La Bataille de Darn'Kaig

anthony-lonewolf-ecrivaillon

Le soleil se levait lentement sur l’ancienne forteresse de Darn’Kaig. Le ciel chargé de nuages ne s’illuminait presque pas, comme un prélude à la bataille qui allait se dérouler dans cette ancienne avant-garde. Malgré les assauts du temps, la forteresse se dressait fièrement aux abords du fleuve Brinwen, telle un glorieux symbole du passé. Les murailles recouvertes de mousse témoignaient de la vie qui disparut lentement de l’avant-garde. Les restes de la tour centrale s’élevaient dans le ciel, au centre de l’imposant bâtiment, surplombant les terres environnantes. Le vent semblait porter la mémoire des Maj’Karal morts au combat à travers les âges, durant les guerres contre les Orcs venus du Sud, à une période où l’Humain ne foulait pas encore les plaines du Kenlödeor.
À l’intérieur, l’heure était aux préparatifs du combat et à la nervosité. Humains et Maj’Karal cohabitaient tant bien que mal malgré la tension entre les deux races… Les Maj’Karal n’ont jamais oublié que leur terre du Kenlödeor a été colonisée par les Humains, parfois dans la violence, tout comme ils n’ont pas pu oublier que leur présence est seule responsable de l’existence des Norfangs et des Feör’Karal, regroupés dans un camp plus à l’est, au-delà de la Brinwen.

Les Feör’Karal furent auparavant des Maj’Karal. Souillés par la saleté du monde extérieur amenée en grande partie par les Hommes, ils firent scission avec leurs compatriotes Maj’Karal pour vivre en proscrits et mercenaires, laissant libre cours à la noirceur de leur cœur, décidant de porter ce nouveau nom.
Les Norfangs, quant à eux, étaient du nombre des Humains il y a bien longtemps. Mais les criminels, bannis et autres hors la loi vagabonds qu’ils étaient alors se livrèrent rapidement au cannibalisme et à l’ingestion de sang pour survivre… Les légendes racontent que les Dieux, devant l’horrible spectacle, les maudirent et les condamnèrent, après plusieurs siècles de barbarie, à la damnation éternelle. Ils devaient dès lors s’abreuver de sang pour vivre, sans jamais s’exposer à la lumière du Soleil, capable de les tuer. Mais Marfaren, le Démon Supérieur, décida de les bénir. Il accorda à ceux qui étaient désormais appelés Norfangs le don d’immortalité, s’ils consentaient à se nourrir du sang des Humains. Tout autre sang leur permettrait de vivre, mais avec une longévité humaine normale. Nombreux furent ceux qui choisirent de céder le peu d’âme qu’il leur restait au profit de la vie éternelle à travers l’Histoire… Et bon nombre de ceux-là étaient présents à Darn’Kaig, prêts à augmenter le nombre de leurs congénères et à détruire ceux qui rejetaient tant leur nouvelle race, préférant oublier son origine.

Une pesante chaleur se faisait sentir, alors que les deux armées se faisaient face dans les plaines méridionales du territoire, à la limite des terres interdites contrôlées par les engeances Orcs. La longue guerre qui déchirait les terres depuis tant d’années allait connaître aujourd’hui un nouveau chapitre de son histoire.
Dans la forteresse, Humains et Elfes s’affairaient nerveusement. Quelques-uns vérifiaient les réserves de nourriture, en vue des déplacements à venir après la bataille, d’autres s’occupaient de leur équipement.

Kamal Al’Horgul, lui, marchait nerveusement sur les remparts, jetant de rapides coups d’œil vers le fleuve Brinwen. Aucune activité ennemie ne semblait agiter ses rives. Tous les regards Maj’Karal étaient tournés vers lui et le mépris se lisait dans chacun d’eux. Il n’en avait toutefois que faire. Alors qu’il essuyait la sueur de son visage, un homme s’approcha de lui.

- Nerveux, commandant ?

Kamal sursauta à ses paroles, offrant une réponse plus éloquente que tous les mots possibles. Ses yeux bruns étaient légèrement cernés, sa chevelure châtain assez embrouillée. Il n’avait pas dormi depuis deux jours, se préparant à un combat qui n’arrivait toujours pas.

