Happy Hour

Jean Pierre Martinez

Happy Hour

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

Synopsis : Dans un bar de nuit, surveillé par la police à la recherche d'un dangereux psychopathe, un inquiétant barman sert de confident à des clientes esseulées ayant rendez-vous avec de mystérieux partenaires rencontrés sur le net... Outrance et humour noir, à mi-chemin entre le Splendid et les Monty Python...

1

Le barman - La brune

Debout derrière son comptoir, le barman essuie des verres. Le rôle peut être interprété par une femme ou un homme. On pourra d'ailleurs jouer sur l'ambiguïté sexuelle du personnage. La radio passe une chanson d'Aznavour (J'habite seul avec maman...). On entend un bruit de chasse d'eau. Sortant des toilettes, une brune, assez ordinaire voire vulgaire, revient s'asseoir au bar devant son verre. Elle porte un pull informe de couleur indéfinissable. Le barman change de station. Un speaker commente avec exaltation la fin d'un match de foot. Le barman éteint la radio. La brune finit son verre.

Barman - Je vous en remets un coup ?

La brune lui lance un regard fatigué, pas sûre d'avoir compris le sens de sa question, mais se prenant peut-être à rêver.

Brune - Pardon ?

Le barman lui montre d'un air blasé au dessus du comptoir l'inscription Happy Hour, contrastant avec l'ambiance morose de ce café désert.

Barman - Le cocktail maison ! Le deuxième est gratuit.

Brune (soupirant) - Happy hour... Tu parles... Une heure que j'attends un mec, et il n'est toujours pas là...

Barman - Un mec ?

Brune - Ça vous étonne à ce point-là qu'un homme puisse avoir rencard avec moi ?

Barman - Un homme, oui...

La brune a l'air surprise.

Brune - Il s'appelle comment, votre bar, déjà ?

Barman - Les Flamands Roses... Flamands avec un d...

Brune - Ah, ouais, d'accord... C'est... C'est un bar belge, alors... (Pour changer de sujet) Il y a un petit goût de banane, ce cocktail, non ?

Barman - Vous saviez que l'homme a 99% de gènes en commun avec le singe ?

Brune - Non...

Barman - Et comme le singe a 50% de gènes en commun avec la banane... On peut presque dire que l'homme est une banane avec des jambes et un cerveau...

Brune - Et encore... Pour certains, le cerveau, c'est en option...

Barman (se sentant visé) - Vous pensez à quelqu'un en particulier...?

Brune - Je pense à l'abruti qui a oublié qu'on avait rendez-vous ensemble.

Barman - Il attend peut-être la fin du match. Ça ne devrait plus tarder, ils en sont aux prolongations... Le buteur brésilien vient de la mettre dans le fond au gardien bruxellois...

Brune - Vous êtes sûr que c'est un match de foot ?

Le barman ne répond pas. La brune réfléchit.

Brune - Qu'est-ce que vous feriez, vous, à ma place ?

Barman - Une heure de retard ? À votre place, je ne sais pas, mais à la sienne... S'il arrive maintenant... Ça sent un peu la fille désespérée qui est prête à tout pour pas rentrer se coucher toute seule, non ?

La brune accuse le coup.

Brune - Vous croyez...?

Barman - Vous connaissez le proverbe : Suis-moi, je te fuis... Fuis-moi, je te suce...

Brune (anéantie) - Je vais prendre le deuxième cocktail gratuit, finalement...

Le barman puise avec une louche dans la bassine contenant le cocktail maison, et la ressert. Elle s'envoie une longue gorgée et déglutit.

Brune - On sent bien le gingembre aussi...

Barman - Y'en a...

Brune (regardant autour d'elle la salle vide) Eh, ben... C'est pas la fête du slip, ici... Pour un vendredi soir... C'est le match de foot sur la Une ?

Barman - La rétrospective Dalida, sur Arte. Ça nous fait toujours beaucoup de tort. C'est pour ça qu'on fait Happy Hour...

Brune - Vous auriez dû appeler ça Gay Hour. Histoire de lever toute ambiguïté... Pourquoi il m'a donné rendez-vous dans un bar gay ?

Barman - Pour être le seul mâle hétéro dans la place, j'imagine... Craindre la concurrence à ce point-là, en général, c'est pas bon signe...

Brune (prise d'un doute) - Ou alors, il est vraiment homo et il m'a prise pour un mec. La photo que j'avais mise sur le site était un peu floue... (Inquiète) Vous pourriez me prendre pour un mec, vous, sur une photo un peu floue ?

Barman - Non... Même dans le noir...

La brune a toujours l'air déprimée.

Barman - C'est quoi votre prénom ?

Brune - Jane...

Barman - Allez, Jane, votre Tarzan peut encore arriver...

Brune - C'est à cause de Birkin que ma mère m'a appelée Jane. D'ailleurs, en général, les types avec qui j'ai rencard tiennent plus de Gainsbourg que de Tarzan. Quand ils viennent, évidemment...

Barman - Vous savez ce qu'on dit : un de perdu...

Brune - Dix de perdus... C'est comme pour les cheveux. Ça commence par un, et un beau jour, vous vous retrouvez chauve sans savoir pourquoi... Je sais de quoi je parle...

Barman - Vous perdez vos cheveux ?

Brune - Non... Je travaille dans un salon de coiffure... Et croyez-moi, au rythme où ça va, les shampouineuses ont du souci à se faire.

Barman - Vous n'êtes pas de nature optimiste, vous, hein ?

Brune - Optimiste... J'ai des toiles d'araignée sous la jupe tellement on m'a posé de lapins ces derniers temps...

Barman - Je suis sûr qu'un jour votre prince viendra... et qu'il se prendra dans cette toile d'araignée. (Paternaliste) Mais pensez à vous protéger, quand même...

Brune - Vous n'allez pas le croire, mais je suis allergique au latex. C'est très mauvais pour la flore vaginale, le latex, vous savez...

Barman - Ah, tiens ? Non, je l'ignorais... Et pour la faune ?

Brune - Ça me file des démangeaisons terribles... (Un temps) Vous n'auriez pas une fourchette...?

Barman (inquiet) - Pour...?

Brune - Y'a un truc qui flotte dans mon cocktail. (Se penchant pour voir) Ça ressemble à un oeil. (Levant la tête, perturbée) On dirait qu'il me regarde....

Le barman semble contrarié.

Barman - J'ai pas dû mixer assez fin...

Il prend une fourchette et enlève discrètement la chose.
Poursuivant sa pensée, la brune soupire.

Brune - J'ai n'ai même pas d'amis... Je me suis inscrite sur Facebook, le seul qui m'ait proposé spontanément son amitié, c'est un pétomane argentin. Ma vie sociale est d'une telle vacuité... Si je devais me marier demain, je ne suis pas sûre que je pourrais trouver un témoin. Alors un mari...

Barman - Vous n'avez pas de famille ?

Brune - Ils sont tous morts quand j'avais trois ans...

Barman - Non...

