Grand-Mère me disait... tome 1

peter-oroy

Mon patois neuchâtelois résonne du fond de ma mémoire. La voix douce et un peu chevrotante de ma Grand-mère me rappelle que l'homme est oeuvre de Dieu et, par-là même, sacrée.

Grand-Mère me disait…

Lentement, à pas comptés, quittant son fauteuil défraîchi il marcha vers la fenêtre. Il posa ses mains à la peau parcheminée sur l'appui de bois laminé par les ans. Ses doigts aux articulations noueuses comme des sarments de vigne craquèrent au contact de la planche. Il jeta un regard bleu azur sur la campagne déroulant sa palette dégradée de couleur bistre. Il resta quelques instants, le dos voûté en scrutant un horizon qui fuyait vers la vallée et finissait par se heurter aux contreforts de Chaumont. Il ne disait mot. De temps à autre son regard se posait sur un détail de la nature endormie sous le ciel de l'hiver naissant.

- Heureusement qu'on a r'misé l'bois à la chotte avec l'Albert, dit-il sans se retourner. « L'hiver est droit là », ajouta-t-il.

Le silence retomba. Seul le poêle orné de catelles vertes ronronnait où brulaient de bonnes bûches de bois odorant.

- Ma fi Lucien, c'est l'hiver qui nous vient contre, répondit Amélie enveloppée de l'ombre du fond de la pièce. Elle tira sur un écheveau de laine surgissant d'un crébillon d'osier posé sur le tapis recouvrant le parquet de bois brut.

 

Un quinquet en laiton diffusant une lueur jaunâtre brillait sur un petit cabaret de sapin ciré. Le régulateur sonna quatre fois laissant au gong le soin de remplir l'air de ses vibrations.

- Tais-toi voir! Il est d'jà quatre heures ! s'exclama Lucien sans quitter des yeux la combe figée sous la morsure de l'hiver naissant.

- Y a plus pas une feuille aux arbres !  constata-t-il.

- J'men vais faire une tasse de thé, qué ! ajouta Amélie, enfouissant son ouvrage dans le pupitre et rabaissant l'écritoire.

 

La lourde porte menant à la cuisine se referma, agitant le vénérable potet accroché au chambranle et servant de sonnette prévenant l'arrivée de quelque visite. Derrière le panneau de bois, de vieux bugnes restaient accrochés là depuis la dernière cueillette des bolets.

Lucien resta seul dans la vaste pièce habillée de bois blond noirci par endroit par les fumées venant du fourneau.

Dans l'air flottait le fumet des bûches mêlé aux herbes parfumées oubliées quelque part dans un cagnard ou sur un tablar.

En se rapprochant de l'établi d'horloger, se substituant à la chaude odeur d'huile d'épaule de mouton servant à la lubrification des montres et horloges peuplant la pièce, on percevait la fragrance légèrement acidulée de la benzine rectifiée s'évaporant d'un récipient en verre.

Les lambris isolant du froid de l'hiver restituaient le bon arôme des couches successives d'encaustique.

Du plafond de bois pendait une lampe à contrepoids. L'abat-jour d'opaline était décoré de breloques qui bambillaient tout autour.

 

Au-delà de la barrière des rideaux qui garnissaient la fenêtre, on voyait une femme monter le raidillon qui mène aux Vieux-Prés. Accroché à sa main un gamin bramait en vociférant.

- C'est l'boueube d'la Henriette qui pousse ces ciclées ? demanda Amélie en rentrant dans la chambre à manger. Elle posa la théière fumante sur le d'ssous d'plat en bois.

- Charrette! Elle va lui flanquer une rude chasse, répondit Lucien. Ils auront du mal à en faire façon. I's'ra chanteur ou officier dans l'armée. Ajouta-t-il.

- Mais, mais, mais ! rétorqua Amélie montrant sa désapprobation. Ce qui arracha un sourire en coin à Lucien qui gardait de l'armée le souvenir ineffaçable de la mob et des interminables gardes aux frontières, du temps du décrié Général Ville.

- Viens plutôt et asseyes-toi, le thé est prêt. Y a encore quelques bricelets et des bonbons dans la boite.

 

Venu du dehors, un bruit de chenailles et le pas lourd et cadencé d'un cheval retentit.

- Tiens, v'là l'Ulysse qui veut droit charrier les cassons à la marnière. Il a bien du mérite depuis sa schlague à la tête, dit Lucien admiratif.

 

Le tic-tac des régulateurs et pendules ornant la chambre à manger qui servait aussi d'atelier d'horlogerie en hiver meubla le silence.