- Vous m’avez fait peur, capitaine, dit-il pendant qu’il reprenait son calme. Assez nerveux, oui… Je me demande quand ils vont attaquer…
- Ne vous en faites pas trop, répondit le capitaine en souriant et s’approchant. N’oubliez pas qui sont nos adversaires. Les Feör’Karal n’oseront pas attaquer en pleine journée, en sous-nombre. Le danger éclatera la nuit, quand les Norfangs se mettront en chasse… Allez donc vous reposer pour l’instant.
- Oui, j’en ai bien besoin…

Kamal tourna alors les talons, quand un Maj’Karal le bouscula, avant de le regarder droit dans les yeux. Comme chacun de ses congénères, ce guerrier Maj’Karal était grand, à la silhouette gracieuse, et au teint très clair, presque blanc. Ses yeux n’étaient rien d’autre qu’une masse translucide, d’où rien ne transparaissait. Ses longs bras étaient idéaux pour attraper et bander le grand arc qui se tenait dans son dos.
Le regard du Maj’, comme les appelaient parfois les Humains, se plongea dans celui de Kamal, qui se sentit gêné voire agressé. Les yeux translucides s’animèrent légèrement dans un soupir poussé par la gracieuse créature, qui se mit ensuite à parler.

- Stupides Humains… Vous ne pensez qu’à combattre, semant la mort, la destruction et le chaos. Vous êtes les seuls responsables des engeances que nous affrontons. Mais un jour, vous tomberez, sans doute aveuglés par votre propre orgueil, et condamnés à vous autodétruire…

Le Maj’Karal s’éloigna sur ces paroles, non sans bousculer à nouveau Kamal, mais cette fois de façon bien volontaire, le laissant continuer son chemin, contrarié et méprisant envers tout Maj’Karal rencontré.

« Si nous n’avions pas besoin de ces sous-hommes pour neutraliser cette menace… Si cette guerre s’achève enfin aujourd’hui, tout va changer. », pensa-t-il. Il s’installa sous une tente, au bas des remparts, puis s’étendit sur une couverture, espérant vite tomber dans les bras de Träumörn, celui qui règne sur le sommeil, les rêves, et les cauchemars.

À l’est, dans le camp qui réunissait Feör’Karal et Norfangs, la tension était moins présente. Ces deux races n’avaient aucune raison de ne pas s’entendre, unies qu’elles étaient par la haine des Humains, responsables de leur existence, et qui ne pensaient qu’à les détruire… Et l’heure n’était pas à la nervosité. Bien au contraire, chacun attendait le combat, assoiffé de sang, notamment les Norfangs, désireux d’agrandir leurs rangs. Les quantités de Mayaku qui circulaient dans l’enceinte du camp les maintenaient dans un état frénétique, avides de violence.

Le Roi Norfang, Lhanar Galéas, patriarche de la famille royale Norfang des Galéas, était lui-même présent sur place, accompagné de son fidèle garde du corps Jöran, prêt à tout pour prouver la supériorité des Norfangs sur les Humains. Les Feör’Karal, au corps plus sombre que les Maj’Karal, étaient impressionnés par les Norfangs, qui imposaient le respect par leur seule présence.
Les Norfangs étaient des créatures à la chevelure argentée et aux yeux gris, au teint ocre, pigmentation lentement obtenue par des siècles d’ingestion de sang. Leur silhouette imposante montre bien la force dont ils peuvent faire preuve, mais Jöran était encore plus impressionnant. Le garde du corps du roi était en effet plus grand et plus puissant que tous les autres Norfangs, capable de briser des cous d’une seule main. Quant à ses crocs, on les imaginait sans peine déchiqueter voire décapiter tout être vivant qui s’y trouverait emprisonné, là où les autres Norfangs auraient eu bien du mal.

Lhanar et Jöran parcouraient le campement, jaugeant les combattants et les effets du Mayaku.

- Il semblerait que nos guerriers soient prêts à semer mort et désolation… Qu’en penses-tu, Jöran ?
- En effet, ces stupides Humains et Maj’Karal ne comprendront pas ce qui leur arrive, répondit le garde du corps.

Le duo termina son tour d’horizon à l’entrée du camp, en vue des berges du Brinwen, avec un chef Feör’Karal, qui s’adressa à eux.

- Aujourd’hui est une belle journée pour mourir, n’est-ce pas ?
- En effet, répondit Lhanar Galéas. C’est pourquoi vous allez attaquer maintenant. Ils croient que nous allons attaquer cette nuit. Détrompons-les.
- Une attaque surprenante, et nous les retenons jusqu’au coucher du soleil pour que vous puissiez attaquer sans le moindre risque… Avec l’avantage de la surprise, cela devrait marcher.