Brune - Asphyxiés... Le monoxyde de carbone, ça ne pardonne pas. On vivait avec le RMI dans un logement social à Neuilly. Ma mère n'avait pas fait ramoner le tuyau de poêle depuis ma naissance...

Le barman la regarde, interloqué.

Brune - Je suis la seule de la famille à avoir survécu. Mon père m'enfermait la nuit à la cave. C'est ça qui m'a sauvée...

Barman (atterré) - À la cave...?

Brune - Pour pas entendre mes cris ! J'avais faim... Mon père était alcoolique. Quand ma mère lui donnait de l'argent pour acheter un litre de lait, il revenait avec un litre de rouge.

Barman (au bord des larmes) - Oh, mon Dieu...!

Brune - Je déconne. Vous avez déjà vu un logement social à Neuilly...

Le barman marque un temps, un peu froissé de s'être fait balader.

Brune - Mais je suis un peu en froid avec mes parents... Le dernier cadeau que j'ai reçu d'eux pour mon anniversaire, c'est une lettre recommandée de leur notaire. Ils m'informaient qu'à leur mort, ils léguaient tous leurs biens à la recherche contre le cancer. Ça m'étonne de leur part, d'ailleurs, cette générosité. Financer la recherche contre une maladie dont ils seraient déjà morts... Et vous, vous avez encore vos parents ?

Barman - Ma mère est décédée, et mon père est interné en Belgique...

Brune (impressionnée) - Parce que le chagrin l'a rendu fou...

Barman - Non, parce qu'il a décapité ma mère avec une tronçonneuse.

Brune - Ah, oui... Il était bûcheron...?

Barman - Cinéphile, plutôt. Il venait de voir Massacre à la Tronçonneuse.

La brune accuse le coup, avant de reprendre une gorgée de son cocktail et de revenir à ses problèmes en soupirant.

Brune - Je ne demande pourtant pas grand chose. Un peu d'affection, quoi. Quelqu'un qui m'attende tous les soirs à la maison pour me sauter dessus quand je reviens du boulot.

Barman - Prenez un berger allemand...

Tête de la brune, se demandant s'il plaisante ou pas.

Brune - Et vous, vous avez quelqu'un ?

Barman - Je viens de rompre avec mon fiancé. Il était informaticien...

Blonde - Oui, j'imagine que c'est une raison suffisante...

Barman - À chaque fois qu'on faisait l'amour, il me susurrait dans l'oreille : ouvre ton port USB, je vais brancher mon périphérique...

La brune soupire.

Barman - Allez... Il y a bien quelqu'un pour qui vous comptez un peu...

Brune - C'est simple, c'est mon anniversaire aujourd'hui, et les seuls à y avoir pensé, c'est Les Trois Suisses... C'est chez eux que j'ai acheté mon pull...

Le barman ajoute dans le cocktail un bâtonnet qu'il allume et qui se met à brûler en lançant des étincelles.

Barman - Happy Birthday...!

Brune - Merci...

Dans une ambiance pathétique, ils regardent tous les deux le bâtonnet étinceler jusqu'à extinction.

Brune - Et vous ? Ça doit pas être facile non plus. Je veux dire... Avec votre famille. Ça s'est passé comment, votre coming out ?

Barman - Mon père m'a surpris en train de m'astiquer devant une vidéo gay.

Brune (l'esprit ailleurs) - Ah, ouais...

La brune sort un miroir de son sac et se regarde dedans.

Brune - Je ne sais pas pourquoi j'ai mis ce pull over. Ça me boudine un peu, non  ?

Moue polie du barman pour dire que pas tant que ça.

Brune - Acheter des trucs par internet... C'est le même problème que pour les sites de rencontre. Sur la photo, on se dit que ça va aller, et à la livraison...

Barman - C'est pas toujours la bonne taille...

La brune se regarde encore dans son miroir.

Brune - Et puis cette couleur, ça ne me va pas au teint... On dirait que j'ai un cancer du foie... (Soupirant) Bon, je vais fumer une cigarette dehors... Si je ne suis pas revenue dans cinq minutes, c'est que je me suis jetée dans la Seine. Et surtout, vous n'appelez pas le SAMU. Je refuse d'être réanimée...

Barman - Pas la peine, j'ai été pompier volontaire. C'est comme ça que j'ai appris le bouche à bouche... avant d'être radié pour recel de cadavre. En fait, c'était mon père qui... Enfin, bref...

La brune tique un peu, puis s'éloigne vers la porte.

Brune - Si il arrive entre temps, vous ne lui dites pas que je suis déjà passée et que je l'attends depuis une heure, hein...?

Barman (avec un sourire plus ou moins rassurant) - Vous inquiétez pas. Je ferai tout ce que peux pour le retenir.

Brune - Je me demande si ça me rassure vraiment...

Elle sort. Le barman remet la radio, qui passe une chanson de Dalida (Besame, besame mucho...).

2

L'homme - Le barman

Le barman astique sa pompe à bière en écoutant la radio, qui diffuse un flash d'information.

Speaker - On est toujours sans nouvelles du dangereux schizophrène qui s'est échappé de l'hôpital psychiatrique de Namur, où il était interné après avoir décapité sa femme avec une tronçonneuse...

Le barman tend l'oreille, inquiet.

Speaker - Des témoins l'auraient aperçu dans un magasin de bricolage du centre ville, puis à la gare, où il aurait acheté un billet de train pour Paris. Les polices belge et française collaborent étroitement afin de tout mettre en oeuvre pour le retrouver au plus vite...

Un homme entre. Le barman éteint la radio, perplexe. L'homme, visiblement nerveux, jette un regard vers la salle vide. À l'instar de la brune, le type, quel que soit son physique et son accoutrement, est tout sauf un sex-symbol. Il s'approche du bar. Le barman éteint la radio.

Barman - Qu'est-ce que je vous mets ?

Homme - Qu'est-ce que vous avez de plus fort ?

Barman - Le cocktail maison...

Homme - Je vais prendre ça.

Puisant dans la bassine avec la louche, le barman lui sert son cocktail, pendant que le type regarde anxieusement autour de lui.

Barman - Vous attendez quelqu'un...?

Homme (surpris) - Ça se voit tant que ça ?

Le barman répond par un sourire entendu.

Homme - Je suis un peu en retard... Vous avez vu quelqu'un ?

Barman - Ça dépend... Il ressemble à quoi ?

Air étonné de l'homme.

Barman - Ah, d'accord... Vous aussi, vous êtes hétéro...

L'homme semble interloqué.

Barman - Alors, elle ressemble à quoi ?

Homme - À rien...

Surprise du barman.

Homme - Je l'ai connue sur un site de rencontre. Elle n'avait pas mis sa photo...

Barman - Etre modeste à ce point-là, c'est pas toujours bon signe...

Homme - Remarquez, je n'avais pas mis la mienne non plus... Je me suis rendu compte que depuis que j'ai retiré la photo de ma fiche, je suis beaucoup plus sollicité...

Barman - Sûrement parce que les femmes ont le goût du mystère...