 

En été on allait à la chambre haute, tout en haut de la bâtisse. Derrière le galetas, il y avait cette pièce toute de bois lambrissée, du sol au plafond, éclairée par des fenêtres à petits bois.

Tout d'abord, ébloui par la luminosité on ne voyait pas le large établi haut qu'utilisent les horlogers pour les réparations.

Au premier regard le plan de travail semblait en chenit. Mais un œil acéré y voyait là, pêle-mêle, les outils du rhabilleur : brucelles, micros, petit tour, huilier, tournevis, chasse-goupilles, équarrissoir, porte-pièces, ouvre boîtier… Un petit pot brillant comme un ver luisant était rangé sur un tablard dans un coin de l'établi. La lueur verte dénonçait le radium utilisé pour les aiguilles de montres.

Une grande plaque de lino clair entourant le poste de travail était posée sur le parquet et faisait office de réceptacle au cas ou une pièce ou une vis venait à déquiller au sol.

On n'y travaillait qu'en été car la pièce n'était pas chauffée.

 

Pour redescendre du galetas on devait se tenir à une corde tressée tendue en rambarde tellement l'escalier était abrupt. On accédait alors à un sombre couloir chichement éclairé par les fenêtres de la galerie qui s'ouvraient sur le flanc de la maison. Le sol était pavé de larges pierres brutes. A gauche un âtre surdimensionné avec fronton en moellon témoignait du passé où l'on crochait encore les casses et pauches sur la poutre de bois noirci. Une chaîne et un crocheton à cran servaient à suspendre les gros bronzins. Sur la poutre de vieux bois noirci dormaient quelques channes en étain ; souvenirs de concours de tir.

A droite, devant une fenêtre intérieure se trouvait un lavoir taillé dans la pierre. Une fontaine à chèvre en cuivre laissait filer une eau claire et limpide qui coulait glacée. Elle provenait d'une source plus haut par derrière le crêt, contre Les Planches.

 

Au même étage se trouvaient trois chambres à dormir. Une grande avec un fourneau encastré dans le mur et de grands lits entourés de bois sombre et recouverts par des édredons épais et voluptueux. Un secrétaire de bois tinté renfermait les secrets de famille et les papiers importants.

 ....Note de l'auteur:

(J'y retrouvai même un jour les galons du sergent Charles-August de l'armée US, vétéran de la WW II, débarqué en 44 en Normandie, dont les grands parents avaient émigré à Flandreau aux Etats-Unis au 19e siècle. Il avait épousé une Rachael Loraine Smith Lincoln là-bas aux USA et était venu à la fin des hostilités en pèlerinage dans son village d'origine) 

 

Attenante à la grande pièce s'ouvrait une chambre plus petite. La fenêtre tournée vers le village éclairait d'une lumière franche les murs lambrissés. Une armoire encastrée renfermait tous les habits militaires de la famille et quelques mousquetons à culasse rectiligne Mq 1931 de l'armée. Une vapeur de naphtaline s'en échappait dès que l'on ouvrait la porte.

L'autre petite chambre orientée vers le nord respirait le calme de la forêt. En regardant par la fenêtre on embrassait le haut du chemin montant au Banc Saint-Pierre au-dessus  de Villiers. Au travers de la sapinière se découpait le haut du clocher du temple.

 

Passé le vaste vestibule on accédait à la galerie. Des toilettes à l'étage offraient un confort inattendu pour l'époque, mais fort appréciable lorsque quelqu'un dormait en haut. La volée de fenêtres de la galerie continuait par un étroit couloir de bois vers un petit séchoir à foin éclairé d'une lucarne qui donnait sur le village.

Dissimulée dans un recoin, à coté des toilettes, il y avait même une vieille porte dérobée qui menait directement derrière la bâtisse crochée à la roche. Dans cet appentis improvisé recouvert par le pont de grange on y remisait chars et charrettes pour la récolte du bois de chauffe.

Pour sortir, on devait redescendre par un pentu escalier de bois qui donnait sur le devant de la maison.

 

***

 

- Mets donc voir les nouvelles à la radio, dit Amélie.   

Lucien alla tourner le bouton du gros poste de TSF. L'œil vert du contrôle de marche s'alluma. D'abord vacillant, puis de plus en plus net pour se stabiliser. Quand les lampes eurent chauffé, le son sortit enfin de l'appareil. Un flot de musique de chambre envahit la pièce. Lucien tourna le bouton des stations. Les émetteurs défilaient entre les crachotements et craquements enrobés de voix nasillardes et souvent inaudibles ou le « Drelin-drelin » des brouilleurs.« Scottish…Bucarest…Paris…Athlone…Prague…Beromünster…Sottens. »

- Voilà, ça joue maintenant, on a Sottens ! s'exclama Lucien.

