Elsa

Möly Mö

De là est partie l'écriture d'un roman...

Je suis une fille, je n'aurai pas dû. Et même si maintenant dans notre doucereuse société, on a le droit de choisir le genre qu'on préfère et bien je crois que celui qu'on m'a assigné de force à la naissance est quand même celui qui me convient.

Pourtant, combien de fois je me suis dit que j'aurais préféré être un garçon ? Je suis une fille mal dans sa peau, comme tant d'autres. Je trouve mon corps pas terrible, trop mou, trop pesant et à côté je vomis les stéréotypes et j'acclame la différence.

Je suis une gamine encore blessée, une plaie ouverte sur le cœur, je n'ai jamais cicatrisé de l'échec sentimental de ma mère et de son échec psychologique non plus. Si je puis dire ça comme ça. Je n'en parle jamais, je pense que la plupart des gens croient que ma mère est une mère célibataire qu'on a laissé tomber comme une merde. Mais ô surprise, c'est elle qui a largué mon père.

À maintenant bientôt trente ans, je ne vais pas avoir ce discours réprobateur ; non c'est fini. Elle avait sûrement des raisons de le quitter et de le faire disparaître de sa vie. Elle n'a jamais vraiment été explicite quant aux raisons de cette rupture. « Ton père était quelqu'un de trop solitaire. Ton père voulait nous rapatrier au fin fond d'une forêt et ne plus jamais en sortir. Il aurait voulu vivre d'amour, d'eau fraîche et de cueillette ! » Elle disait cela en riant, c'est qu'elle ne l'avait pas tant mal vécu que ça ?

En tout cas, pendant mon adolescence, je lui en avais voulu. Parce qu'en le quittant, juste après la naissance de Thibault ; mon père avait disparu de la circulation, n'était jamais revenu nous voir. Je n'ai qu'un souvenir de lui, un seul. Et le pire c'est que c'est un souvenir complètement nul. Un vieux T-shirt plein de peinture, un T-shirt d'une marque d'entreprise du bâtiment. Je l'ai trouvé dans mon lit, le lendemain de son départ. Je l'ai caché pendant des mois avant que ma mère ne le découvre. J'étais toute petite, je serrais ce chiffon peinturluré contre moi ; ma mère avait eu les larmes aux yeux. Elle m'avait caressé le bras et s'en était allée dans la salle de bain. Je savais qu'elle avait pleuré, pendant plusieurs minutes avant de prendre sa douche et de ressortir toute pimpante.

Bref, je n'ai jamais compris, ma mère n'a jamais vraiment voulu nous dire. Thibault n'a pas connu son père alors pour lui, il n'existe pas. Pour moi c'est différent, il m'a pris dans ses bras ; il m'a emmené en balade sur tous les chemins forestiers du coin, il a été présent. Même si mes souvenirs sont lointains et vagues. Thibault ne l'aime pas car il ne le connaît pas, non pas qu'il le déteste non plus. Il n'a pas de Papa et n'en a jamais eu, c'est tout. Il a une Maman, qui lui fait peur car elle lui a transmis ses angoisses, comme à moi d'ailleurs.

Les choses avancent, changent et s'arrangent. Quand je vois ma mère, aujourd'hui, je passe de bons moments. Elle s'inquiète pour nous, elle demande ce qu'on fait de nos vies, s'y intéresse. Elle nous aime, je le sais. Elle s'en veut, je le sais aussi. Un jour, je lui demanderai les détails exacts de la séparation entre elle et mon père. Après tout, j'ai le droit de demander ; si elle ne souhaite pas répondre c'est autre chose. Cela dit, ça fait partie de ma vie aussi, qu'elle le veuille ou non alors j'estime avoir le droit de savoir.

Mon premier chagrin d'amour... j'avais quinze ans. J'étais tombée amoureuse d'un surveillant du lycée, quelle bonne idée... Isaac. Un sacré prénom. Isaac était jeune, il avait 25 ans. Et j'en suis encore persuadée maintenant, il flirtait avec moi. Il ne pouvait pas aller plus loin, la différence d'âge, détournement de mineure blablabla. Mais il le voulait. Ça avait commencé pendant une heure de perm que j'avais en plein après-midi, la barbe ! J'avais cours de russe, quelle idée, on était une dizaine à peine et ils nous avaient calé ça où ils pouvaient donc en fin de journée. Un jour où ma classe finissait à 14h45...Bref, je traînais entre le préau et la salle de perm, je me faisais chier comme un rat mort. Isaac fumait sa clope au portail, il était seul, en train de triturer son téléphone. Je l'avais rejoint, je commençais tout juste à fumer à cette époque. On avait échangé des banalités, mais globalement cette rencontre fut plutôt silencieuse et brève. Sauf que ce rendez-vous devint un incontournable de mes jeudis après-midi. Isaac s'était habitué à me croiser là, à fumer ma clope et attendre désespérément mon cours de russe. Je me souviens qu'il était surpris par mon envie d'apprendre le russe et mon rêve d'aller vivre à Saint Pétersbourg (lointain rêve d'adolescente, je n'y ai jamais mis les pieds!). Mais ça l'avait amusé, il me trouvait cool c'était certain. Avec le temps, je venais squatter le bureau des surveillants avec lui. On parlait musique, ciné etc. et à cette époque, je vivais avec deux mecs qui avaient à peu près son âge donc autant dire que je me la jouais grave niveau culture G. Isaac était clairement épaté par mes goûts qui détonnaient un peu avec la moyenne de ceux des gens de mon âge. On avait fini par se prêter des livres et de la musique. Évidemment c'était Antoine qui me filait tout ça, mais il exigeait qu'avant de les prêter à Isaac, je les lise et les écoute et que je me fasse mon propre avis. Je crois bien qu'Antoine rêvassait à travers moi, je lui avais décrit le bel Isaac et il fantasmait autant que moi, sur lui. C'était plutôt drôle.