Homme - Enfin quand je dis sollicité... C'est le premier vrai rendez-vous que j'arrive à décrocher depuis que je suis inscrit sur le site. Ça fait quand même trois ans...

L'homme soupire.

Homme - Je n'ai jamais eu de chance avec les femmes. Déjà, à l'école primaire, ma prof de géo m'avait pris en grippe.

Tête vaguement interrogative du barman.

Homme - On devait reconnaître les différentes sortes de nuages, et j'avais répondu cunnilingus au lieu de cumulonimbus...

Barman - Ah, oui...

Homme - C'est simple, hier, en rangeant mon portefeuille, je me suis rendu compte que mes préservatifs étaient périmés. Ça vous donne une idée de l'intensité de ma vie sexuelle...

Barman - Si vous les rangez dans votre portefeuille...

Homme - Ben oui, avec ma carte vitale... Oh, et puis les préservatifs, c'est celui qui reçoit à domicile qui fournit, non ? C'est comme au foot...

Barman - Au foot...?

Homme - Au foot... L'équipe qui reçoit à domicile...

Barman - Oui...?

Homme - Laissez tomber...

L'homme soupire à nouveau, et revient à son idée.

Homme - En plus, elles m'avaient coûté la peau des fesses, ces capotes. C'est des préservatifs avec gel anesthésiant à effet retardateur... Il paraît que ça peut provoquer des allergies chez les femmes, mais bon...

Barman (interloqué) - Avec gel anesthésiant...?

Homme - Ben oui, la dernière nana avec qui j'ai couché... Je pensais que ça lui avais plu... J'allais m'endormir avec le sentiment du devoir accompli... Elle m'embrasse sur la joue et elle me dit : T'inquiète pas, ça arrive...

Le barman est sidéré.

Homme - Depuis, rien. C'est le désert... Hier, je m'emmerdais tellement... J'ai passé la soirée à jouer à un jeu vidéo qui consiste à arrimer une fusée à une Station Orbitale...

L'homme soupire encore.

Homme - En cinq ans, j'ai dû avoir trois expériences sexuelles. Et encore, la dernière fois, je ne suis même pas allé jusqu'à l'arrimage. Vous croyez que je dois la compter, celle-là ?

Barman - Si la fusée a quand même décollé…

Homme - Disons qu'elle a plutôt explosé en vol... (Un temps) Moi, mon rêve, ce serait d'avoir deux femmes. Une brune et une blonde. Tous les soirs, je choisirais celle qui se marie le mieux avec ma cravate, et c'est elle que j'emmènerai faire un tour avec ma décapotable...

Barman - Et l'autre ?

Homme - Elle resterait à la cuisine pour préparer le dîner !

Barman - C'est la première fois que j'entends une version aussi torride de l'amour à trois...

Homme - La nuit dernière, en revanche, j'ai fait un de ces cauchemars... J'étais le Prince Charmant, j'arrivais à cheval et je devais réveiller la Belle au Bois Dormant en lui roulant un patin...

Barman - Un cauchemar ?

Homme - Vous imaginez l'haleine de chameau, après une sieste de 100 ans... En plus, elle embrassait comme un poulpe... Et vous, votre rêve, c'est quoi ?

Barman - Epouser le Prince Harry et devenir Reine d'Angleterre.

L'homme, un peu décontenancé, réfléchit un instant et semble comprendre.

Homme - Ah, d'accord... Alors c'est pour ça que vous n'êtes pas branché foot...

Barman - On peut être gay et aimer le foot, vous savez. Mais je préfère le rugby... (Avec un regard lubrique) J'adore regarder les rugbymen à la télé, vautré sur le canapé avec un copain en sirotant quelques bières.

Homme - Je me demande si je ne suis pas homo, moi aussi...

Barman - La dernière fois, j'ai rêvé que Chabal me plantait un essai.

L'homme le regarde avec un air un peu inquiet.

Homme - Non, mais j'ai rien contre, remarquez. D'ailleurs, je travaille avec un homo... Des fois, on mange ensemble, chez Mac Do. Enfin, pas à la même table, hein ?

Sourire navré du barman.

Barman - Je vous sers votre deuxième cocktail ? C'est happy hour...

Homme (pas très emballé) - Je vais d'abord essayer de  finir celui-là.

Il en prend une gorgée.

Homme - On sent bien l'alcool à 90, hein ?

Barman - Il y a de la crème de banane, aussi. Pour ajouter le petit côté suave...

Homme - C'est curieux... Ça croustille un peu sous la dent...

Il se penche avec suspicion vers la bassine contenant le cocktail.

Homme - C'est quoi, ce truc marron qui flotte à la surface...? On dirait que ça bouge...

Le barman se penche à son tour pour regarder.

Barman - Ça doit être un cafard... Non, mais ça ne fait pas partie de la recette, hein ? Il a dû tomber du plafond... Bougez pas, je suis pompier...

Il repêche le cafard avec la louche, le dépose sur le comptoir, et l'examine.

Barman - Coma éthylique... On arrive trop tard... Enfin, lui au moins, il a l'air d'avoir apprécié mon cocktail...

L'homme le regarde, interloqué.

Homme - Moi aussi, la première fois où j'ai fait l'amour, j'étais ivre mort...

Barman - Une soirée d'ado un peu trop arrosée...?

Homme - Euh... Non... J'avais 27 ans... C'était dans un hôpital...

Barman - Une infirmière ?

Homme - Non, non... Une malade...

Étonnement du barman.

Homme - Non, mais pas en phase terminale, hein ? C'était une copine qui venait de se faire opérer des amygdales. Enfin, c'était pas vraiment une copine, c'était la fille de ma concierge. Une réunionnaise. Je lui avais amené une bouteille de punch. Mais comme elle ne pouvait pas boire, à cause de son opération, c'est moi qui me la suis enfilée... Je veux dire, la bouteille... Comme elle ne pouvait pas parler non plus, on a échangé par gestes. Et de fil en aiguille...

Il prend une gorgée de son cocktail.

Homme - Je me demande si elle était complètement réveillée de son anesthésie, en fait... En tout cas, elle ne m'en a jamais reparlé... Et vous ?

Tête du barman.

Homme - Votre première fois, c'était où ?

Barman - Dans une baignoire...

Homme - Non, mais je veux dire... à deux.

Barman - Une grande baignoire.

Homme - Ah, ouais... Je me suis toujours demandé quel effet ça faisait de faire ça dans l'eau...

Barman - Ça, je saurais pas vous dire.

Homme - Pardon ?

Barman - On avait pas eu l'idée de la remplir...

L'homme marque le coup, puis regarde sa montre.

Homme - Je vous parie mon slip qu'elle ne viendra pas... Je ferais mieux de rentrer chez moi, de me coucher et d'ouvrir le gaz. Enfin... D'ouvrir le gaz et de me coucher... Ça m'évitera de me relever... Dans quelques mois, ma concierge réunionnaise retrouvera mon corps décomposé sur le lit. Il faudra découper le matelas autour pour emmener le corps...

