu es vraiment une…

Elle lui met le doigt sur la bouche

— Chhhhhut ! … Mais oui, j'avoue ! Tu ne t'en es peut-être pas aperçu, mais je me suis arrangée pour que tu ne me touches pas le poignet avant la fin… Quand tu cherchais l'interrupteur comme un fou, j'avais une de ces envies d'éclater de rire ! … Je suis désolée Chouchou.

Elle l'embrasse.

Marc-Antoine remplit à nouveau les deux verres. Il est perplexe car elle n'a pas l'attitude d'une femme trompée qui vient d'annoncer à son mari qu'elle a tout découvert. Il décide de faire comme s'il ne comprenais rien et tente de savoir où elle veut en venir.

— En réalité, les SMS que tu échangeais avec Romain, c'était avec ta collègue Céline ?

— Non, pas du tout. J'ai juste renommé "Francis Le Guen" en "Céline Rana"… Il était à côté de moi quand on s'est échangé les textos sur lesquels tu es tombé "par hasard".

— Ah ! Francis a joué le rôle de Romain, en quelque sorte ?

— Oui, mais Francis et l'orthographe, ça fait trois. Quand je le voyais commettre toutes ces erreurs, ça m'écorchait les yeux mais je n'osais pas lui dire. Il m'a dit que la seule chose qui t'a sauté aux yeux, c'étaient les fautes.

— C'est vrai ! répond Marc-Antoine en mettant sa main devant la bouche. J'ai dû le vexer, le pauvre !

Il enchaîne :

— Et la photo du mec de dos, c'est qui ?

— C'est toi. C'est ton dos que j'ai pris discrètement en photo. J'ai demandé au graphiste de ma boîte de foncer ta peau, de remplacer ta tête par une tête rasée et d'ajouter une gourmette. Il se débrouille bien en retouches d'image, tu ne trouves pas ?

— Incroyable ! Je ne me serais jamais reconnu !

Ils terminent leur verre.

— Il y a encore un truc qui me taraude : Pourquoi as-tu simulé que tu étais malade tout à l'heure ?

— Là, Chouchou, c'est toi qui m'a piégée ! Je t'ai aperçu en train de te balader depuis la fenêtre de mon bureau… Qu'est-ce qui t'a pris de venir m'espionner ?

Marc-Antoine esquisse un geste d'impuissance :

— Je ne sais pas ! … Je ne sais pas, j'avais le cerveau en miettes avec cette histoire. avoue-il, dépité.

— Tu m'inquiétais vraiment, tu sais ! … Comme je me suis fait couper les cheveux à midi, je ne pouvais pas sortir sans que tu me voies. Je n'ai rien trouvé de mieux que de t'envoyer à la pharmacie en urgence pour t'éloigner. Dès que je t'ai vu enfourcher ton vélo, je me suis précipitée chez nous pour me dissimuler la tête dans de gros vêtements. Je me sentais obligée de rentrer, parce que si tu ne m'avais pas vue à la maison, tu allais sûrement péter les plombs … Qu'est-ce que j'ai eu chaud dans tous les sens du terme ! Je t'ai maudit, tu sais, Chouchou !

Marc-Antoine, l'air franchement désolé — Elle te va vraiment bien cette nouvelle coupe, Chouchou ! la félicite-t-il.

— Je suis contente que ça te plaise !

Ils s'embrassent.

Elle reprend :

— Et donc, quand je t'ai demandé d'aller chercher mon téléphone dans la voiture, je savais que j'avais juste quelques secondes pour sortir et me précipiter dans la voiture de Francis qui m'attendait pour m'emmener à l'hôtel.

Marc-Antoine — Qu'est-ce que tu m'as fait flipper ! Disparaître ainsi, sans raison. Tu as mis mes nerfs à rude épreuve !

— Oh, je suis désolée, Chouchou.

Elle lui caresse la tête tendrement. Elle poursuit :

— Je t'attendais à onze heures et quart, tu es arrivé avec dix minutes de retard. Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Non, rien, j'ai juste confondu les chambres 101 et 110. avoue-t-il, honteux.

— Oh zut ! J'aurais dû y penser ! … Pauvre Francis !

Marc-Antoine — Qu'est-ce que Francis vient faire là-dedans ?

Anne-Claire sourit, l'air de retourner la question à son mari.

— Ah mais, attends… Le lascar en imper qui boitait, tu ne vas quand même pas me dire que …

Anne-Claire sourit encore, mais cette fois l'air de dire "Eh oui".

— Oh non ! Je ne l'aurais jamais reconnu ! C'était Francis, tu es sûre ? Je n'en reviens pas ! Mais, du coup, "Romain Cante", c'est qui ? … C'est personne ?

Anne-Claire — Si si, c'est quelqu'un… J'ai même couché avec lui, si tu veux tout savoir.

— QUOI ? s'étrangle Marc-Antoine.

— C'est toi, Chouchou.

Elle récite les lettres :

m a r c a n t o i n e

r o m a i n c a n t e.

— C'est les mêmes lettres ! C'est génial ! dit-il en recomptant les lettres.

Anne-Claire — Ca a beaucoup fait rire ma nouvelle collègue Céline, d'ailleurs.

Cette réflexion renvoie Marc-Antoine d'un coup sec dans une réalité qu'il avait presqu'occultée. Lindsay est-elle vraiment la nouvelle collègue d'Anne-Claire ? Il cogite à cent à l'heure. Comment savoir ?

Il se jette à l'eau :

— Elle est au courant que tu l'as mise au coeur de cette histoire de fous ?

— Oui. Bien sûr.

— Et qu'est-ce qu'elle a dit ? répond-il, mort de trouille.

— A ton avis ? Tu devrais le savoir, tu la connais bien. Répond-elle, d'un sourire énigmatique.

Le sol s'effondre sous Marc-Antoine qui sent son cœur s'arrêter et son ventre qui se noue. Il retient ses larmes, lui qui regrettait déjà tellement cette incartade – qui n'en était pas vraiment une, quelque part. Il se remémore une citation : "La vérité, c'est ce qu'on finit toujours par savoir".

Perdu pour perdu, il se mure dans le déni :

— Je ne sais pas ! Non, je ne la connais p…

TILT

Il prononce les lettres à haute voix en les comptant sur ses doigts :

a n n e c l a i r e

c e l i n e r a n a

Anne-Claire — Bon anniversaire de mariage, Chouchou. Je t'aime.

Marc-Antoine — Je …

Elle le fit taire d'un baiser.

Signaler ce texte