Chapitre 8

David Cassol

    Il sentit la main de mama le secouer légèrement, et ouvrit péniblement les yeux. La pièce était sombre malgré la vieille lampe murale. Il s'assit sur le sofa et s'étira le dos. Son épaule le lança. Il ne s'habituerait jamais! Il oubliait sans cesse que son bras et sa jambe ne fonctionnaient plus. Par réflexe, il tentait de s'en servir, s'offrant chaque fois un joli cocktail de stimuli douloureux.

— Tu as mal ? demanda Anita. 

    Elle semblait plus chaleureuse que la veille, mais conservait une froide distance. Elle était comme au-delà du monde, dans un lieu qu'il ne pouvait atteindre.

— En général non, enfin quand je me souviens que je suis handicapé et que j'évite les mouvements stupides.

— Mama peut te masser, elle est douée!

— Je le note si la douleur devient trop grande, mais pour le moment ça ira.

    Il n'osa pas demander un café, ou quelque chose à manger. Ils vivaient dans un état de pauvreté flagrant, pourtant Moustache était physicien! Les élites ne gagnaient peut-être pas si bien leur vie dans un monde régi par le communisme. Ce genre de poste procurait probablement moins de petits avantages que celui d'éleveur ou d'agriculteur.

    Mama déposa un plateau avec du café fumant, trois carrés de chocolat et du pain sec.

— Liège compte parmi les plus grands pôles de recherche. Perdito dispose d'une chaire, il est professeur et réalise des études pour le Komintern. Ses contacts privilégiés nous prodiguent du chocolat de temps en temps, et même des fruits ! L'an dernier, ils lui ont offert une bonne pièce de viande pour le récompenser de ses avancées.

    Lorsqu'elle évoquait Moustache, le regard d'Anita brillait de mille feux.

— Pourquoi la science intéresse-t-elle un régime communiste, surtout si ce n'est pas pour un bras de fer contre une idéologie opposée?

— Les rebelles ne représentent pas une menace pour le Parti. Les sciences sont devenues une tradition, une passion, un hobby pour nos élites. Certains les appellent les nouveaux tsars, mais on peut être fusillé pour ça! Ces dirigeants haut placés gouvernent le comité de l'Union soviétique. Les soviets du monde entier sont soumis à leur contrôle, ainsi que l'armée bien sûr. Perdito est comme, hmm, disons un comédien.

— Il existe encore des théâtres ? demanda Perdito.

— Oui, mais pas pour le peuple. Les plus grandes villes accueillent parfois un spectacle de marionnettes financé par le Parti, mais cela reste rare.

    La collation terminée, ils se lavèrent à tour de rôle. Mama sortit un jeu de dés et ils se relayaient à la table en attendant leur tour.

— Quel est le programme aujourd'hui ? demanda Perdito gaiement. 

    Il brûlait d'envie de découvrir cet univers apocalyptique. Durant sa jeunesse, les idées trotskistes le séduisaient. Que serait devenu le communisme s'il s'était effectivement étendu au monde entier ? Quelque chose de semblable à l'URSS, selon les premières apparences. Anita et Mama le regardèrent tristement.

— Nous ne sortons jamais Perdito, ce serait dangereux pour nous. Les femmes se font capturer dehors, même les vieilles dames comme moi. Personne ne sait où nous vivons. Anita est trop jolie, elle les tenterait. C'est ainsi que fonctionne notre monde maintenant. Les hommes travaillent pour nourrir leur foyer, et chacun garde sa demeure secrète afin de protéger les siens.

— Et si quelqu'un nous trouvait ?

— Nous possédons des armes, et il aurait bien du mal à nous débusquer dans ce dédale d'appartements vides. Seul un fou s'y risquerait, répliqua Anita.

— Je ne suis pas une femme, je pourrais sortir ?

— Et que répondrais-tu si jamais un militaire t'interrogeait ? Tu es diminué : les gens comme toi vivent dans des usines fermées, ils ne circulent pas librement. Lorsqu'ils ne sont plus productifs, on les jette dans un fossé.

    Perdito tressaillit. Il repensa à Mad Max, aux camps nazis, à l'anarchie durant les guerres en Afrique. La réalité demeurait cruelle et impitoyable pour ceux de son acabit. Il se demanda combien de temps ils lui accorderaient leur protection. Moustache se lasserait. Il était en danger dans ce monde, rien de bon ne l'attendait. Sain de corps, il aurait pu avoir une chance, mais il était condamné. Il regrettait la cité des hommes-fourmis, Sardtihr, Anita-fourmi, et la tristesse le submergea. Tout sauf ici, prisonnier de quatre murs jusqu'à ce que Moustache se débarrasse de lui comme d'un vieux jouet passé de mode.