Un jour, j'avais ramené un livre et j'avais tapé dans le mille. C'était un livre de Boris Vian, « L'écume des jours ». Un de ses auteurs favoris, un bouquin que j'avais pris au hasard dans la bibliothèque de mes oncles. Je l'avais lu et je l'avais trouvé un peu chelou mais cool. Isaac, lui était un grand fan de Boris Vian alors forcément...j'avais marqué des points.

« Tu lis Boris Vian ? Wouah, je suis impressionné. » avait-il lancé, le regard pétillant

A son tour, il m'avait prêté un livre. J'étais amoureuse, c'était certain. J'avais dévoré son livre. Au départ c'était pour pouvoir retourner voir Isaac au plus vite et discuter, être avec lui. Et puis j'ai accroché et j'ai fini le roman en une semaine. J'y passais mes nuits. Quand je lui ai rendu le livre, toute heureuse de l'avoir terminé et d'avoir adoré. J'ai accouru vers Isaac, je lui ai tendu le livre :

«  Finito ! » « Déjà?! » J'étais super fière et je voyais l'admiration dans son regard. « Oui, je l'ai dévoré, il est génial ! » J'ai vu ses yeux me contempler, j'ai vu ses lèvres frémir, j'en suis absolument certaine. Il m'a attrapé contre lui, maladroitement, comme un pote et m'a dit « et ben Elsa, t'es ma chouchoute à partir de maintenant » et il m'a relâché de son étreinte en riant. Mon cœur s'était mis à battre à tout rompre. J'avais pensé à lui toute la journée, le soir en rentrant j'avais à peine avalé le repas. Antoine et Renaud m'avaient cru malade, je leur avais tout expliqué. Mais ils n'avaient pas eu la réaction escomptée ; en réalité ils avaient eu la réaction adaptée. « Elsa, fais attention quand même. Isaac est plus âgé que toi, il n'est pas ton ami, c'est comme un des tes profs, il travaille au lycée. Vous vous entendez bien, il t'apprécie sûrement...mais je pense que tu devrais bien y réfléchir et peut-être ne pas t'emballer poussinette. » Je les avais envoyé chier. «  Et arrête de m'appeler comme ça, bordel ! Je suis plus une gamine ! » J'avais passé le reste de la soirée dans ma chambre. Le lendemain matin, j'étais partie sans prendre de p'tit déj et sans dire bonjour. J'étais déterminée à déclarer mes sentiments à Isaac car je les savais réciproque.

Alors à la fin de la pause du midi, quand tous les surveillants fumaient devant le portail, j'avais lâché mes potes qui ne savaient pas ce que je m'apprêtais à faire et j'avais foncé vers Isaac. Il discutait avec une collègue, que je pouvais pas blairer parce qu'elle et Isaac étaient souvent ensemble au bureau. J'étais arrivée près d'elleux, j'avais fait genre je trouve pas mon briquet et j'avais demandé le sien à Isaac. La connasse de pionne avait marmonné « on est pas supposé leur filer de briquet Zak... » il l'avait regardé en souriant et m'avait tendu le briquet en me faisant un clin d'œil. Mon cœur avait explosé, puis fondu, puis s'était évaporé. Une fois en tête à tête, il m'avait fallu fumer deux clopes -j'en pouvais plus, j'étais pas une si grosse fumeuse- il m'avait adressé quelques mots, m'avait dit qu'il avait bientôt fini « L'attrape-coeur » et qu'il me le rendrait au plus vite. J'en avais rien à foutre, j'avais complètement zappé ce livre, je l'avais même pas fini. Je voulais seulement Isaac, son sourire et ses clins d'œil. Et j'espérais follement que ma première fois serait avec lui, j'en avais fantasmé des nuits entières. « Isaac...avais-je murmuré timidement, tu aimerais aller boire un verre avec moi un de ces jours. On pourrait aller voir un concert.. ? » Il s'était alors figé, je l'avais vu devenir mal à l'aise, il se tortillait, ses mains s'étaient fourrées au fond de ses poches et il me dévisageait avec un air gêné. « Elsa...c'est sympa comme proposition, et tu es très cool mais...tu es une élève et je suis un surveillant. Je ne peux pas avoir de relation intime, même seulement boire un verre, avec les élèves, d'autant que tu es mineure. Je suis désolée... » On était retourné tous les deux dans l'enceinte du lycée, moi muette et lui pressé de retrouver son bureau. J'étais partie m'enfermer dans les toilettes et j'avais pleuré comme une madeleine pendant vingt bonnes minutes.