 

La voix bien connue du chroniqueur René Payot que l'on nommait affectueusement Puck du studio de Genève de la Radio Suisse Romande emplit le silence de la pièce.

« …On nous communique que l'armée de l'air allemande à procédé cette nuit au bombardement de la ville de Coventry au Royaume Uni. Cette opération appelée Mondscheinsonate fait référence à la pleine lune qui régnait cette nuit sur la ville.

Lors du bombardement, 449 bombardiers larguèrent 450 tonnes de bombes explosives et incendiaires. La ville très  endommagée pleure la perte de plus de 600 habitants et la destruction de la cathédrale Saint-Michel. 60 000 bâtiments furent touchés dont deux hôpitaux.

Ces raids constituaient une mesure de représailles au bombardement du centre historique de Munich par les avions anglais six jours plus tôt… »

 

Puck continuait ainsi la longue et triste énumération des atrocités que les dirigeants de l'Europe n'avaient su maîtriser.

 

- Mon Dieu, mon Dieu, dans quel monde on vit. Ils sont tous fin roillés. L'fatre avait raison quand il disait que depuis Napoléon rien ne va plus ! s'indigna Amélie. « On va être entourés par ces monstres. Heureusement qu'on a des réserves dans l'arrière cuisine. Quand tout ça finira ? » ajouta-t-elle.

 

- Ne te fais donc pas de soucis. Si le moustachu avait voulu envahir la Suisse, il l'aurait fait sans autre. L'autre soir à l'harmonie je discutais avec l'Aloïs, tu sais celui qui reste derrière la grande ferme des Von Gunten. Il m'a dit que son fils qui est haut gradé dans l'armée avait eu entendu dire que Hitler avait tout planifié pour envahir le pays : l'opération Tannenbaum, comme l'appelait un certain Wilhelm Ritter von Leeb qui était chargé d'échafauder les plans. Mais la débâcle de l'armée française et les préparations de l'invasion de la Russie et de la Grèce avec en plus la bataille d'Angleterre l'on arrêté. Et puis il y a notre armée et la défense aérienne. Ils ont abattus 11 avions allemands le 4 juin. Tu te souviens y en a même un qui est allé s'étiaffer du coté de Lignières par derrière le Chasseral. Le 5 Le général Guisan a ordonné le cesser le feu. Après cette astiquée les Allemands ont eut d'autres plans. Ils voulaient même offrir la Suisse Romande à Pétain. Charrette de charrette, il a qu'à se schlaguer avec les Russes ! s'emporta soudainement Lucien.

 

Amélie débarrassa la table en silence. Tout cela ne la rassurait quand même pas. Elle qui n'aimait déjà pas trop les Köbi, bien qu'il y en ait dans la famille, alors les nazis… Elle passa à la cuisine. Le potet au-dessus de la porte tinta de nouveau. Les bugnes toujours accrochés derrière la porte se balancèrent. Elle s'affaira à la cuisine. On entendit le bruit métallique que font les cerceaux du foyer du potager à bois. Elle remit une bûche dans le feu en prévision du souper de ce soir.

- Ce soir je cuirai des rondes et des gräubis, annonça-t-elle en retournant s'asseoir dans son coin à ouvrage.

 

***

 

Le jour déclinait doucement. L'ombre avait déjà envahi les contreforts de Chaumont. Les derniers rayons du soleil embrasaient la couronne des sapins de lueurs mordorées. Au-loin, Savagnier disparaissait lentement dans le camaïeu des couleurs de brumes automnales.

A la radio ce sera bientôt l'heure tant attendue du Quart d'Heure Vaudois écrit par Samuel Chevallier. Ce divertissement radiophonique réunissait des interlocuteurs à l'accent bien vaudois. Albert Itten était le caviste, truculent personnage à l'humour bien trempé. Lucien Monlac campait le très sérieux régent et Henri Marti représentait le syndic. Et tout se finissait par une bonne verrée et un «  santé tout l'monde et dans quinze jours à la même heure… ». Puis la guerre avançant on présenta l'émission plusieurs fois la semaine.

C'était toujours une joie et un vrai bonheur d'entendre ces courtes émissions pleines de bonté et de suissitude pendant ces heures difficiles de 1940.

Ce soir, mercredi, on aura droit au concert dirigé par Ernest Ansermet de Radio Genève.

 

En bas du village le bruit de ferraille du tramway signalait la course du soir avec la remorque accrochée. On profitait de ce moyen de transport pour collecter le lait de la vallée et le livrer à la laiterie de Dombresson.

