Face de lune

Emmanuel Fandre

 

 

Face de lune

SYNOPSIS

Pour André, 45 ans, célibataire, rêveur et légèrement vieux jeu, la vie n’est pas marrante. Il vit coincé, comme un lièvre en son terrier, dans l’appartement de  son père qui le surnommait enfant « Face de Lune » et où rien n’a bougé depuis un demi-siècle. André ne  peut se débarrasser de cette ombre, véritable fantôme, dramaturge mondain qui a mis sa verve au service de l’occupation allemande et qui faute de génie suffisant n’a pu éviter quelques années de taule à la libération, avant de mourir, complètement oublié, au début des années 70.

En revanche, sa mère, est bien vivante, truculente même, malgré ses 90 berges. Elle loge, juste en face, sur le même pallier dans un appartement surchargé de bibelots qui ressemble à une loge de concierge.

C’est une ancienne actrice, adepte des guinguettes de bord de Marne et du Front Populaire, fidèle à ses idées socialistes, Jaurès revu par Léon Blum, passionnément hostile à son mari défunt, et qui se rend tous les dimanches à Giverny afin de reproduire les Nymphéas en broderie.

André a des velléités d’écriture, non pas des pièces, ni des pamphlets comme ceux de son père. Non ! Tout simplement de la poésie, de la poésie pure, voire des haïkus, forme la plus haute et la plus libératoire, selon lui, de la conscience universelle. Seulement voilà, il est écrasé par les meubles de son père, les livres de son père, le bureau de son père, le stylo de son père, le sous-main de son père, le pistolet de marque allemande « Luger » de son père. Alors, il se réfugie dans d’autres passions, la principale étant de collectionner les statues religieuses en bois polychromes, Madone, Christ, Saint Sébastien en tout genre. C’est également un esthète ouvert sur toutes les formes d’arts et qui ne manque pas une exposition. C’est enfin un dandy qui s’habille avec recherche chez le tailleur sur mesure Arnold, au coin de la rue qui mène vers le Bon Bazar Rive Gauche.

Pour vivre, ou plutôt survivre, André travaille la journée dans une agence de communication financière dirigée avec une main de fer par la brune et cruelle Natacha Sanchez. Reine des médias spécialisés, qui fait la loi dans le petit monde de la notation, des analystes et des investisseurs. L’agence a été récemment rachetée par Nestor Boursicault, empereur de la finance que la planète entière nous envie, mais dont personne ne connaît le visage ni l’allure vu qu’il vit  complètement reclus entourés de ses écrans Reuters, dans une cellule d’un couvent de bonnes sœurs, encore en pleine activité. Pourtant Nestor a côtoyé tous les grands de ce monde : Les papes successifs JP2 et B16, Mère Teresa de son vivant, Bill Gates l’informaticien, Bernard Madoff avant son naufrage et Liliane B. reine des produits cosmétiques dopés par la marque innovante Brise Poil.

Dans cette agence ultra branchée peuplée de petits jeunes aux dents longues, André fait de la résistance… Pas d’ordinateur, pas d’Internet, c’est vulgaire. On le garde parce que sur le plan commercial il est particulièrement performant. Il sait, au téléphone (un combiné noir en ébonite), accrocher le client comme pas deux. Lui habitué aux formes courtes dans l’écriture, développe alors un bagout incroyable. De ce point de vue il est magique.

La comédie ne serait pas vraiment romantique si, un beau matin à travers la vitre de l’autobus n°68 qui l’amène au bureau, le visage d’une parfaite madone ne s’imprimait dans son cerveau. Un visage qui lui dit quelque chose et qu’il n’aura de cesse de retrouver pendant la première partie du roman. En fait, ce visage délicieux est en tout point la  réplique d’une petite Madone de Bellini exposé dans la grande galerie du Louvre et qu’André affectionne particulièrement. Le hasard fait bien les choses pour qui a l’habitude d’attendre. La belle Chiara débarque un matin comme stagiaire dans l’agence de Natacha.

En fait, le hasard n’y est pour rien. Chiara est la nièce de Nestor Boursicault. Le grigou a manigancé le rachat de l’agence pour la seule raison qu’André l’intéresse. Et s’il envoie là sa nièce – qui est en réalité sa fille secrète – c’est qu’il a des projets pour eux deux. Boursicault a bien connu le père de Face de Lune dans cette période sombre du fascisme en Italie, et il cherche le moyen de se débarrasser d’un lourd secret. Cette histoire romantique à souhait qui va voir la victoire de l’amour est en fait aussi celle de la rédemption (ou de la vengeance) d’un vieux dégueulasse qui n’a comme ultime projet rien moins que de changer (ou de détruire le monde) par la poésie pure et l’amour en y consacrant sa fortune.

Voilà ! Le décor est planté. À travers une « bluette » menée de main de maître par Nestor Boursicault, qui à 110 ans semble posséder le secret de l’immortalité, c’est tout une humanité qui se met en branle : Un monde qui dans sa course exponentielle à la vulgarité est menacée de franche disparition.

