Dans son monde

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DANS SON MONDE

Nouvelle

 

« Le bonheur, c’est du chagrin qui se repose. »

Léo Féré

 

Madame,

Vous êtes certainement surprise de trouver ce mot sur la table en rentrant chez vous. Surprise, et aussi fâchée: quelqu’un est donc entré dans votre maison en votre absence. D’autres petits détails vous l’auraient dit. Rien, sauf mon honneur, car il semblerait qu’il m’en reste, ne m’obligeait à vous laisser cette explication.

J’essaie d’être bref: Je suis vagabond, je cherchais un peu d’eau, votre maison est la seule que j’ai vue dans les environs, j’ai frappé en vain à la porte. Il était pensable de découvrir un robinet dans une cour par derrière. Hélas, pas le moindre, ni même un seau, une pompe, ou une cuve d’eau de pluie. Mais la porte de l’appentis était visiblement mal fermée, et je ne me suis pas senti trop coupable de la pousser pour y jeter un coup d’œil dans la même intention, non sans m’être annoncé. Là non plus, pas la moindre goutte d’eau. C’est alors que je me suis rendu fautif:A tout hasard, je frappais encore à la porte qui communique avec votre logis, et je tournais machinalement la poignée. Ce n’était pas verrouillé! Je me suis donc furtivement abreuvé.

Je ne fais que passer, mais ne voulant pas être en reste je donne aussi un peu d’eau à vos plantes d’intérieur qui ont soif, car visiblement vous êtes absente depuis quelques jours, si j’en juge par la fine poussière qui voile légèrement les meubles.

Puissiez vous ne pas trop vous fâcher, et même me pardonner.

Adieu, et encore pardon.

 

 

 

Nous sommes le lendemain, et, oui, je suis encore là!

Veuillez me pardonner, il était tard, il faisait si chaud et sec dehors… bref, j’ai passé la nuit ici. Rassurez vous, j’ai dormi par terre. J’en ai l’habitude, et ne voulais pas salir. C’est vrai qu’un vagabond n’est pas propre. Mais aussi, comment voulez vous qu’il le soit? C’est une chose à laquelle on ne pense pas quand on n’y est pas confronté. Vous imaginez vous les difficultés presque insurmontables pour se laver? Où se déshabiller, par tous les temps, sans être accusé d’attentat à la pudeur? Comment être propre rien qu’avec de l’eau? Comment se sécher? Comment laver ses vêtements? Et les sécher?

Si les clochards, ou les sans logis sont peu ragoûtants, croyez bien qu’ils sont les premiers à en souffrir. C’est pour cela que je cherchais désespérément un peu d’eau dans un endroit isolé: on ne se débarbouille pas dans une fontaine publique ou dans un canal! J’ai utilisé un seau, un peu de savon, mais j’ai tout nettoyé et rangé ensuite, bien sur.

Aujourd’hui, le temps caniculaire a fait place à l’orage. J’attends que ça se passe pour partir, et pour « payer » mon passage, j’en profite pour épousseter et balayer, en espérant qu’ainsi celui qui s’est invité chez vous ne semble pas trop fautif.

Mais aussi, la prochaine fois que vous sortez, pensez à fermer vos portes! Vous ne tomberez pas toujours sur une personne honnête.

 

Le temps s’améliore un peu, et cette fois je me sens vraiment coupable de rester plus que nécessaire. Il s’est passé deux jours depuis mon dernier mot, alors que je ne faisais que passer. Mais ce temps fut bien mis à profit: j’ai lavé le sol, les vitres, et mes vêtements aussi, je l’avoue.

Rassurez vous, je ne fouille pas votre maison, et n’ouvre aucun placard sans raison. Je ne suis pas totalement sans gêne. Je vide aussi parfois votre boite aux lettres des rares prospectus distribués dans un endroit aussi isolé, en m’étonnant que vous ne receviez jamais de courier. Ce qui fait que j’ignore votre nom.

A ce sujet: si cette missive commence par « Madame », c’est qu’il parait évident que cette maison est celle d’une femme seule. Des détails de la décoration d’abord, puis l’ordre et la propreté qui ne sont que rarement le fait d’un homme, et bien sur certains objets dans la salle de bains. D’accord, j’y suis passé, mais là aussi il était bon d‘y faire un peu de ménage. On ne part pas plus d’une semaine sans trouver en rentrant un peu de poussière ou, et ce fut le cas, une de ces bonnes grosses araignées de maison, nommées tégénaires, et qui font si peur, injustement car ces bestioles sont inoffensives et même utiles: savez-vous qu’elles croquent volontiers les acariens? Je l’ai mise à la porte, non sans songer que le même traitement devrait m’être appliqué.

Si j’ignore tout de vous, vous saurez quelque chose de moi: je me nomme Hilaire. Prénom prédestiné pour quelqu’un qui erre!

 

Chaque jour, je m’inquiète pour vous: Comment se fait-il que vous soyez partie si longtemps?

Si vous étiez en voyage, vous auriez coupé l’eau et l’électricité, vous auriez demandé à quelque un de surveiller votre maison ou d’arroser vos plantes, voire de s’occuper de votre jardinet. Celui-ci produit des légumes qui tourneraient à l’immangeable si je ne les soignais pas un peu, en échange de quoi je prélève pour ma consommation ce qui serait perdu de toute façon. Il est vrai que vous pouvez vous demander de quoi je vis. Rassurez vous, vos provisions (qui sont la preuve encore que votre départ fut improvisé) n’en souffrent pas. Votre potager m’offre un extra, en complément de mon régime habituel de plantes sauvages essentiellement: chénopode, jeunes pousses de ronces, mûres, champignons, quelques épis glanés, ou quelques fruits tombés au bord des propriétés. Le reste est constitué d’expédients pas toujours avouables.