 

L'ombre de la nuit envahissait le petit village bientôt englouti dans l'obscurité. La situation de la Suisse au milieu d'une Europe en guerre avait sonné le glas des éclairages publics et proclamé l'obscurcissement des fenêtres des maisons de vingt-deux heures à six heures le matin. Depuis le 7 novembre, la Suisse n'était plus cette tache de lumière servant de point de repère pour les bombardiers en route vers l'Angleterre ou l'Allemagne.

 

Un vent tempétueux se levait et venait frapper les vitres de la grande maison accrochée à sa falaise que gravissaient les sapins jusqu'aux Planches et par derrière le Côty. Le ciel virait au noir et par moment on percevait le bruit d'un canon qui zonnait loin par delà la frontière. C'était les pleurs et les cris de douleurs de l'Alsace qui venaient se répercuter et mourir jusqu'au fond des vallons proches de la frontière. Au Col des Roches flotte le drapeau à croix gammée depuis juin. « Plus rien ne sera comme avant ! » se disait-on avec angoisse. On savait que tout cela n'allait de nouveau servir à rien. Des innocents mourront pour la gloriole de quelques dirigeants fous, infatués, se croyant investis de pouvoirs surnaturels et de la vérité universelle. 1918 n'était pas un si lointain souvenir ! Et puis il y avait à tous les coins ces nazillons avides de puissance et de morgue qui suivaient aveuglément la folie du Führer, même pas par conviction mais plus trivialement, l'esprit gavé d'un opportunisme scélérat.

 

Le vent de plus en plus furieux sifflait maintenant dans les fils électriques qui montaient le courant depuis le bas du village jusqu'aux dernières maisons des Crêts. Il neigeotait. Lucien remplit le fourneau de rondins qui s'enflammèrent immédiatement. Il tira les lourds double-rideaux qui armaient les fenêtres contre le froid et surtout obturant la lumière filtrant au dehors. Les gens de la DAP ne seraient pas contents si on voyait, ne serait-ce qu'un filet de lumière au-dehors. On avait appris qu'en temps de guerre une lueur aussi faible soit-elle peut se voir à des kilomètres à la ronde. Les soldats le savaient : on n'allume pas trois cigarettes avec une seule allumette, car la première est repérée, à la deuxième on vise, la troisième est mortelle car l'ennemi tire.

 

La nuit avait maintenant recouvert tout le vallon de son linceul d'obscurité. En bas au village on menait les vaches à la grande fontaine dans un tintamarre de chenailles et de piétinements.

Peu à peu le silence revint dans le village assoupi. La soirée commençait. Amélie s'affairait sur son potager pendant que Lucien finissait de réparer une vieille pendule qui lui avait été confiée par le docteur. Il la posa délicatement sur le haut de son établi et lança le balancier avec douceur pour lui imprimer ce mouvement éternel de garde-temps. Le tic-tac régulier se fit entendre et sembla se projeter dans l'inexorable marche de l'humanité tourmentée. Il tourna l'aiguille des minutes en prenant soin de laisser la sonnerie tinter à chaque déclenchement. Il régla l'heure exacte à sa montre gousset qui pendait à la chaînette fixée à la boutonnière de son gilet et, satisfait de lui, contempla le mouvement hypnotique du balancier de laiton.

- Ça joue ! murmura-t-il.

 

L'agréable effluve de pommes de terres mélangé au fumet des gräubis rôtis s'échappait de la cuisine.

Il alluma la lampe à contrepoids qui pendait du plafond. Une lumière jaune et vacillante illumina la table de la chambre à manger. Il tira sur le cordon et baissa l'abat-jour d'opaline. Il avait mis le couvert et préparé un fond de vin blanc ouvert quelques jours auparavant. Il était devenu un peu fier mais tout à fait buvable. Il ouvrit son couteau de poche et le posa à sa place. Il sortit le pain du cagnard en bois. Amélie arriva en tenant à deux mains une grande casse au cul noir recouverte d'un couvercle en bois. En allongeant les bras au-dessus de la table, elle la posa sur une rondelle de tronc d'arbre débité en dessous de plat.

 

- Nom de bleu, c'est lourd ! s'exclama-t-elle.

 

Le concert commençait à radio Sottens. Ernest Ansermet dirigeait. On soupa de bon cœur. La soirée s'annonçait tranquille. Le repas se termina pour Lucien par une petite gnôle.