    La porte s'ouvrit en claquant, les femmes bondirent d'effroi et dégainèrent les armes à feu cachées à proximité. Perdito sentit son cœur monter dans sa gorge et l'adrénaline envahir son corps. Ses muscles se crispèrent, son métabolisme se préparait au combat. Ce n'était que Moustache, hors d'haleine. Il était rouge vif, une large veine barrait son front.

— Perdito, on s'en va, vite ! Ils savent où tu te trouves. Viens, suis-moi, tu mets ma famille en danger !

— Où l'emmènes-tu ? Tu dois nous protéger ! couina Anita.

    Perdito la regarda et comprit que cette indifférence n'était pas feinte. Anita se préoccupait de choses bien plus essentielles dans la vie! Pour la première fois, il remarqua une expression sur son visage : la terreur.

— Ils ignorent encore où il se trouve, je l'éloigne de vous. Reste avec Mama, je reviens bientôt.

    Moustache attrapa Perdito par le col et le tira vers la porte. Il n'arrivait pas à suivre le rythme, mais ce dernier le portait à bout de bras. Ses pieds touchaient le sol par intermittence, le temps de se donner un petit élan. Son hôte l'emportait comme une tornade et il n'avait aucune idée de ce qui adviendrait de lui.

— Comment m'ont-ils trouvé ? demanda Perdito.

— La radioactivité, répondit Moustache. Ton arrivée a déclenché de grandes perturbations. Borislav, un scientifique russe, travaille sur un projet militaire. Il possède une machine capable d'enregistrer plusieurs types de fréquences. Il te piste grâce à sa boussole.

— Alors tu m'éloignes de ta famille pour les protéger. J'espère que tu me tireras une balle avant de m'abandonner dans un coin perdu, lui répondit Perdito.

    Moustache lui lança un regard acerbe.

— Pas le temps pour ton humour décalé. Je ne compte pas te tuer. Je vais t'emmener loin d'eux, et ensuite tu devras t'enfuir. Tu as peut-être une chance d'échapper à leurs radars si le phénomène s'estompe rapidement.

— Et s'ils m'attrapent ? 

    Perdito ne plaisantait plus du tout. Moustache semblait plongé dans un grave dilemme.

— Écoute, je te laisserai une arme. Si les choses tournent vraiment mal, tu choisiras ta propre voie. Je ne suis pas un assassin, et tu es... unique! Je ne peux pas te tuer, ce serait un crime pour l'univers entier. Tu demeures une énigme Perdito: tu traverses les mondes! Peut-être que tu pourras leur échapper comme ça.

    Perdito sentit le regard plein d'espoir de Moustache. Il baissa les yeux, résigné et las de fuir. Oui, il pourrait peut-être transplaner, mais le phénomène se révélait capricieux, erratique, incontrôlable. Et pour aller où ? Peu importe la destination, la situation se détériorait inéluctablement. Est-ce que seul son monde restait convenable ?

    Ils débouchèrent sur une cour à ciel ouvert. Des militaires les braquaient avec des fusils. Un type grassouillet vêtu d'un long manteau en cuir souriait, les mains croisées dans le dos. Il portait des lunettes rondes réfléchissantes et des cheveux blonds coiffés en brosse. Il marqua un petit air satisfait en les apercevant. Le confrère dont parlait Moustache. Il déploierait une palette de cruauté très variée à son égard. Il s'imagina comme un chimpanzé de laboratoire. Une vision délirante surgit dans son esprit : il était nu, dans une cage, et ce type sadique l'obligeait à se tartiner de rouge à lèvres... Non, le Dr Borislav le soumettrait à des expériences bien moins orthodoxes. Le scientifique applaudit. Il mimait un sourire, grimace qui aurait pu déclencher l'hilarité si la situation ne semblait pas désespérée. Perdito fut convaincu qu'il avait rêvé ce moment, comme dans les films où le méchant machiavélique jouit de la réussite de son plan tordu. Il se mettait en scène, il endossait le rôle du vilain dans les nanars hollywoodiens.

— Bravo Pr Sanchez. Je me félicite d'avoir placé ma confiance en vous. Vous nous avez trouvé et amené le spécimen comme je l'escomptais.

    Perdito lança un regard à Moustache pour s'assurer de ce qu'il savait déjà, ce dernier parut surpris. On les avait piégés. Bien, au moins ce double-là ne se comportait pas comme une ordure. À sa place, il aurait probablement troqué Moustache contre une tablette de chocolat et la sécurité des siens. Son jumeau était courageux, et peut-être un peu plus bête qu'il n'en avait l'air.

— Votre machine, c'était du bluff ?