Le barman le regarde atterré. L'homme reprend une gorgée de son cocktail.

Homme - Je peux vous faire une petite critique constructive ? Il est vraiment infâme, votre cocktail. Je ne sais pas où vous avez trouvé la recette...

Barman (offusqué) - C'est une composition personnelle. Aucun client ne s'est jamais plaint jusque là...

Homme - Peut-être parce personne n'a survécu. Je ne sais pas si c'est ça qui m'a filé mal au ventre. À moins que ce soit le trac. Pour ce rendez-vous, je veux dire. Imaginez que ce soit un top model. Je vais aller lâcher mon alien avant qu'elle arrive, tiens, ce sera plus prudent. Les toilettes, c'est par où ?

Barman - Au fond du couloir, à droite...

L'homme s'éloigne vers les toilettes.

Barman - Poésie, quand tu nous tiens...

Le barman rallume la radio, qui passe une chanson de Dalida (Il venait d'avoir 18 ans...).

3

Le barman - La blonde

Tandis que le barman est plongé dans la lecture de Science et Vie, la radio passe un flash d'information. Le barman tend l'oreille, intrigué.

Speaker - L'inquiétude grandit dans le quartier du Marais, à Paris, où des passants ont aperçu une femme tomber d'un pont dans la Seine il y a une heure à peine. Suicide ou homicide ? Le mystère reste entier. Les pompiers draguent le lit à la recherche du corps...

Barman - Elle qui voulait se faire draguer...

Speaker - La police se demande si le Tronçonneur de Namur, comme on l'a surnommé, ne serait pas impliqué dans cette inquiétante disparition. En effet, le psychopathe a été aperçu lui aussi dans le quartier, où il aurait de la famille...

Tête inquiète du barman. Une femme blonde arrive, look de top model et attitude hautaine qui va avec. Le barman éteint la radio. La blonde a l'air nerveux de la toxico mondaine en manque de coke. Elle semble chercher quelqu'un du regard dans la salle et, constatant qu'elle est vide, s'approche du bar. Le barman lâche sa revue et arrête la musique.

Barman - Vous désirez ?

Blonde - Je vais attendre un peu. J'ai rendez-vous...

Barman - Avec un homme ?

La blonde le fusille du regard.

Barman - Excusez-moi...

La blonde sort un miroir de son sac et commence à vérifier son maquillage.
Le barman se replonge dans la lecture de Science et Vie.

Barman - Tiens, c'est marrant ça... Vous savez qu'un chat, ça retombe toujours sur ses pattes ? Eh bien des scientifiques italiens ont collé deux chat dos à dos et les ont balancé du haut de la Tour de Pise pour voir de quel côté ils retomberaient. À votre avis, qu'est-ce qui s'est passé ?

La blonde lui lance un regard offusqué, mais ne répond pas.

Barman - Vous, on voit tout de suite que vous avez le sens du contact, hein ? Vous faites quoi, comme métier ? Animatrice dans une maison de repos pour grands dépressifs ?

Blonde (avec un air méprisant) - Je suis esthéticienne... dans un institut de beauté pour blondes.

Barman - Ah, tiens, je ne savais pas que ça existait, les instituts spécialisés pour blondes... Remarquez si j'étais vous, je me ferais du souci pour mon avenir...

Air vaguement interrogateur de la blonde.

Barman - Vous ne saviez pas que les blondes étaient une espèce en voie de disparition ?

La blonde prend le parti de l'ignorer.

Barman - J'ai lu un article là dessus dans Science et Vie. Ben oui, pour être blonde, il faut que les deux parents transmettent le gène. Alors comme les blonds sont déjà minoritaires dans la population au niveau mondial... et qu'ils se reproduisent plutôt moins que les bruns. Vu le brassage des populations... Il ne devrait plus y avoir de blondes sur terre à l'horizon 2200... Est-ce qu'il faut le déplorer...?

Air discrètement offusqué de la blonde.

Barman - Et autant vous dire que le réchauffement de la planète n'arrange pas les choses... Ben oui, comme les blondes sont originaires des pays froids... Plus il fait chaud, moins il y a de blondes, forcément...

La blonde lui lance un regard incendiaire.

Barman - À moins qu'on mette celles qui restent dans des réserves en Antarctique. Mais est-ce qu'elles pourront se reproduire en captivité ? Dans des igloos...

La blonde renifle au dessus de la bassine de cocktail avec un air dégoutté.

Blonde - Il sent la marée, votre cocktail. Qu'est-ce que vous avez mis dedans ? Des fruits de mer...?

Barman - Y'en a aussi... Mon père disait que les crustacés, c'est les insectes de la mer. Et quand on y pense... Ça ne vous tente toujours pas ?

Blonde - Je crois que je vais aller m'asseoir, finalement...

La blonde s'éloigne et va s'asseoir à une table. Le barman soupire de soulagement, avec peut-être une pointe de jalousie.

Barman - La blonde attitude... Ça me hérisse le poil.

Le barman rallume la radio, qui passe une chanson de Dalida (J'attendrai, le jour et la nuit, j'attendrai toujours, ton retour...).

4

Le barman - La (ou le) commissaire

Le barman essuie ses verres. Arrive la (ou le) commissaire. Le rôle peut aussi bien être tenu par un homme que par une femme, en jouant là encore sur l'ambiguïté sexuelle du personnage. Le ou la commissaire porte un imper et un chapeau façon Bogart.

Barman - Vous allez me dire que vous n'êtes pas homo, vous non plus...?

Commissaire - Vous êtes de la police ?

Barman - Non.

Commissaire (montrant sa carte) - Moi, si.

Barman - Ah...

Commissaire - Alors ici, c'est moi qui pose les questions, d'accord ? J'enquête sur la disparition de cette femme qui est tombée dans la Seine il y a une heure. Des témoins l'ont vu sortir de votre établissement. Une petite grosse. Vous savez si elle était accompagnée ?

Barman - Elle avait rendez-vous avec quelqu'un, je crois, mais le type lui avait posé un lapin. À moins qu'elle l'ait croisé en sortant...

La commissaire sort un petit carnet pour prendre des notes.

Commissaire - Elle avait beaucoup bu ?

Barman - Elle a pris un verre ou deux. Quand elle est partie, elle tenait debout, en tous cas, et elle marchait droit...

Commissaire - Elle vous a semblé déprimée ? Suicidaire...?

Barman - Pas spécialement... Elle m'a juste dit que si on la retrouvait noyée, elle ne voulait pas être ranimée. J'ai pris ça pour une plaisanterie...

Commissaire - Vous avez eu tort, apparemment... Vous avez remarqué autre chose de suspect...?

Barman - Non... Enfin, si. Un de mes clients est parti aux toilettes il y a un bon quart d'heure, et il n'est pas encore revenu. Vous pensez que j'aurais dû prévenir la police...?

La commissaire range son carnet.

Commissaire - Bien, bien... Mais ce n'est pas la seule raison pour laquelle je voulais vous voir... Comme vous le savez sans doute, le Tronçonneur de Namur... enfin, votre père, est en cavale. Il n'aurait pas essayé de vous contacter, par hasard ?

