Cybernétique, chapitre 1

laracinedesmots

Tania fêtait ses vingt-deux ans dans deux jours et elle trouvait que c'était un âge important. Rien que le chiffre, cette répétition lancinante du « 2 » ne paraissait pas anodine et semblait renfermer milles promesses. Elle passa la main dans ses courts cheveux noirs, tentant en vain de les recoiffer. Elle songeait à sa famille qui serait présente pour fêter l'évènement ; ses grands-parents devraient même être là ! Elle les aimait beaucoup, même si tout le monde pensait qu'ils étaient étranges. En même temps, se disait-elle souvent, c'est la première génération qui a connu cette ville propre et libérée, cela doit laisser des marques. Comment c'était avant ? Quel déchaînement de violence avaient-ils connus ? Quels savoirs renfermaient leurs innombrables rides ? Ces questions, elle se les posait fréquemment mais jamais à voix haute, par peur de passer pour une douce illuminée, par peur de gêner ses grands-parents ou de les blesser. Pourtant, la curiosité, la soif de savoir la tenaillait. Elle mourrait d'envie de connaître ce passé brumeux dont on lui parlait à l'école depuis son enfance. Elle voulait aller plus loin et avoir plus de détails.

Un nuage cacha le soleil, la tirant hors de ses pensées. Elle observa le monde autour d'elle, souriante. Les gens qu'elle croisait sur le chemin entre la bibliothèque et son école répondaient tous à son sourire franc, tous étaient détendus. Il y avait des familles, des couples, des personnes âgées. Aucun remous, aucun cri. La circulation des transporteurs X, au milieu de l'artère, se faisait dans un doux ronronnement, à quelques centimètre du sol. C'était le seul moyen de circuler, avec la marche à pied bien entendu. Au loin, on entendait les oiseaux chanter dans le parc, celui qui était caché derrière les maisons. Chaque habitation avait un jardin, un beau jardin. L'air était pur.

Tania aimait vivre, elle aimait sa vie simple. Serrant les livres qu'elle avait emprunté à la bibliothèque, elle prenait tranquillement le chemin des cours. Si ces ouvrages parlaient d'aventures et de terres lointaines, elle n'en éprouvait aucune jalousie, préférant le douillet du fauteuil qui l'accueillait lorsqu'elle tournait les pages. D'ailleurs, tout le monde le savait, ces livres n'étaient que des éclats d'imagination, des éclats de légendes, il n'y avait aucune vérité. L' « Ailleurs » n'existait pas. Elle vivait dans la ville Douceur et n'en était jamais sortie, comme tout le monde. Elle savait, grâce à l'école, qu'il existait d'autres villes sur la planète mais très éloignées les unes des autres. Les professeurs appelaient ça les « villes-monde », chacune étant indépendante et n'aillant pas besoin du contact avec une autre. Chacune possédait le nombre exact et parfait d'habitants, aucun excès, aucun manque. Les naissances étaient idéalement calquées sur les décès. Tania trouvait cela magique, en était impressionnée et c'était d'ailleurs vers le métier de régulatrice qu'elle voulait se tourner. Un régulateur se rendait au chevet des personnes âgées, était en contact avec l'ensemble de l'équipe médicale chargée d'accompagner la personne vers une mort douce, sans douleur, à l'âge précis de 88 ans. Lorsqu'un fil de vie se coupait, un autre se tissait. Le régulateur allait alors en salle de naissance où accouchait dans la béatitude une jeune femme, aux côtés de son époux. Aucun cris, juste des sourires éclatants de bonheur. Le régulateur contrôlait cet équilibre si fragile et si heureux. C'était cette notion d'harmonie qui fascinait Tania.

Tranquillement, l'humanité évoluait dans une bulle légère, oubliant peu à peu les atrocités qui l'avait marqué. L'être humain, au fond, n'était peut-être pas fait pour vivre avec trop de semblables. Dans cet ordre d'idée, les habitants avaient peu de contacts les uns avec les autres, passé quelques formules de politesse. Tania ne dérogeait pas à la règle et n'aimait passer du temps qu'avec Eloïse. Cette jeune fille était avec elle à quelques cours mais elle ne se destinait pas à être régulatrice puisque ce qu'elle voulait, c'était travailler avec les bâtiments.