Le chef Feör’Karal rentra ensuite dans le camp, faisant passer la consigne de l’assaut imminent, pendant que le Roi Norfang maintenait l’ardeur de ses hommes avec de nouvelles doses de Mayaku.

Le sommeil avait pris Kamal depuis plusieurs heures quand il fut réveillé en sursaut par le fracas de pierres tombantes. La surprise s’empara de tout le camp, puis chacun courut pour se préparer au combat. Les gardes aux remparts allèrent rendre compte de la situation, tout en restant baissés pour échapper aux tirs.
Les Feör’Karal avaient lancé un violent assaut, rapides comme l’éclair. Les catapultes crachaient leurs projectiles sur les remparts, couvrant les arbalétriers et les unités de fantassins qui couraient vers la forteresse, l’une d’entre elles portant un bélier. Kamal regarda le ciel avant d’enfiler son casque et de prendre ses armes. Le soleil n’était toujours pas très visible, mais bien présent. Il en conclut immédiatement que les Norfangs ne faisaient pas partie de l’assaut, ce qui ne faisait que renforcer ses inquiétudes et ses interrogations. Pourquoi attaquer en plein jour, avec seulement la moitié des forces disponibles? Mais l’heure n’était pas aux questions. Il lui fallait assurer son statut de commandant et combattre.

Pendant que les arbalétriers humains et les mages Maj’Karal ripostaient du haut des remparts, dans une pluie de carreaux et de sorts, les Feör’Karal réussirent à atteindre les portes de la forteresse, commençant à l’enfoncer à coups de bélier. Kamal, l’épée à la main, s’approcha de la barricade humaine qui les gardait.

- Laissez-les entrer ! Cria-t-il à ses hommes, d’un air déterminé.
- Quoi ? Mais, commandant…
- Faites ce que je vous dis. Soit ils entrent, soit nous allons à leur rencontre. Provoquons le combat, plutôt que de céder à la lâcheté de les retenir.

Les hommes lâchèrent les portes. Humains et Maj’Karal serraient leurs armes, prêts à affronter la marée qui allait déferler. Dans un hurlement, les compagnies de Feör’Karal tombèrent sur leurs adversaires, faisant tonner les épées et les boucliers. Les corps tombaient un par un dans les deux camps. On achevait les blessés au sol, dans une gerbe de sang. Le combat semblait ne pas avoir de fin, tant les vagues d’engeances faisaient penser aux membres d’une Hydre. Kamal avait son armure et son visage couverts du sang des ennemis qu’il avait abattus. L’épée fichée dans le corps d’un soldat, il prit quelques secondes pour reprendre son souffle, quand un sombre hurlement le figea de surprise et de terreur, comme chacun des membres de l’Alliance.
Tous auraient pu reconnaître ce hurlement entre mille. Un rapide coup d’œil au ciel confirma leurs inquiétudes. Le combat avait déjà duré des heures, et le soleil avait fini sa course à travers le ciel, laissant place à la lune, et à l’irrésistible appel de la nuit pour les Norfangs.

Kamal se fraya rapidement un chemin à travers les combats, tranchant des membres à des Feör’Karal et des Norfangs. Autour de lui, les corps tombaient un à un. Les sorts des mages et les carreaux des arbalétriers pleuvaient des remparts. Kamal essuya un peu le sang de son visage et s’approcha d’un officier en hurlant pour se faire entendre dans le chaos.

- Soldat ! Il faut sortir d’ici ! Prenez quelques hommes avec vous, et rejoignez le commandant Kimaro ! Il se bat contre les Crocs d’Argent, à l’ouest, dans la plaine de Fereldan ! Faites en sorte qu’il revienne ici le plus vite possible !
- Oui, commandant ! répondit le soldat. Cinq hommes avec moi ! Il faut aller chercher du renfort !