Barman - Non...

Commissaire - Ok... Je repasserai plus tard si j'ai d'autres questions à vous poser...

Barman - Je vous offre quelque chose à boire, commissaire ?

Commissaire - Ma foi...

Barman - Vous verrez, c'est très léger. Ça glisse tout seul.

Commissaire - Un peu de douceur dans ce monde de brutes...

La commissaire se détend un peu et enlève son chapeau. Le barman sert à la commissaire un verre de cocktail. La commissaire regarde le breuvage avec un air un peu inquiet.

Commissaire (regardant le barman) - Vous m'accompagnez ?

Barman (inquiet) - Au commissariat ?

Commissaire - Pour trinquer !

Barman - Ah ! Euh... Jamais pendant le service.

La commissaire goûte le cocktail.

Commissaire - Il y a du Viandox, là dedans, non ?

Barman - Gagné... Et...?

Commissaire - Oranges sanguines ?

Barman - Quelle perspicacité... Bravo ! Vous n'êtes pas commissaire pour rien...

La commissaire finit son verre.

Commissaire - C'est un peu surprenant au début, mais après on s'y fait...

La commissaire fait un geste pour signifier qu'elle en reprendrait bien un verre, et le barman s'exécute.

Barman - Vous verrez, c'est très reconstituant.

La commissaire vide son verre d'un trait.

Commissaire - Bon... Si un détail intéressant vous revient... ou si votre père tente de vous contacter, vous me faites signe ? (Elle lui tend une carte) Tenez, voilà mon numéro.

Le barman prend la carte et lit.

Barman - La bélière, bar lesbien... Ok.

La commissaire lui reprend la carte et lui en donne une autre.

Commissaire - Excusez-moi, ce n'est pas celle-là... Bon, le devoir m'appelle.

La commissaire sort, un peu éméchée. Le téléphone du bar se met à sonner. Le barman répond.

Barman - Allo...? Qui est à l'appareil ? Dieu ? (Pour lui-même) Je ne pense pas que Dieu m'appellerait sur ma Freebox... Est-ce que je connais Sodome et Gomorrhe...? Écoute, papa... Ok, Jésus, si tu préfères... J'ai très bien reconnu ta voix, alors n'insiste pas, d'accord... Non, je ne peux pas t'héberger ! Même pour une nuit. Tu ferais mieux de rentrer tout de suite à Namur. Tu sais comment ça s'est terminé la dernière fois...

La commissaire revient. Le barman raccroche à la hâte.

Commissaire - Excusez-moi, j'ai oublié mon chapeau.

Le barman lui lance un sourire un peu crispé. La commissaire remet son chapeau et s'en va. Le barman soupire...

5

L'homme - Le barman

Le barman est plongé dans la lecture de Science et Vie. L'homme revient des toilettes et s'approche du bar en se tenant le ventre avec un sourire de satisfaction. La barman coupe la musique.

Homme - Ah, on se sent quand même plus léger...

Barman - Eh, ben... Vous en avez mis un temps...

Homme - J'ai dû m'endormir. Je ne m'en rend même pas compte... Je suis victime d'apnée du sommeil. C'est terrible, vous savez. Je peux m'endormir n'importe quand. Pendant un entretien d'embauche, en faisant l'amour... Même au théâtre, des fois... Mais le plus dangereux, c'est en conduisant... Vous n'imaginez pas ce que j'ai pu coûter à mon assureur.

Le barman revient à son magazine.

Barman - À propos de bagnole, écoutez ça (lisant) : Si une voiture réussissait à dépasser la vitesse de la lumière, ses phares éclaireraient la route derrière elle au lieu de devant...

Homme - Ah, oui, c'est le truc à avoir un accident aussi, ça...

Barman - Et le conducteur arriverait à destination avant d'être parti...

Homme - Ça, ça ne risque pas de m'arriver... Surtout pour aller au boulot... J'y vais toujours à reculons.

Barman - Eh ben justement ! À la vitesse de la lumière, pour arriver à l'heure au boulot le matin, le type devrait partir de chez lui le soir et y aller en marche arrière.

Homme (largué) - En marche arrière...?

Barman - Pour que les phares éclairent du bon côté !

En se retournant vers la salle, l'homme aperçoit soudain la superbe blonde assise à la table, et son sourire se fige.

Homme - Oh, putain !

Barman - Non, mais ce n'est pas pour tout de suite, hein.

Homme - Dites-moi que ce n'est pas elle...

Barman - Qui ?

Homme - Gwendoline ! La fille de l'internet ! Oh, nom de Dieu ! Non, mais vous l'avez vue ? Elle a bien fait de ne pas mettre sa photo sur le site. Je ne serais jamais venu...

Barman (étonné) - Elle n'est pas si mal, non ? (Envieux) Dans le genre blondasse airbags...

Homme - Pas si mal ? Vous plaisantez ! Même dans mes rêves, je n'ai jamais vu une nana comme ça ! Alors en vrai... Vous croyez que j'ai une chance...

Le barman jauge le type.

Barman - En tout cas, vous avez bien fait de ne pas mettre votre photo non plus. Là, c'est elle qui ne serait pas venue.

Homme - Ouais, bon, c'est pas parce qu'on est moche qu'on ne doit sortir qu'avec des boudins. Le nombre de filles super canon qu'on voit dans la rue aux bras de types affreusement... riches.

Barman - Vous faites quoi, dans la vie ?

Homme - En ce moment, je suis responsable opérationnel chez Mac Do... Mais c'est provisoire...

Barman (ironique) - Et vous lui avez dit, bien sûr... (Retroussant le nez) Remarquez, elle a dû s'en douter, vous sentez la frite à un kilomètre...

Homme - Je lui ai dit que je m'appelais Mac Donald, et que j'étais un neveu du patron...

Barman (impressionné) - Un neveu de Mac Donald... Riri, Fifi, Loulou...?

Homme - Ronald...

Barman (de plus en plus épaté) - Ronald ?

Homme - C'est le premier nom qui m'est venu à l'esprit.

Barman - J'ai fait un stage de théâtre, un jour : trouvez le clown qui est en vous... Vous n'avez pas beaucoup cherché, vous...

Homme - Bon, ben il va falloir que je me jette à l'eau. Sinon je vais le regretter toute ma vie. Mais comment je vais l'aborder moi...?

Barman - Vous pourriez lui dire... Je ne sais pas, moi... J'ai retrouvé une vieille boîte de capotes qui se périment à la fin du mois, et j'aime pas gaspiller...

L'homme a l'air perplexe.

Barman - Ou alors, vous jouez la franchise : Ok, je suis en rut, mais si ça se trouve, après avoir baisé toute la nuit comme des castors juniors, on va découvrir qu'on a des tas de trucs en commun...

Homme - Toute la nuit... Je ne voudrais quand même pas me survendre.

Barman - Bien, Monsieur Mac Donald...

L'homme considère à nouveau la blonde.

