De ces vies sur le seuil

Anne S. Giddey

Le petit papa est roulé en boule sur le béton. Son heure de gloire tombée en poussière, flinguée par un automate boulimique : le temps qui passe. Son ego a implosé sous la poussée de l'âge, vaincu par la déglingue du corps. Il a été rendu à son animalité première. C'est un vieux bébé hébété. A quinze ans, le corps le poussait au dehors. Le corps le poussait à claquer des portes, à parler haut, à parler mal. Le corps le poussait à ne pas se retourner, jamais. Le corps l'avait poussé vers la grande ville et il avait vécu là, toute une vie sur le seuil. A présent, le corps le pousse en dedans. Le petit papa a le corps gris, minéral. Il parle haut, car il ne s'entend plus. Il parle mal, car l'alcool empiète sur son élocution. Il ne se retourne plus, jamais.

Fin mars au plus tard, l'aide sociale.

Fin juin.

Rien.

Elle sortit de chez elle sans le voir. Bien sûr, elle eut vaguement conscience du souffle qui animait la couverture au coin de sa rue. La couverture tanguait, tressautait, sous la respiration du petit papa. La couverture se raclait même la gorge de temps en temps. Bien sûr. Mais elle était ailleurs. Tellement loin dans sa tête, loin de cette voiture qui arrivait à toute vitesse. Elle avait vécu d'une traite jusque là. Un seul trait de vie rectiligne jusqu'à l'accident, jusqu'au point de chute. Jusqu'à ce que sa colonne vertébrale se lézarde, comme un vieux mur moussu. Distorsion. Absolu de douleur. Sa forme humaine gisait dans des fils de fer barbelés, comme une bête prise au piège. Un seuil avait été franchi, celui de l'enfer sur Terre. Elle se souvenait parfaitement avoir violenté son corps, avant. L'avoir poussé dans ses derniers retranchements. Années après années. C'était un très bon outil, il se devait de fonctionner, de courir, de porter, de rester beau, de maigrir comme il faut. C'était un dû. Elle l'avait utilisé sans l'habiter vraiment, sans partage. Jusqu'à la rencontre, abrupte, débordante d'aspérités. Jusqu'à la rencontre avec ce corps de douleur, qu'elle ne pouvait plus oublier, pas même une seconde par jour.

Fin mars, ça joue aux osselets sous sa peau.

Fin septembre.

Idem.

Elle prit toutes les médecines à bras-le-corps, des plus scientifiquement reconnues aux plus improbables. Elle noircit des pages et des pages pour les brûler et en boire les cendres. Elle se choisit un Dieu, trouva un maître. Elle franchit des seuils et des seuils. Le seuil de son lit, celui de sa chambre. Elle fit quelques pas de plus pour atteindre le cèdre du Liban, l'arbre sentinelle au seuil du square. Elle porta ce corps torturé qui ne la portait plus, chaque jour, à chaque seconde. Pour s'apercevoir finalement que c'était une simple mue. Son identité passée, non viable, était arrivée au bout du voyage. Elle s'était endormie un soir dans un cocon pour se réveiller au matin, suspendue dans le vide, la tête en bas. Le dernier fil avait lâché et la chute avait commencé, interminable.

Échec.

Et puis mat.

Comme le son que fait le corps frappant l'asphalte.

Le petit papa s'était retourné pour la première fois de sa vie à la naissance de sa fille. Il s'était retourné pour voir les petits pas dans les siens. Il ne s'arrêtait pas, ne l'attendait pas. Mais il se retournait. C'était sa façon de protéger, de prendre soin, de loin. Jusqu'au jour où elle avait commencé à claquer des portes, à parler haut, à parler mal. Le corps la poussait au dehors, la poussait à l'abandonner, lui, le petit papa. Sa fille était une grande actrice. Un jour, il irait l'applaudir à pleines mains dans un célèbre théâtre parisien, c'était une évidence. Il passerait le seuil, enfin, franchirait les lourds rideaux rouges. Il aurait un laissez-passer, un vrai, avec son nom dessus. Pas un truc bidon qui vous ancre derrière une vitre, qui vous fait mendiant plutôt que spectateur. Encore moins acteur. A Orly, on lui avait donné du travail un temps. Et un badge. Il avait voulu se promener dans l'aéroport, arborant fièrement son droit à franchir les seuils, tous les seuils. Très vite, on l'avait freiné, refoulé, remisé à sa juste place : le mauvais côté du bocal. Le petit papa lavait des vitres, Orly, Terminal Sud.

Elle fut chrysalide et devint femme sauvage. C'est une grande actrice, qui joue à celle qui n'a pas mal. Elle joue la guérison imminente à chaque instant. Pas juste une fois par jour, ni deux ou trois fois par mois. Elle y croit à chaque pas, à chaque coin de rue, depuis des années. Elle marche et juste là, où respire une couverture, la guérison va survenir. Elle s'immerge dans son rôle, y plonge tout son corps. L'échappatoire est sa raison de vivre, sa seule issue. Elle est actrice, une grande et belle actrice.

Le petit papa avait cru à sa chance. Une fois, deux, trois peut-être. Mais il était passé inaperçu, aussi transparent que les vitres du Terminal Sud, aussi transparent que ce père qu'il avait essayé d'être. Il semblait toujours tout près, à un changement de trottoir de la vraie vie. Il lui aurait suffi de traverser la route, de trouver d'autres mots pour raconter la même histoire, les mots qu'il faut pour en changer la fin. Il n'avait qu'à tendre la main pour empoigner cette fin nouvelle, pour en sentir la chaleur dans sa paume. Alors il restait là, main tendue, cœur cognant.

Ce soir, le petit papa est assis dans la lumière au chaud. Souriant. Dans sa poche, un laissez-passer, un vrai, avec son nom dessus. Il tient sa couverture contre lui, c'est son monde à lui. Comme au dehors. La femme sauvage entre dans la lumière et se précipite sur lui. « Enfin, je te retrouve ! » Le petit papa est assis sur son coin de scène. Il est à sa juste place, dans son rôle de vie. C'est là qu'il retrouve sa fille, tous les soirs, au-delà de tous les seuils, sur la scène d'un grand théâtre parisien. Un auteur s'est emparé de leurs vies, de la vie de tous les oubliés. Il a même pensé aux nouvelles tendances, l'austérité, le travailleur pauvre. « De ces vies sur le seuil » est à l'affiche, ce soir. Et pour un temps indéterminé…

Rideau.

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