Le commando partit immédiatement, couvert par Kamal, ses hommes et les Maj’Karal combattant furieusement. Le nombre des Maj’Karal s’est réduit après que les oiseaux messagers soient revenus avec l’annonce que les Rois les représentant ont refusé les renforts. Selon eux, la guerre ne concerne que les Humains, seuls responsables de l’existence des Feör’Karal et des Norfangs, et sont donc seuls à devoir assumer les problèmes qu’ils causent, malgré les assauts sur les territoires Maj’Karal. Plusieurs soldats préférèrent tenter leur chance à la désertion plutôt que dans un combat inutile. Le combat était rude et courageux, mais par trop inégal.
A mesure que les corps chutaient, l’espoir s’amenuisait. La fatigue gagnait du terrain, chaque action était lente et lourde. Kamal et les commandants des deux races se préparaient déjà à subir la froide étreinte de la Mort, et à se lover dans ses bras. La pâle froideur de la Lune ne faisait que renforcer ce sentiment. Mais, soudain, tout s’arrêta. Feör’Karal et Norfangs restèrent immobiles, nerveusement aux aguets, mais cessèrent d’attaquer, comme s’ils attendaient quelque chose.

Une silhouette menaçante se détacha de la légère brume environnante. Un guerrier Norfang imposant, grand et puissant, avec deux lames entrecroisées dans le dos, se présenta devant le petit groupe de Kamal et des commandants Maj’Karal. Il était suivi de Lhanor Galéas, lequel avait le visage fatigué, ridé, signe de quelqu’un qui a déjà vécu bien longtemps. Même l’immortalité offerte par la consommation de sang humain n’épargne pas certains ravages du temps. On pouvait voir un sourire narquois se dessiner sur ses lèvres, pendant que ses yeux presque vides semblaient briller d’une nouvelle lueur. Lhanar Galéas voyait déjà une victoire nette et définitive pour son royaume, par la destruction ou l’asservissement des Humains et des Maj’Karal. Le Roi Norfang se mit à parler.

- C’est terminé. Votre petite alliance est tombée. Darn’Kaig restera comme le symbole de l’avènement des Norfangs. Je vous offre toutefois une chance de faire partie de ce monde. Que l’un d’entre vous réussisse à vaincre Jöran, mon garde du corps. Et vous aurez la vie sauve.

Kamal souffla lentement. Même s’il n’était plus vraiment en état de se battre, il voyait là un excellent moyen de gagner du temps en attendant l’arrivée de Kimaro et ses hommes. En espérant toutefois que les Crocs d’Argent, l’élite des Norfangs, n’aient pas décimé leur unité…
Se raccrochant à l’espoir de la survie de son vieil ami, Kamal se releva, le regard déterminé, l’épée fermement empoignée, prêt à combattre. Jöran sortit ses deux lames courtes des fourreaux dans son dos, se dirigeant droit vers son adversaire, un sifflement morbide entre les crocs. Les membres des deux factions restaient immobiles, mais serraient nerveusement leurs armes en essuyant leur transpiration et le sang sur leurs visages. Les épées des duellistes s’entrechoquèrent alors, annonçant un affrontement mortel et tendu.
Jöran poussait Kamal de ses deux lames, lui montrant sa supériorité physique en l’envoyant rouler au sol.

Le guerrier Norfang avançait d’un pas lent, assuré. La victoire ne faisait aucun doute à ses yeux, et Lhanar avait déjà déployé ses archers et arbalétriers de façon à anéantir tous les restes de l’Alliance, malgré sa promesse. Le combat reprit, avec Kamal encore agenouillé, qui parait autant qu’il le pouvait les coups portés par le Vampire.
Avec un immense effort, il réussit à libérer une de ses mains pour saisir la dague dans sa botte et la planter droit dans la cuisse de Jöran. La lame tourna dans la chair, ouvrant la blessure et faisait échapper un râle de douleur au Norfang. Le sang noir coula rapidement sur le flanc du membre.
Jöran serra les dents pour ne pas hurler et s’avança vers son adversaire en boitillant, le regard plein de haine. Kamal se releva rapidement, fuyant la colère et la puissance de son adversaire, alors que la nervosité et l’animosité s’élevaient dans les rangs des deux armées. La mêlée était sur le point de se reformer, quand une immense clameur s’éleva de l’ouest. Les sabots des chevaux se mêlaient aux hurlements des soldats. Chaque être présent dans la forteresse de Darn’Kaig s’immobilisa. Quelle que soit l’allégeance de cette armée, elle signerait la victoire de celle-ci, la fin de la bataille, et sans nul doute la fin de la guerre, avec la mort ou la capture des chefs ennemis.