— Non, elle m'a permis de noter un léger rayonnement dans une zone proche de chez vous, mais sans votre aide je n'aurais jamais pu lui mettre la main dessus. Dans le cas contraire, vous seriez déjà morts, lui, vous et votre stupide petite famille. Vous êtes un piètre scientifique Pr Sanchez, doublé d'un imbécile. Votre naïveté n'égale que votre incompétence. Brave soldat, vous nous l'avez servi sur un plateau. Je considère cependant votre comportement comme une trahison envers le Parti. Je m'occuperai de votre charmant foyer. Vous êtes bel homme, votre femme devrait pouvoir payer la dette de votre bêtise. J'imagine que ce sera une bonne leçon pour vous!

    Borislav éclata d'un rire ridicule, comme un super-vilain de comics. Ce type avait passé une grande partie de sa vie à bouquiner ce genre de revue pour adolescents geeks, et il avait dû subir son lot de moqueries, de mépris et de violences. Borislav entretenait son hilarité forcée, et grotesque. Il avait répéter longuement devant son miroir, aspirant un jour à créer ce petit effet.

— Je vis avec ma vieille mère, et vous ne la trouverez jamais, rétorqua Moustache.

    Il lui lança un regard et Perdito comprit. Il lui faisait confiance, cet idiot venait de baser tout son plan sur sa capacité à transplaner ! Borislav cessa de rire. Il reprit son calme et son air froid de sergent SS. Il incarnait à merveille l'archétype du scientifique nazi. Les soldats ne bronchaient pas. Ils avaient baissé leurs armes durant le monologue, terrassés par l'ennui. Moustache n'avait pas fini sa phrase qu'il s'engouffrait déjà avec son prisonnier dans la cage d'escalier. Les coups de feu éclatèrent et frappèrent l'acier fatigué. Perdito escomptait que la porte les protège, mais les balles les transpercèrent comme du beurre. Il en reçut deux dans le corps et une troisième dans sa jambe brisée. Il cria et Moustache hurla de douleur. Du sang coulait de son bras, en grande quantité.

— Ne tirez pas, bande d'idiots ! Je veux le spécimen vivant ! Abattez Sanchez, mais ne blessez pas l'autre. Ramenez-les-moi, vite, viiiiite !

    Perdito rit dans sa barbe, malgré la souffrance, en imaginant ce petit bonhomme taper des pieds comme un gosse parce qu'on venait de casser son jouet. Ils ne fuiraient pas bien loin.

    Moustache déploya des ressources insoupçonnées. Perdito s'affaiblissait dangereusement. Il avait perdu beaucoup de sang, mais bien moins que Moustache. Ce dernier ne semblait pas fléchir.

— Concentre-toi Perdito, tu dois nous sortir de là. Tu dois transplaner, maintenant !

— Ça ne fonctionne pas ainsi Moustache : je ne contrôle rien. Et j'ignore si c'est possible à deux. Il dérivait.

— Tu as besoin d'une situation de choc, un péril immédiat n'est-ce pas ?

— Je ne sais pas.

— Ça a marché toutes les fois où tu risquais de mourir, répondit Moustache davantage pour lui-même.

— Pas contre le dino, s'esclaffa Perdito.

    Il éclata de rire. Il se sentait groggy. Ses doigts s'engourdissaient et la lumière déclinait.

    Ils atteignirent un toit. Moustache referma la porte et inspira longuement. Perdito le dévisagea. Il semblait prêt à tout. Une détermination implacable passa dans son regard. Perdito se réveilla, Moustache allait faire encore n'importe quoi.

— Moustache, à quoi tu penses ? Je ne te suis pas du tout là.

— Tu n'as pas le choix. D'une façon ou d'une autre, on sortira d'ici, mais certainement pas comme ils l'imaginent.

    Moustache expira et le saisit par la taille. L'adrénaline courut dans son corps, ses muscles se bandèrent, ses veines gonflèrent, sa poitrine se souleva, et tel un sprinter il explosa, Perdito sous le coude. Il protesta, mais la poigne de Moustache était de fer. Et ils sautèrent. Un bref instant, Perdito entrevit des scènes de film (encore !) : Néo plongeant dans le vide, Peter essayant de réactiver ses pouvoirs en s'élançant depuis un toit. Dans les deux cas, les héros chutent. Le bitume se rapprochait dangereusement vite. Il cria. Le choc fut douloureux, violent et... dur. Cela faisait  atrocement mal, une souffrance inconcevable! Il entendit Moustache râler près de lui. Un liquide froid coulait sur sa tête et son visage. Ses os craquaient, en miettes. Ses poumons étaient perforés par ses côtes et se remplissaient de sang ou d'eau. Le goût du sel montait dans sa gorge, puis le néant.

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