Quand elles le pouvaient, elles se retrouvaient à l'un des deux lieux de rencontre de Douceur où elles étaient tranquillement installées autour d'un verre d'eau, discutant du monde d'avant. Eloïse en avait peur, comme l'ensemble des habitants, et Tania ressentait d'autant plus cette nuance qui la distinguait de ses proches, une particularité qui la déstabilisait. Elle était un peu effrayé par le passé, elle ne pouvait le nier, mais cet effroi se teintait d'une fascination diffuse, sinueuse et d'un curiosité vorace. Elle avait toujours eu envie de parler de cela à ses grands-parents mais dès qu'elle croisait leurs yeux, ses forces désertaient. Ils ne comprendraient pas son intérêt pour la douleur qu'ils avaient enduré.

Toutefois, il arrivait que les lieux de rencontre soient pleins à craquer car ils ne pouvaient accueillir qu'une trentaine de personnes à la fois. Les filles rentraient alors chez elles et se retrouvaient sur la plateforme d'échange de la ville. Devant les touches qui miroitaient sous les rayons filtrés par les vitres, Tania songeait aux balades qu'elle faisait autrefois avec sa grand-mère. Lors de cette inutile distraction, cette dernière rouspétait en regrettant l'absence de banc. La jeune femme avait toujours pensé que c'était à cause de son dos mais plus elle grandissait, plus elle comprenait que sa grand-mère critiquait cette manœuvre subtile qui permettait d'éviter les rassemblements importants d'individus. Les séquelles de la promiscuités étaient encore fraîche, même si la nouvelle génération n'en percevait pas les fantômes. Tania avait du mal à fixer son opinion. Devait-elle être en accord ou en désaccord avec cet énième lubie de sa grand-mère ? Comme face à beaucoup de choses compliquées, elle décida simplement de mettre cette interrogation de côté et d'oublier. Qu'importe. Du moment qu'elle pouvait discuter avec Eloïse. C'était en effet sa seule amie et elle adorait ses rires et sa douceur. L'inverse était vrai puisque Eloïse portait une réelle affection pour Tania. Comme pour tout les habitants de Douceur, les rares amitiés étaient réciproques afin de ne pas se blesser. Personne ne voulait s'éparpiller, ni nouer des liens éphémères et fragiles. A part cette amitié, seule la famille comptait.

Tania était assise dans le transporteur X qui l'emmenait à son école, son sac de toile grise négligemment posé à ses pieds. Il y avait autour d'elle une dizaine d'autres jeunes gens et l'habitacle était silencieux, chacun à l'abri dans sa bulle personnelle. La jeune femme, plongée dans ses pensées, ne prêta guère d'attention à cette drôle d'atmosphère qui rythmait son quotidien et se concentra sur ses réflexions. A Douceur, le cercle familial était précieux, personne ne perdait son énergie à vouloir créer d'autres relations. Ce n'était pas de la haine ou de la peur, simplement que maintenant les êtres humains préféraient se cantonner sur quelque chose qu'ils jugeaient solides et incassables. Ainsi, Eloïse aimait profondément ses parents et, malgré sa prise d'indépendance, elle passait beaucoup de temps avec eux. Elle en parlait tout le temps avec des yeux brillants de souvenirs et de rires qui mettaient mal à l'aise Tania. Cette dernière se rendait progressivement compte que ce sentiment ne faisait pas partie de sa vie, même pour ses grands-parents. Elle aimait sincèrement sa famille mais quelque chose en elle, quelque chose d'inconscient lui intimait de garder de la distance. Tania était heureuse de bientôt fêter son anniversaire avec ses proches mais elle n'exultait pas.

Tania n'exultait jamais. Sa vie était aussi vive que doux ronronnement du transporteur X qu'elle prenait tout les matins. Aussi spontanée et surprenante.

C'était ça, la vie ?

L'arrêt du véhicule la coupa de ses pensées. Tania fit alors ce qu'elle faisait depuis toujours : elle rangea tout cela et oublia.

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