JUSQU'À TOUCHER TERRE

Isabelle Revenu

 Lui ?

Non décidément ce n'est pas un éphèbe. D'abord il paraît plus vieux que son âge. Il a cette espèce de dureté dans les traits.

Il est ... comment dire ? Il a été touché par les Anges, dès l'immersion dans le ventre fécond de sa génitrice.

Simplet ? On peut dire moins poétiquement que oui, il est simplet. Mais simplet ne signifie nullement nul ou mauvais en tout. Tous les simplets ne sont pas des bons à rien comme tous les Polonais ne se bourrent pas la gueule et tous les méridionaux ne sont pas sanguins. C'est un fait. Ce n'est pas une marque sur le génome, pas un indicateur sur une paire de chromosomes. Il suffit parfois que le labyrinthe exponentiel des divisions cellulaires se fassent brillamment au stade embryonnaire, même si le tronc cérébral coince. Que les yeux et les mains soient intelligents dans leur construction, dans leur développement foetal. Il y a toujours un point essentiel de survie qui explose, qui distingue untel d'untel et qui limite les dégâts. Les génies sont de cette trempe. La distribution et la fonctionnalité des connexions neuronales restent une énigme pour moi. La création, divine ou non, demeure un jeu de hasard. Et d'espoir aussi.


D'abord, caresser la cellophane des yeux, tâter l'emballage soyeux et crissant, l'envelopper des deux mains.

Trouver le repli qui l'ouvrira d'un seul coup ...

Tirer lentement pour déployer la transparence sous laquelle apparaît l'argile rouge brun.

Prendre le fil à couper le beurre et d'un geste adroit cisailler, tailler dans la masse pour en explorer jusqu'au coeur et trancher un beau morceau, ni trop gros, ni trop petit. 

Il faut de l'adresse et beaucoup d'affect pour commencer à faire corps avec la terre. Il faut avoir une idée précise de la forme à faire naître du compact. Développer ses sens avant toute chose. Être et fusionner tout au long du travail. Point de tromperie dans l'exécution, juste être raccord avec soi-même.


Les mains trempées dans l'eau comme dans un ru frais débutent le pétrissage. Longtemps, longtemps.

Le temps que la tiédeur des doigts imprègne, impose à l'argile sa douceur, le temps de chasser les bulles d'air emprisonnées, le temps d'avoir le temps de penser, de structurer, de parsemer de son aura la belle couleur foncée et chaude.

Former une boule plus ou moins ronde, puis un boudin lisse et suintant de gouttelettes qui glissent toutes seules.

Humecter encore une fois, malaxer à nouveau pour obtenir les prémices de ce qui deviendra quelque chose d'unique et de précieux, de plus épuré. L'aboutissement d'une idée-éclair à une création achevée. Un corps tangible, réel.


L'homme pose la boule sur le marbre, s'assoit sur le vieux tabouret recouvert de taches de peinture ancienne, écrase sa cigarette à peine entamée sur la margelle du cendrier en fer blanc et avec inspiration lâche un grand soupir. Il est fin prêt.


Lui ? 

Il est tactile, câlin. Le soin qu'il met à choisir ses outils de sculpture, ses bambous biseautés, ses lames de roseau et ses fils à creuser, détone sur son faciès. A le voir en pleine lumière crue, on pourrait se l'imaginer brute épaisse, sans sentiment aucun. Presque animal. A contrario de son physique, sa réflexion est pointilleuse. Il sait où il va et comment faire. Son cerveau est précis et décidé.


La boule se durcit. Les mains s'humectent encore et enveloppent de leur paume entière, en mouvements lents de va-et-vient, l'argile récalcitrante.

Elle se détend, s'amollit et semble obéir malgré elle aux impulsions charnelles qui la modèlent.

Il forge de ses habiletés manuelles une statuette informe au départ. A force de labeur, de sueur, elle se révèle lisse, aux jambes galbées, aux bras élancés, au visage rayonnant d'étonnement.

Les pupilles imperceptibles du début deviennent illuminées, vivantes. Elles paraissent bouger, scruter la pièce, détailler le visage de celui qui leur donne l'étincelle.

Les pieds sont bien formés et aux justes proportions. 

La statuette est stable parce qu'assise. Le centre de gravité à bon niveau. Les cheveux sont comme soulevés par un souffle divin. Aériens.

Des cheveux d'ange.


Et soudain, le poing rageur s'abat sur la Création, rendant l'argile travaillée à la masse sous cellophane encore vierge de caresses. Comme une punition, une méfiance. Ou un éclair de sagesse.

La tour de Babel s'est écroulée, dissoute dans la colère. Et l'Homme inachevé retourne au néant absolu, rendu à la Terre originelle.


Réfléchir ... Voilà ce que le Père de tous les Hommes aurait dû faire avant de se mêler de la Genèse.

L'Homme ?

Et après ?

  • SUPERBE!!!

    · Il y a presque 10 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

  • super, m'emmène vers la philo...

    · Il y a environ 10 ans ·
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    Christophe Paris

    • Ah ... ben Chris, on en fait tous un peu de la philo non ?

      · Il y a environ 10 ans ·
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      Isabelle Revenu

    • suis pas certain quand je vois ce que peuvent penser ou voter certains...

      · Il y a environ 10 ans ·
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      Christophe Paris

    • Certes ... :D

      · Il y a environ 10 ans ·
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      Isabelle Revenu

  • Superbe texte, et je ne parle pas que de la forme. Nous ne sommes pas tous des génies en poterie, mais nous sommes tous destinés, dans un avenir plus ou moins proche, à faire 'corps avec la terre'. A moins bien sûr que notre matière première première soit réduite en cendre.

    · Il y a environ 10 ans ·
    027 orig

    Chris Toffans

  • Belle métaphore filée qu'on peut, finalement associer à beaucoup de choses ! on se laisse porter, le texte se découvre en même temps qu'un potier donne naissance à son travail ou que Dieu à l'homme. J'aime la rareté du vocabulaire ; il est assez beau, mais c'est surtout qu'il est récurrent et que cette cohérence transporte dans un autre monde. J'aime voyager dans vos textes, billet de train vers l'Orient ou les temps du berceau de l'humanité :)

    · Il y a environ 10 ans ·
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    Pierre Magne Comandu

  • Et Dieu créa le potier...

    · Il y a environ 10 ans ·
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    arthur-roubignolle

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