Homme - Waou... Elle envoie du steak, non ?

Barman - Pardon ?

Homme - Honnêtement, comment vous la trouvez ?

Barman - Honnêtement ? Chaleureuse comme un magasin Picard en Alaska. Mais bon, autant demander à un végétarien si il préfère son steak saignant ou congelé...

L'homme se dirige vers la blonde, mais hésite visiblement à l'aborder.

6

Le barman - La commissaire

La commissaire revient, un peu plus éméchée encore, et se dirige vers le barman, qui essuie son comptoir.

Commissaire - J'ai du nouveau...

Barman - Ah, oui ?

Commissaire - On a épluché le téléphone portable qu'on a retrouvé sur le pont. Le téléphone de la victime... Et vous savez quoi ?

Barman - Non...

Commissaire - Le type avec qui elle avait rendez-vous... Elle l'avait rencontré sur un site internet. Un site que je connais bien, d'ailleurs...

Barman - Non...?

Commissaire - Il lui avait filé rencard dans votre bar.

Barman - Et quelles conclusions en tirez-vous, commissaire ?

Commissaire - C'est sûrement lui qui l'a balancée dans la Seine après avoir tenté de la violer. Ce dangereux psychopathe utilise plusieurs pseudos pour abuser ses victimes. Il s'est même fait appeler Mauricette...

Barman - Ah, oui... Ça témoigne d'un esprit passablement dérangé...

Commissaire - Ne vous en faites pas, on finira par le coincer. En attendant, si vous apercevez cet individu... Bizarrement, il donne tous ses rendez-vous dans votre établissement...

Barman - Malheureusement, d'après ce que j'ai pu entendre, il semble que l'homme pose surtout des lapins...

La commissaire semble réfléchir.

Commissaire - J'en étais sûre... C'est une fausse piste pour égarer la police. Qui serait assez idiot pour donner rendez-vous à toutes ses victimes dans le même bar ?

Le portable de la commissaire sonne, et elle répond.

Commissaire - Ouais...? Ouais... Ouais... Ok...

La commissaire range son portable.

Commissaire - On vient de retrouver le sac à main de la noyée dans la Seine, au Havre, avec tous ses papiers dedans.

Barman - Au Havre ?

Commissaire - Avec le courant... Ça en fait, du chemin, un sac à main, en une heure. Le corps, lui, il est peut-être déjà en Angleterre. On ne le retrouvera sans doute jamais... (Regardant sa montre) Minuit moins le quart. Ouh, la... Je vais aller mettre la viande dans le torchon, moi... Allez, bonjour chez vous...

Barman - Bonsoir, commissaire...

La commissaire s'en va.

7

L'homme - La blonde

L'homme qui hésitait jusque là finit par s'approcher timidement de la blonde.

Homme - Bonjour... (Se présentant) Ronald...

Blonde (surprise) - Pardon ?

Homme - Mac Donald !

La blonde le jauge un instant avant de répondre.

Blonde - Désolée, mais je n'ai rien commandé...

Homme (décontenancé) - On s'est parlé sur un site de rencontre : tirobut.com ! Mon pseudo, c'est Ronaldo. Vous n'êtes pas Gwendoline ?

Blonde - Non... Je m'appelle Gwenaëlle...

Homme - Gwenaëlle...? (Essayant de plaisanter) Remarquez, c'est presque pareil, hein ?

Elle lui lance un regard glacial pour le remettre en place.

Homme - Excusez-moi, je vais vous laisser...

L'homme s'apprête à s'éloigner, mais se ravise.

Homme - Je peux vous inviter à dîner, un de ces soirs ?

Blonde - Attendez, aujourd'hui, c'est vendredi... Je crois que j'ai un créneau de libre le 29 février 2020. C'est une année bissextile...

L'homme ne se démonte pas.

Homme - Je peux vous offrir un verre tout de suite, alors...?

Femme (ironique) - En attendant Gwendoline...?

Homme - Non, mais en fait... C'est juste une fille à qui je devais faire passer un entretien d'embauche...

Brune - Vous recrutez vos employées sur des sites de rencontre ?

Homme - Je cherche de préférence des célibataires, elles sont plus disponibles pour travailler en soirée... Au moins, sur les sites de rencontre, je suis sûr d'en trouver... Allez, je vous offre un verre, ça me fait plaisir ?

Blonde - Figurez-vous que j'attends quelqu'un, moi aussi... (Humant l'air avec une moue dégoûtée) Ça sent la frite, ici, non ? (Curieuse quand même, afin d'être sûre de ne pas passer à côté de quelque chose) Et vous faites quoi, dans la vie ?

Homme - Je travaille avec mon oncle... dans la restauration.

Blonde - Votre oncle...?

Homme - Mac Donald ! Moi c'est Ronald. C'est pour ça que j'ai pris ce pseudo sur tirobut.com : Ronaldo. Sinon mes amis m'appellent Ronny. Ronny Junior. Rosny 2 parfois, pour plaisanter...

Blonde (estomaquée) - Et vous êtes vraiment le neveu de...

Homme - L'Oncle Picsou... C'est comme ça que je l'appelle, pour le taquiner un peu. Mais gentiment, hein... Bon, c'est vrai qu'il est un peu près de ses sous, mais qu'est-ce que vous voulez ? Je suis son seul héritier, je ne vais pas lui reprocher de veiller sur son tas d'or...

Blonde (suspicieuse) - C'est bizarre, vous n'avez pas du tout l'accent américain...

Homme - Ah, non, mais moi, je suis né ici, hein ! C'est... C'est la branche française des Mac Donald. Bon, je vais de temps en temps voir mon oncle à la maison mère, aux États Unis, pour discuter de la stratégie de développement du groupe au niveau mondial... Mais sinon, je suis chargé de développer le réseau dans le nord du Val de Marne. Venez manger dans un de nos établissements, un jour, vous serez mon invitée...

Blonde (perplexe) - Pourquoi pas...

Homme - Qu'est-ce que vous buvez ?

Blonde - Je ne sais pas... Quelque chose de pas trop fort, alors...

Homme - Vous me faites confiance ?

Elle sourit froidement. L'homme s'éloigne vers le bar.

8

L'homme - Le barman

L'homme arrive au bar. Le barman s'est replongé dans Science et Vie.

Homme - C'est pas elle...

Barman (relevant la tête de sa revue, largué) - Qui ?

Homme - Gwenaëlle, la fille de l'interline ! Je veux dire Gwendoline, la fille de l'internet ! Mais autant que je tente ma chance, non ? L'autre ne viendra plus maintenant, de toute façon. Et c'était sûrement un boudin...

L'homme jette un regard en direction de la blonde.

Homme - Non mais vous l'avez vue ? Je l'imagine toute nue dans son bain en train de se savonner les jambes avec une éponge pleine de mousse...

Barman - Imaginez-la en robe de chambre dans la cuisine en train d'éplucher des oignons avec des gants de vaisselle...

Homme - Ça m'excite encore plus...

