Etat des lieux

Adeline Adelski

Incipit d'une nouvelle écrite en 2013

Elle parcourait la notice avec intérêt. Elle prenait ce médicament matin et soir, tous les jours, comme traitement de fond contre les migraines. Au début, elle avait remarqué qu'elle était un peu plus lente, puis elle s'était habituée. La mère d'une amie lui avait dit qu'elle avait dû changer de traitement parce que ça la rendait carrément stone. Une question d'âge, sans doute. Elle continuait de lire, assidûment.

« Mises en garde spéciales

Ce médicament peut aggraver une hypoglycémie en particulier chez le diabétique et le patient non-diabétique prédisposé à l'hypoglycémie (nourrisson, enfant, personne âgée, insuffisant hépatique, hémodialysé, après un jeûne ou en cas de surdosage). Cette hypoglycémie peut conduire à des crises convulsives ou un coma.

EN CAS DE DOUTE NE PAS HESITER A DEMANDER L'AVIS DE VOTRE MEDECIN OU DE VOTRE PHARMACIEN.

N'arrêtez jamais brutalement le traitement sans avis de votre médecin. »


Elle n'avait pas d'antécédents d'hypoglycémie. Ni de diabète. Pas d'allergies connues non plus,  et son rythme cardiaque n'était pas particulièrement bas. Ses bronches se portaient bien, son foie aussi…

 

« Prise ou utilisation d'autres médicaments

Ce médicament NE DOIT PAS ETRE UTILISE en association avec la floctafénine (médicament de la douleur), et le sultopride (médicament du système nerveux).

Ce médicament DOIT ETRE EVITE en association avec certains médicaments pour le cœur (les antagonistes du calcium: bépridil, diltiazem et vérapamil). »

 

Peut-être que certains de ces médicaments étaient trouvables sans ordonnance… Elle nota ces quelques noms inconnus sur un carnet.

Après avoir parcouru les effets indésirables (fatigue, ralentissement du rythme cardiaque, chutes de tension), elle referma la petite notice et la replaça dans la boîte du médicament. Bashung chantait assez à propos « l'amour t'a faussé compagnie ». Elle se leva et se rendit dans la salle de bain. Ses médicaments étaient rangés dans une corbeille en osier. Elle retira quelques boîtes de Doliprane, de magnésium et un tube de crème contre l'exéma et se saisit d'un tout petit flacon. Elle l'ouvrit et avisa les 3 petits comprimés restants. Elle rangea ensuite le reste et retourna s'asseoir à la table de la cuisine.



En marchant vers la gare ce matin-là, elle s'interrogeait sur l'intérêt de tout ça. Ne servir à rien. Ne rien créer, ne rien faire avancer. Etre un de ses pions qui prennent sans rien donner, qui profitent de qu'ils peuvent, et qui en bavent pour le reste. Une vie égoïste, quoi. Certes, sur le papier, elle était concernée par le monde qui l'entourait. Elle donnait à deux associations humanitaires chaque mois. Plus un don annuel aux Resto du Cœur. Ca lui avait d'ailleurs permis de payer encore moins d'impôts l'année dernière ! Elle avait regretté, après coup, se rendant alors compte qu'il n'y avait pas de geste désintéressé. Elle avait cherché comment faire avancer les choses, s'était demandé comment faire un monde meilleur pour demain, même si ce demain serait trop loin pour qu'elle le vive. N'est-ce pas ça, le véritable engagement ? Quand la cause est plus grande que nous-mêmes, quand on y croit pour ce qu'elle représente comme avancée humaine, et pas pour ce qu'elle va changer dans notre petite vie.

Même si elle avait toujours trouvé ça important d'être engagé, elle méprisait secrètement les profs, les syndicalistes, le personnel RATP/SNCF/Air France et tous ces gens qui ne perdaient pas une occasion de descendre dans la rue et de bloquer tout le monde pour contester telle ou telle décision qui n'impactaient qu'eux. Evidemment ce n'était pas elle qui allait se battre pour les conditions de travail des cheminots. Et pourtant, cela correspondait à sa vision de la vie politique et sociale : un monde où les intérêts sont communs, où chacun est concerné par la vie de son voisin. Elle avait ressenti un peu de cela quand, quelques mois plus tôt, avec des milliers de français hétéros ET homo, elle avait manifesté pour le droit au mariage pour tous. C'était ça, le vrai engagement. Quand la cause est tellement évidente qu'elle parle à tous. Mais bien sûr, c'est plus facile de prendre part à un débat quand celui-ci est surmédiatisé et qu'en plus il est d'une telle évidence humaine. La liesse et la paix régnaient ces jours-là dans les rues de Paris, et elle n'avait pas douté une minute que la loi serait adoptée. Mais ces beaux sentiments avaient tout de même été largement entâchés par les contre-manifestations anti-mariage, qui faisaient régner un climat de haine de l'autre, si anachronique et inhumain qu'elles la faisaient vomir.

Ceux qu'elle admirait étaient en Amérique du Sud, en Syrie, en Turquie, car ils se mouvaient tous autour d'un même combat, d'une question de survie, certains pacifiquement, d'autres par les armes car il n'y avait plus de choix. Toujours deux camps s'opposaient mais toujours, au sein de chaque partie, une unité existait. Leur vie avait un sens, elle n'en avait qu'un, celui du combat.

Mais elle était née au mauvais endroit, ou plutôt au bon. Sur la terre de l'égalité, du droit humain, de la démocratie. En fait, elle était née au bon endroit mais pas au bon moment. Les combats, c'était il y a 40 ans ma petite. On t'a déjà fait tout le travail. Maintenant, profite.

Et c'est ce qu'elle faisait. Avec des idées, des convictions, des idéaux un peu vagues et bien-pensants, mais avec la conscience que le sens de sa vie ne lui était pas encore apparu. Elle aimait la vie, s'amusait bien, avait la chance de ne manquer de rien, mais quel danger !

  • Magnifique. mais question rituelle oblige....Une part autobiographique ??? Bon...j'ai une idée de la réponse forcément.....Pour le début Raymond Carverien, souligné par Georges, je suis d'accord. Un peu moins trash, avec une touche féminine, Adeline Carver.... (c'est mieux que Raymonde...)

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Couv livre nette avec ma photo

    Boris Adelski

  • Joli plume, vraiment. Mais il semble que votre texte s'embarque sur une voie (les médicaments) pour en changer en cours de route (la suite). Dommage, j'aimais bien le début. Un p'tit côté R. Carver. Merci.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Poule 2

    Giorgio Buitoni

  • Joli plume, vraiment. Mais il semble que votre texte s'embarque sur une voie (les médicaments) pour en changer en cours de route (la suite). Dommage, j'aimais bien le début. Un p'tit côté R. Carver. Merci.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Poule 2

    Giorgio Buitoni

    • Merci à vous Georges, dans la suite j'espère réunir les deux voies engagées dans le premier chapitre. A bientôt ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Img 7757

      Adeline Adelski

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