En y repensant, ça me faisait sourire. J'étais vraiment neu-neu à l'époque pour m'imaginer qu'il s'intéressait à moi. Mais qu'est-ce que ça m'avait fait mal au cœur...

J'avais recroisé ce type, dix ans après, un week-end où j'étais passée chez ma mère. Thibault était là aussi, on était sorti voir une performance artistique chelou à la piscine municipale. Un moment, on avait eu envie de fumer un joint en projetant de se barrer parce qu'on trouvait pas la performance méga ouf. Et un groupe de gens était sorti fumer au même moment, je voyais bien qu'une des têtes cherchait mon regard, mais moi je captais rien. Je pouffais de rire avec Thibault qui, pour une fois, avait envie de s'amuser. « y'a un type qui arrête pas de te mater, Elz. C'est limite lourd là. » Et au moment où j'avais levé la tête pour deviner qui c'était, le type s'était avancé et j'avais reconnu Isaac. Cheveux grisonnants, petite chemise blanche et jeans, le total look classe-décontracté de trentenaire dépassé. J'avais tiré une taf et ça m'avait bien défoncé, je souriais un peu bêtement. « Salut Elsa, tu ...tu te souviens de moi ? » « Et comment ! » avais-je lâché. J'avais ensuite éclaté de rire. Merci la drogue. Thibault m'avait regardé avec un large sourire et de gros yeux ronds, et avait arraché le joint de mes mains. « excuse-moi...oui je me rappelle bien de toi ...Zak » Il avait froncé les sourcils et avait gémi « oh par pitié, m'appelle pas comme ça... je détestais quand Marianne m'appelait Zak. D'ailleurs elle non plus, je l'aimais pas tellement, je crois...» Je l'avais fixé et on avait entamé une discussion, il avait fumé un peu avec nous. C'était totalement improbable. Je pensais à la moi de quinze ans et je la voyais hystérique et complètement in love en imaginant vivre cette situation. Et la moi de l'instant était plutôt surprise mais insensible au charme de l'ancien crush adolescent. Il était mignon, il l'était encore à 35 ans mais bon, il me faisait plus le même effet. On avait rejoint ses potes, et on avait passé la soirée avec elleux ; chez un des gars. Thibault avait pas arrêté de glisser à l'oreille « il est en kiffe sur toi, il te drague de ouf ! »

Effectivement, mon premier chagrin d'amour, mon premier gros coup de cœur d'ado ; dix ans après me draguait et ça me plaisait moyen. Il était loin le temps où son charisme désinvolte, sa soif de culture immense et son humour décapant, m'impressionnaient et me charmaient. Il était devenu un type comme les autres, sympa sans plus, mignon sans plus, à peine drôle. Un type qui avait envie de baiser comme tant d'autres. Et même si, habituellement, j'aurais pas dit non , cette fois-ci je voyais le côté sacrilège de cette coucherie. Isaac devait rester ce coup de foudre magique et intense ; cette jolie histoire qui avait, certes, finit par des larmes mais qui était un joli souvenir malgré tout. Il devait rester ce fantasme du mec de mes rêves. Sinon...sinon c'en était fini de l'idéal adolescent qui me donnait de l'espoir. Je ne verrais plus aucun mec comme le mec rêvé.

À cette période là, je ne voulais plus aucune relation avec les mecs d'ailleurs. Les seuls que je fréquentais c'était Mat, Thibault et deux, trois autres potes. Bref, ça avait fait du bien à mon ego de rembarrer un type qui m'avait brisé le cœur. Je l'avais fait avec humour. Il m'avait répondu, sur le même ton « c'est de bonne guerre... » et après un silence de quelques secondes, voyant que j'allais quitter les lieux, il conclut « ...tu sais Elsa, je me suis retenu de te dire oui. Je me suis retenu de nombreuses fois de te coller contre un mur et de t'embrasser. » il dit ça en avalant une grosse gorgée de bière, il finit par un de ses fameux clins d'œil. Et je ressortis de là, l'ego regonflé et un énorme sourire aux lèvres.

Signaler ce texte