Barman (levant les yeux au ciel) - Bon, qu'est-ce que je vous sers ?

Homme - Je vais prendre mon deuxième cocktail gratuit maintenant...

Barman - Et pour madame ?

Homme - Ben... Ça... Mon deuxième cocktail gratuit.

Le barman soupire et lui sert un deuxième cocktail.

Homme - Vous avez raison, quand on a un physique difficile, il faut tout miser sur l'humour. Je vais essayer de la faire rire... (Un temps, il réfléchit) Vous ne connaîtriez pas une bonne blague, par hasard ?

Le barman pose le verre devant l'homme et lui lance un regard éloquent.

Homme - Ok, je vais me débrouiller...

L'homme prend le verre et s'éloigne vers la table à laquelle est assise la blonde. Il se retourne une dernière fois vers le barman.

Homme - Vous avez bien retiré tout ce qui flottait à la surface...?

Le barman acquiesce avec un air las. L'homme s'éloigne pour aller s'asseoir à la table de la blonde.

9

Le barman - Le psychopathe

Arrive un homme à l'allure inquiétante, look de bûcheron canadien. Il porte un sac de voyage dont dépasse une lame de tronçonneuse. C'est le Tronçonneur de Namur, et accessoirement le père du barman.

Barman - Papa...? Mais qu'est-ce que tu fais là ?

Psychopathe - Je ne pouvais pas passer par Paname sans embrasser mon fils chéri ?

Barman - Je te dis que tu ne peux pas rester là !

Psychopathe - Ce serait juste pour un jour ou deux...

Barman - La police est venue... Il te cherche...

Psychopathe - Tu ne vas pas dénoncer ton propre père, quand même ! Judas !

Barman - Si ils te trouvent ici, je risque des ennuis, moi !

Le psychopathe aperçoit la bassine de cocktail.

Psychopathe - Tu peux au moins me servir un verre... J'ai une de ces soifs...

Le barman à regret lui sert un verre de cocktail.

10

L'homme - La blonde

L'homme est assis à la table en face de la blonde.

Homme - Vous verrez, c'est très stimulant.

La blonde goûte et fait une moue significative.

Blonde - Ça a un goût bizarre... Qu'est-ce que c'est ?

Homme - Le cocktail maison...

Tête de la blonde, encore moins emballée.

Blonde - Ça sent un peu le crabe, non ?

Homme - Allez savoir... Le barman en garde jalousement la recette depuis des générations... Mais les goûts et les couleurs, vous savez... Les mexicains mangent bien des sauterelles grillés comme amuse-gueules à l'apéro. Vous savez que dans certaines tribus indiennes, les parents mangent le placenta ? Mon ex mangeait des vers de terre. Elle disait que c'était bourré de protéines...

Blonde - Je comprends pourquoi vous l'avez quittée...

Homme - En fait, c'est elle qui m'a plaqué, mais bon...

Blonde - Ah, oui...?

Homme - Un jour elle m'a dit : t'es le mec le plus drôle que je connaisse, mais t'es aussi le plus con... Vous habitez dans quel coin ?

Blonde - J'habite la banlieue ouest... du côté de Disneyland.

Homme - Ah, oui... Alors vous êtes vraiment à l'ouest...

Blonde - Et vous...?

Homme - Euh... Non, moi j'habite à Marne la Vallée... du côté de... Enfin de l'autre côté, quoi.

Blonde - Bon, et bien ce n'est pas que je m'ennuie avec vous, mais mon ami ne devrait pas tarder à arriver... (Regardant sa montre) D'ailleurs, il devrait déjà être là...

Homme - Moi, si j'avais rendez-vous dans un café un soir avec une fille comme vous, je viendrai le matin à l'ouverture pour être sûr de ne pas la rater...

Blonde - Pourtant, quand on s'appelle Mac Donald, on doit être très sollicité, non ?

Homme - Vous n'imaginez pas à quel point la richesse peut vous couper du commun des mortels. Contrairement à ce qu'on pense, même les femmes sont intimidées. Elles ont tellement peur qu'on les prenne pour des filles intéressées...

Blonde - Je comprends, croyez-moi... C'est pareil pour les plus belles femmes, vous savez... Aucun homme n'ose les aborder... Ils ont tellement peur qu'on les prenne pour des mecs qui ne voient que l'aspect physique chez une femme...

Homme - Ça doit être pour ça que les hommes les plus riches finissent par se marier avec les femmes les plus belles...

Blonde (philosophe) - La rencontre de deux solitudes...

Silence embarrassé.

Homme - Vous savez pourquoi les blondes aiment faire du ski nautique ?

Regard consterné du barman en direction de l'homme.

Blonde - Non...

Homme - Elles ont les jambes écartés, le slip mouillé, et elles se font tirer par une vedette... Vous ne la connaissiez pas ?

La blonde se force à sourire.

Blonde - Bizarrement non... Mais je ne voudrais pas interférer avec... Gwendoline.

Homme - Ne vous inquiétez pas. De toute façon, elle n'avait pas les compétences requises pour le poste. Elle s'en est sûrement rendu compte d'elle-même, et elle a renoncé à venir...

Mais la brune revient, justement, la gueule de travers et l'air hagard, la tenue et les cheveux en désordre.

Blonde - Ah... On dirait que non...

Homme - Pardon ?

La blonde lui désigne la brune du regard.

Blonde - Ce ne serait pas votre rendez-vous ? L'entretien d'embauche...

L'homme avise la brune et fait la moue.

Blonde - Bon, ben je vais vous laisser.

Homme (déçu) - On se revoit tout à l'heure ? Ça ne va pas être long. Le temps de lui expliquer qu'elle n'a pas le bon profil...

Blonde - Je vais en profiter pour me repoudrer le nez. (On peut se demander à son air survolté si elle parle de maquillage ou d'une ligne de coke) Si on ne se revoit pas, on s'appelle...

Homme - Vous n'avez pas mon numéro...!

Blonde - Je chercherai dans les pages jaunes... à Mac Donald.

La blonde s'en va vers les toilettes.

Homme - Et l'addition, c'est pour moi, hein ?

L'homme soupire de soulagement après ce coup de chaud, et tourne son regard vers la brune qui se dirige comme une zombie vers le bar.

Homme - Ah, oui... Là c'est tout de suite plus crédible...

Il prend quand même le temps de se recoiffer un peu, et de réfléchir à la façon dont il va aborder la fille.

11

Le psychopathe - La brune

Le barman est toujours derrière son bar, mais il préfère se taire et rester en retrait. Le psychopathe est accoudé au comptoir, son verre de cocktail à la main.

Psychopathe - C'est fameux, dis donc... Il faudra que tu me donnes la recette.

La brune arrive. Le psychopathe avise sa tenue en désordre, et son air défraîchi.

Psychopathe - Qu'est-ce qui vous est arrivé ? Vous vous êtes fait renverser par un camion-poubelle ?