Voilà qui est peu avouable aussi: il y a maintenant une dizaine de jours que je suis chez vous. Sans plus aucune excuse. Et comme il n’est plus nécessaire que je cherche des prétextes, autant vous dire la vérité, même si elle vous semblera encore moins recevable. Mais par où commencer?

Je n’ai pas toujours été vagabond. Il est rare d’ailleurs qu’on naisse dans cet état. Comme tout le monde, ou presque, j’ai eu une famille, une maison, un métier, autrement dit: une vie « d’avant »! J’ai même eu une concubine et des enfants. Mais voilà que je parle de moi, ce qui ne présente aucun intérêt.

J’avais acheté une vieille maison, presque en ruine, parce qu’elle me « parlait ». Bien sur, vous allez vous moquer. Cette bâtisse, datant de la reconstruction après la première guerre mondiale, semblait habitée, bien qu’à l’abandon depuis de nombreuses années. Certaines personnes plus sensibles y percevaient comme une présence, une âme, un esprit des lieux, appelez ça « fantôme » si vous voulez. Mais un fantôme bienveillant pour qui n’a pas de préjugé, et inquiétant pour les autres, sans raison. Ma femme était parfois effrayée de sentir la nuit une présence impalpable se pencher sur elle. Notre fille, sachant à peine parler, le désignait sous le nom de « monsieur maison ». Pour ma part, je sentais d’avantage sa présence dans l’escalier. C’est ma sœur cadette qui a la première détecté cette impression de « maison hantée » après l’avoir visitée, et qui me l’avait recommandée. Drôle de famille, n’est-ce pas?

Fin de la séquence « nostalgie », vous vous moquez de ces détails de ma vie antérieure.

Votre maison, et c’est là où je voulais en venir, m’a fait un peu la même impression. Et ne dites pas que vous ne l’avez jamais sentie! Cette demeure a de toute évidence une âme, et c’est elle qui, dès le premier jour, m’a retenue plus que nécessaire, au point que je m’improvise gardien des lieux en votre absence. Voilà sans doute la plus mauvaise excuse que je puisse invoquer, mais en même temps la plus sincère. Cette évidence ne m’est apparue que peu à peu, et il n’est pas sur que je fasse bien de vous en parler.

 

Oubliez ce que je vous ai écrit hier, que je ne laisse que par honnêteté. J’ai un aveu à vous faire: une bouteille de vin entamée, bien qu’un peu fleuri, m’a fait succomber à la tentation. N’étant plus habitué à ce genre de boisson, j’ai du un peu divaguer. La relecture de mes propos d’hier le prouve. Pour me racheter, je mets les bouchées doubles: désherbage de l’allée, changement d’une ampoule grillée, taille des fleurs fanées sur vos rosiers, … et à propos, j’ai pris l’habitude de vous laisser un bouquet de fleurs sur la table, pour le jour où vous reviendrez. Je suis de plus en plus inquiet pour vous. En même temps je redoute votre retour. Pourvu que je vous entende arriver, que je puisse m’enfuir par la porte de derrière, que vous n’ayez pas à être effrayée, ou à me chasser comme un malpropre que je ne suis plus, grâce à vous, que vous n’appeliez pas la police… J’imagine tout et le pire.

Mais aussi, que faites vous, où êtes vous? Et qui êtes vous? Étrangement, je n’ai vu aucune photo dans les pièces que j’ai ouvertes jusqu’à présent. Pas de photo de famille, de vacances ou de souvenir. Auriez vous comme moi tiré un trait sur un certain passé? Aucun indice pour vous connaître un peu. J’essaie de vous imaginer, mais n’y arrive pas. Un peu comme cette sensation de présence impalpable. Ah, n’en parlons plus!

Comment puis-je avoir la vague impression de vous connaître sans rien savoir de vous? Et d’où me vient cette angoisse à votre sujet?

 

Quelques jours encore ont passé, que je ne compte plus. La routine s’installe, en même temps que la tension grandit. Une si longue absence improvisée n’est pas normale.

Vous trouverez vraiment une maison impeccablement entretenue. Une seule chose m’agace: malgré que je nettoie régulièrement, que j’aère, et que je fleurisse votre maison, une vilaine odeur a tendance à se développer. Pour parachever mon travail, il me reste sans doute, si vous m’en laissez le temps, à inspecter les évacuations d’eau usée, les siphons, l’égout, etc.…

L’été finissant, j’appréhende, ce qui est pourtant inéluctable, de devoir partir d’ici. J’aurai alors presque l’impression de partir de chez moi, veuillez me pardonner pour ça aussi. A chaque instant je m’attend à vous voir arriver, ce qui serait un soulagement pour moi, mais aussi une condamnation à braver de nouveau le mauvais temps, l’incertitude, les brimades, l’incompréhension. Avec l’automne, je pourrai compter sur les noisettes, les merises, les cynorhodons, mais adieu l’abri, et surtout l’hygiène qui m’avait tant manquée. Sans parler de la bouteille de vin, même fleuri. Je ne sais pourquoi, j’ai l’impression de devoir maintenant vous faire mes adieux, à vous que je ne connais pas, ne connaîtrais jamais, mais qui me manquerez quand je vous aurai fui.

Il reste une seule pièce de cette maison dans laquelle je n’ai jamais pénétré, par respect pour votre intimité: votre chambre. La préparer aussi pour votre retour sera ma dernière tâche avant de vous quitter. Je ne sais pourquoi, je me sens fébrile au moment d’entrer dans le saint du saint, comme si j’allais vous y retrouver.

J’y monte à l’instant, avant de vous laisser un dernier mot d’adieu.

 

 

 

 

 

Mais le manuscrit s’est arrêté là.

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