 CHAPITRE 1

Lieux de l’esprit sous scellés. Âme refroidie exhalant sa buée comme celle du vieux chat qui respire à peine et se traîne dans les couloirs en grelottant. Regard effaré du matou obscène dans cet appartement glacé. Regard dont l’iris déambule autour des noires pupilles. Œil fixe et froid, complètement indifférent. On dirait celui d’un poisson moribond dans son bocal en train de congeler. Œil de poisson chat sur ces murs tendus de grenat. Silence feutré et mat. Rouge cramoisi, horrible, comme celui des amoureux transis. Couloirs, salon, chambre et même salle de bain tendus de ce velours ignoble. Couloirs qui n’en finissent pas. Couloirs d’hiver infernal qu’aucune chaudière ne réchauffe. Autrefois, jadis, dans une autre vie, dans un autre siècle, avant la grande glaciation, il y avait des poêles dans toutes les pièces. Ridicules cheminées parisiennes aux parures de marbre noir comme au cimetière, manteau insuffisant, âtre minuscule où la bûche ne tient pas. Cheminées faites seulement pour les poêles de fonte qui ont aujourd’hui tous disparu. Godin, le grand manitou de la fonte brûlante, le diablotin des poêles exquis d’avant guerre. Devant lesquels s’asseoir avec la pipe. Rêvasseries en robe de chambre, cachemire indien. Luxe de célibataire. Avec des filles qui viennent vous réchauffer. Bassinoires du sexe et de la joie au retour du spectacle. Comédies à succès sur les boulevards, vaudevilles à l’emporte pièce où le bon mot fait loi. Brique chaudes à la place du cœur, cynisme désabusé. Au goût de l’époque. Velours aujourd’hui griffé par le chat en ses moments de folie. Moments de plus en plus rares avec l’âge. Le rideau de la scène est déchiré, usé jusqu’à la corde. Sombre réveil et volets fermés, de toute façon.

Ca caille ! C’est le matin et le jour met un temps fou à se lever. Porte d’entrée cadenassée. Recouverte de photos d’actrices. Toutes oubliées. Mortes ou bien rabougries dans leur fauteuil roulant. Et ces affiches aux tons obscurs comme les recoins d’une âme pourrie. « La soubrette de maître Goldsmitt ». Une pièce de Victor Verpilleux. Mise en scène par l’auteur lui-même. Tableaux accrochés sur les murs du couloir. Croutes épaisses et poussiéreuses. Pas un sujet ne vaut d’être regardé. Couleurs obscurcies avant d’être posées sur la toile. Croutes montmartroises qui ne valent pas un sous. Le chat s’est approché de la porte aux cinq verrous qui donnent sur le pallier de l’immeuble. Blotti tout en longueur. Glanant la chaleur qui lui parvient par l’interstice. Sonnerie d’un réveil oublié. Pas nonchalants dans le couloir. Chuintement trainant des babouches qui ont quarante cinq ans d’âge. Comme leur propriétaire actuel. André, le poisson chat à la face de lune. Babouches de père en fils. André a investi les babouches de son père à défaut de son esprit talentueux et de son âme pourrie. Les pantoufles sont là, maintenant bien rangées à l’entrée de la salle de bain.

Gargouillis d’un robinet de cuivre unique et vert de gris. Eau froide seulement. C’est l’hiver en personne qui dégouline par un mince filet. Au fond du couloir, il y a une chambre : tapis, couvertures, coussins, fauteuils clubs avec leur repose pied et trônant au beau milieu de ce décor absurde, un lit à baldaquin torsadé. Réplique de l’autel du Bernin. Vatican miniature à l’édredon défait. Sur les murs de la chambre, des christ suppliciés, des Vierges et des saints polychromes, des Sébastien percés de flèches, stigmatisés, pustuleux, purulents, au beaux visages d’éphèbes en proie à la douleur extrême, font voisinage avec les souvenirs laissés par l’ancien propriétaire. Dramaturge de son état et père du pauvre type qui vit là en reclus. Bibelots ivoirins, éventails chinois, autographes divers, photographies dédicacées, dont certaines de femmes carrément dévêtues. Marie Madeleine des grands Boulevards à la petite semaine. Starlettes des planches en matinées. En face du lit en bataille, la commode néogothique sert de socle à une Piéta en bois doré presque grandeur nature et d’une étrange beauté.

André est allé pisser. Long jet bruyant et dru qui a duré presqu’une minute, couvrant la sonnerie du réveil. Il est maintenant dans la salle de bain. Le robinet qui fuit et donne toute sa puissance vient faire un relai sonore. Vu de dos, l’homme en impose, grand, mince à peine vouté. Ses longs et beaux cheveux – quoiqu’un peu raides – lui descendent sur la nuque couvrant le col usé de sa robe de chambre. Le visage penché sur le lavabo. Rasoir sabre. Main experte qui revient plusieurs fois. De l’autre, André manipule un petit poste de radio posé sur l’étagère.

France Info, l’info en continu… Talalatallala… Après les actualités internationales et le petit reportage sur les victimes d’un nouveau pédophile wallon… Ding, Ding, Dong…Cinq petites minutes pour tout savoir sur la Bourse et les valeurs françaises. Jean Pierre Braillard, spécialiste incontesté des marchés financiers, interviewe une dénommée Natacha Sanchez. D’un geste sec, André coupe le son. Il finit de se raser, boutonne une chemise, noue une cravate et enfile sa veste et son long manteau de cuir noir. Il saisit son cartable en crocodile, donne quelques croquettes à son énorme chat persan, noir et blanc et sort de chez lui. Une fois sur le pallier, il ferme à double et triple tour une série de serrures. On croit qu’il va descendre l’escalier. Pas du tout. Avec son énorme trousseau, il ouvre de la même façon maniaque les quatre ou cinq serrures de la porte d’en face et disparaît dans l’encadrement.

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