Brune - Je m'étais arrêtée sur un pont pour prendre un peu l'air et fumer une cigarette. Je me suis assise sur le rebord pour passer un coup de fil, et je ne sais pas comment j'ai fait mon compte... Mon sac m'a échappé des mains. J'ai dû glisser en voulant le ratrapper pour qu'il ne tombe pas à l'eau... et je suis passée par dessus la rembarde...

Psychopathe - Vous êtes tombée dans La Seine ? Mais vous n'êtes même pas mouillée...

Brune - J'ai eu de la chance. Il y avait une péniche pleine de sable qui passait en dessous juste à ce moment là. J'ai atterri dedans, ça a amorti le choc. J'ai réussi à me faire débarquer un peu plus loin. Malheureusement, mon sac à main a été emporté par le courant. Et je ne retrouve plus mon portable...

Psychopathe - Ça vous dit, un cinoche ? Il repasse Massacre à la Tronçonneuse, juste à côté.

Le barman lui lance un regard noir. Le psychopathe comprend l'allusion et n'insiste pas.

12

L'homme - La brune

La discussion est de toute façon interrompue par l'arrivée de l'homme qui aborde la brune.

Homme - Excusez-moi... Vous êtes bien Gwendoline ?

Brune (hésitant, un peu surprise) - Euh... Ça dépend...

Homme - Ah, d'accord, c'est un pseudo... Je suis Ronaldo. C'est avec moi que vous avez rendez-vous...

La brune a l'air encore plus surprise.

Brune - Ah, oui...

Homme - On s'assied cinq minutes ?

Brune - Pourquoi pas...

Ils vont s'asseoir, sous le regard intrigué du barman, et intéressé du psychopathe. Silence embarrassé de l'homme et de la brune.

Homme - Je vous ai reconnue tout de suite.

Brune - Ah, bon...

Homme - Je ne sais pas... Rien que le nom... Gwendoline... On se fait déjà une image de la personne...

Brune - Et vous imaginiez une petite brune un peu boulotte qui a l'air de sortir d'une poubelle...?

Homme (souriant) - Et vous...? Je veux dire... Pas trop surprise de me voir en vrai...?

Brune - Un peu... Non, mais je ne suis pas déçue, hein ? Je serai même plutôt déçue en bien...

Homme - Comme dit mon oncle, l'amour, c'est comme les hamburgers : quand on a très faim, même quand c'est pas super, c'est déjà génial. (Compatissant) À propos de viande hachée, je suis vraiment désolé, pour votre mère...

Brune (prudemment) - Merci...

Homme - Mon père me disait toujours : Ta mère, il n'y a que le train qui ne soit pas passé dessus. Dans un sens, il vaut mieux ça que l'inverse, hein ?

Perplexité de la brune. Le barman arrive pour prendre la commande.

Homme - Vous prenez quelque chose...

Brune (minaudant) - Je ne sais pas... Euh...

Homme (la coupant, au barman) - Un café avec un verre d'eau, alors... Je prendrai le verre d'eau...

Le barman lève les yeux au ciel et repart vers le bar.

Homme - Alors comme ça, vous êtes thanatopracteur...?

Tête interloquée de la brune, qui ne dément pourtant pas.

Homme - Ça doit être passionnant... Mais ça consiste en quoi, exactement ?

La brune semble un peu désemparée.

Brune - Eh, bien... Comment vous expliquer ça... C'est un peu comme...

L'homme s'affale la tête sur la table et commence à ronfler.

Brune (surprise) - Je vais allez chercher la commande, ça ira plus vite... Je crois que j'ai vraiment besoin d'un bon café...

La brune s'avance vers le bar et fait signe au barman qui s'apprête à lui apporter son café et le verre d'eau pour qu'il ne se dérange pas.

13

La brune - le psychopathe

Le psychopathe est toujours accoudé comptoir. Le barman lui chuchote quelque chose à l'oreille et s'éloigne vers la cave. La brune arrive.

Brune - C'est qui ce type ?

Psychopathe - C'est pas celui que vous attendiez ?

Brune - J'avais rendez-vous avec un Jean-Charles, que j'ai rencontré sur un site internet. La photo était aussi floue que la mienne, mais il ne ressemblait pas du tout à ça...

Psychopathe - Je vous conseille de ne pas lâcher le morceau quand même. C'est peut-être la chance de votre vie pour ne pas finir célibataire...

Brune - Merci... En tout cas, pour l'instant, ma conversation n'a pas l'air de le passionner...

La brune prend le café et le verre d'eau.
Elle s'apprête à retourner à la table de l'homme, mais se ravise.

Brune - Vous savez ce que c'est, comme métier, panatotracteur...?

Psychopathe - Vous voulez dire thanatopracteur...?

Brune - Oui, bon...

Psychopathe - Vous connaissez la série Six Feet Under ?

Brune - Non...

Psychopathe (étonné) - Vous n'avez pas la télé ?

Brune - Si, mais je l'ai achetée dans une brocante en Alsace. J'arrive juste à capter Arte, en allemand et en noir et blanc. Autant vous dire que je ne la regarde pas souvent.

Psychopathe - Bon, ben c'est l'histoire de deux frères... Ils ont une entreprise de pompes funèbres. Il y en a un qui est homo... et il est thanatopracteur.

Brune - On peut être homo et thanatopracteur...?

Le psychopathe la regarde avec un air étonné.

Brune - Ça fait rien, j'improviserai...

Elle s'éloigne vers la table.

14

La brune - L'homme

La brune revient à la table de l'homme, et pose le café et le verre d'eau sur la table.

Brune - Excusez-moi... Voilà votre verre d'eau...

L'homme se réveille d'un coup, comme s'il ne s'était jamais endormi.

Brune - Vous êtes sûr que vous ne préférez pas le café...?

Homme - Non, merci, après je n'arrive pas à dormir la nuit...

Brune - Ah...

Ils se regardent un instant un peu gênés. Pour se donner une contenance, elle vide son café d'un trait.

Brune - Ça réveille...

Homme - Vous le prenez sans sucre ?

Brune - Ça vous étonne ?

Homme - Oh, vous savez... Le nombre de gens que je vois prendre un menu Maxi Best Of Big Mac avec une grande frite et qui demandent un coca light avec... Ça fait longtemps que vous êtes inscrite sur ce site de rencontre.

Brune - Euh... Non, pas très... C'est un ami qui m'avait suggéré de m'inscrire... juste avant de me plaquer.

Homme - Et... votre type d'homme, c'est quoi ?

Brune - Le physique, vous savez... C'est pas le plus important, pour moi...

Homme - Tant mieux, tant mieux...

Brune - Non... Je cherche un homme qui sache voir en une femme sa beauté intérieure.

Homme (avec un regard lubrique) - Je vois. Pas le genre de type qui vous interroge sur vos goûts littéraires en vous imaginant en string...

Blanc.

Homme - Qu'est-ce que vous lisez, en ce moment ?

Brune - Eh, bien... J'ai presque fini un gros livre que m'a prêté une amie. Je ne me souviens plus du titre, mais ça raconte l'histoire d'une femme qui...

L'homme s'endort à nouveau subitement en

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