 

Il se remit à son établi et continua à découper minutieusement, à l'aide d'une scie à chantourner, des boites de cigares qui deviendront avec le temps des chalets miniatures entourés de petits personnages et d'animaux. Toute une mise en scène champêtre apparaitra ainsi, découpée et aminguée en chutes de bois récupérées de ces grosses boites à cigares que lui fournissait le patron du Café des Chasseurs. On disposera ces petits décors pour parer la maison lors des fêtes de Noël. Ils serviront de cadeaux pour les petits enfants.

 

Dehors tout était redevenu calme. Seul un bruit de pas assourdi troubla le silence. Un chuintement, presque un glissement se fit entendre devant la maison. Des paroles presqu'inaudibles disparaissaient après le contour. Lucien guigna par la fenêtre en tirant un peu le rideau. La neige avait recouvert la route et le petit jardinet disparaissait sous une poudre blanche pas encore bien abondante, mais déjà bien présente.

On entendait maintenant distinctement les voix des arrivants et les bruits de lourds godillots que l'on tape sur le sol pour en dégager les restes de neige collée aux semelles.

- Tiens v'la l'René ! lâcha Lucien. Et déjà le potet accroché au-dessus de la porte tinta.

- Adieu tout le monde ! lança René tout en tirant sur son lourd accordéon chromatique. Un triolet fendit l'air.

- Adieu René, Adieu Marthe ! s'écrièrent joyeusement Lucien et Amélie.

- Il a bien neigé, qué ! Crénom, faut veiller à pas s'encoubler, dit Marthe. « J'ai amené un bout de taillaule » ajouta-t-elle.

- J'm'en vais droit faire un thé, qué ! Vous êtes tout trempes !

Amélie fila à la cuisine. L'ambiance venait de monter d'un cran. Une soirée avec Marthe et René était un gage de soirée chaleureuse et emplie de musique.

 

Le thé arriva bientôt sur la table. La taillaule avait été coupée. René entamait déjà la Chanson de la Sorcière du Val-de-Ruz. Ce petit clin d'œil à la tradition populaire fit fuser quelques rires. Puis bien-sûr suivit Mon beau Pays de Neuchâtel. Ah ! La Chanson des Vieux-Prés était aussi incontournable. Les Polkas, Mazurkas et valses s'enchaînèrent à l'envi. La taillaule avait bien diminué. A la théière d'Amélie avait succédé une autre théière. On avait discuté, ri de bon coeur, beaucoup parlé, parfois fredonné, oublié la rudesse des heures instables de novembre 1940.

 

En ces heures d'incertitude il fallait bien que l'esprit et le cœur exultent. On ne savait pas ce que demain sera. Bien-sûr on avait une pensée pour tous ces Belges, Luxembourgeois et Français plongés dans le malheur par la veulerie, la faiblesse ou la pusillanimité des gouvernements incapables d'humilité et de tout bon sens. Il fallait vivre pour ne pas simplement survivre ; ce qui arrivera un jour ou l'autre ! Et qu'advienne que pourra…!

La soirée avait laissé place à la nuit. Les visiteurs étaient repartis après un dernier morceau de recueil : Bonsoir et bonne Nuit, adaptée de la berceuse de Brahms. On s'était quitté en se disant « Adieu et bonne nuit ».

 

Il était l'heure de rejoindre la petite chambre contiguë à la Stube ; comme on disait dans la maison en haut du Chemin de l'Église. Quelques membres de la famille étaient originaires de la Suisse Alémanique et l'on avait pris l'habitude de ces mots tirés du Schwiitzertütch.

 

La pièce était bien chauffée par le fourneau à bois implanté dans la cloison. La chambre, petite mais accueillante, déclinait un charme délicieux rendu par ses boiseries teintées de gris. Le lit recouvert d'épais duvets gros comme des nuages d'été invitait à un sommeil réparateur.

Au mur, au-dessus de la tête de lit en bois verni, pendaient deux reproductions de tableaux. On y retrouvait un garnement franchissant un mur, un chien accroché à son fond de culotte. L'autre avait quelque chose de plus allégorique. Il représentait Léda et le Cygne, de Véronèse ; petit clin d'œil à la sensualité vénitienne. Une lampe en cuivre et laiton servait de chevet. Sur l'appui de fenêtre finissaient de sécher dans un vase d'opaline quelques fleurs des champs cueillies cet été aux alentours de Clémesin ou bien du Mont d'Amin.

 

Après avoir rangé son chenit, comme elle le disait si drôlement, Amélie vint rejoindre le lit conjugal. Les lumières s'éteignirent et la maison retrouva son silence bienheureux.

 

À SUIVRE…

© by Peter Oroy Nov. 2018

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