L’armée approchait rapidement vers la forteresse, neutralisant Feör’Karal et Norfangs sur le chemin. Kimaro menait ses unités, Maj’Karal comme Humains, au combat, faisant tout pour rejoindre l’unité principale de Kamal et des autres commandants. Lhanar Galéas renvoya son armée au combat, avec toute la volonté d’écraser l’ennemi avant qu’il soit trop tard.
Le roi Norfang fit envoyer un homme vers le campement de leur armée, mais il ignorait qu’il était déjà trop tard. Pendant que Kimaro revenait directement vers la forteresse de Darn’Kaig, son lieutenant, Mordothen, était parti droit sur le camp avec une petite unité, tuant chaque soldat et incendiant l’endroit. Des pertes eurent lieu dans les deux camps, mais c’est bien la coalition de Lhanar Galéas qui eut rapidement le dessous.

Les généraux Norfangs se rendaient ou mouraient un à un. Leur Roi, lui, réussit à s’enfuir accompagné de son garde du corps. Le soleil se leva ensuite sur Darn’Kaig, faisant la lumière sur les évènements de la veille. Des corps gisaient par dizaines dans la forteresse et ses environs immédiats, comme un triste témoignage de la bataille passée.
Hommes et Maj’Karal avaient vaincu, les soldats laissaient éclater leur joie et rassemblaient les prisonniers. Les morts furent tous récupérés pour pouvoir profiter des derniers honneurs funéraires.

Deux jours plus tard, l’armée se présenta sur les terres des Vampires, devant le château des Galéas, à la falaise de Draösden. Le siège ne dura pas plus d’une journée. A la fin de la soirée, alors que le soleil disparaissait derrière l’horizon de l’océan, en bas de la falaise, Lhanar Galéas envoya un héraut à l’Alliance.

- Sa Majesté désire parlementer ! Dit-il. Que le chef des Hommes et celui des Maj’Karal s’avancent !

Après une rapide concertation, Kamal Al’Horgul et Töernen, Roi des Maj’Karal, qui accepta cette fois de s’impliquer pour mettre fin à la guerre, entrèrent dans l’immense bâtisse, après une rapide concertation. La méfiance n’était guère de mise. Le Roi Norfang était acculé, au pied du mur, sans aucune autre échappatoire possible que la négociation, d’autant que son armée refusait de combattre, démoralisée. Kamal et Töernen découvrirent une demeure fastueuse, parfaite représentation de la volonté de puissance de Lhanar Galéas. Mais cette image appartenait désormais au passé. Le chef suprême des Norfangs était vaincu, seul, et contraint à la négociation pour survivre, en sachant pertinemment qu’elle ne serait pas à son avantage.
La salle du trône arborait fièrement des portraits des précédents monarques Galéas, parfois immortels et donc tués pour la succession, parfois non… Lhanar se tenait à la table où les généraux préparaient habituellement leurs stratégies, visiblement abattu, fatigué. Ses rides semblaient s’être encore plus creusées, alors que son regard renvoyait de l’amertume et du vide. Le dos voûté, les mains cachant la partie inférieure de son visage, le monarque ployait sous le poids des années et des évènements. Et pourtant, au fond de lui-même, il gardait une lueur d’espoir. L’espoir de réussir à vaincre enfin ses ennemis et asseoir la domination des Norfangs. Ce simple mais fol espoir lui permettait de tenir encore, le poussait à vivre et à refuser d’abdiquer ou se suicider.

Les deux chefs de l’Alliance furent invités d’un signe de main à s’asseoir à la table. L’ambiance était à la fois tendue et calme, chacun redoutant un piège des autres, mais n’y croyant pas vraiment. Le monarque Vampire mit les mains à son front, soupira et prit la parole.

- Soit. Votre Alliance a neutralisé une bonne partie de mes Crocs d’Argent, les Elfes Noirs que nous avions engagés, et vous êtes aujourd’hui aux portes de mon château. La guerre s’est terminée à Darn’Kaig… Mais soyez assurés qu’elle reprendra immédiatement, et de façon bien plus violente, si vous osez me tuer et occuper notre royaume ! Les Vampires sont et resteront un royaume à part entière. Si vous refusez ça, vous vous exposerez alors à la haine du peuple et à des combats sans merci, qui ne cesseront que quand vous serez tous morts. Ou convertis. Ce n’est pas une menace. Juste un avertissement dont vous devriez tenir compte.

Le regard de Lhanar Galéas traduisait toute la détermination et la certitude de ses paroles. Même si le roi qu’il était n’était plus soutenu par la totalité de son armée ou par son peuple lassé de cette guerre interminable, aucun d’eux n’accepterait de voir Humains et Maj’Karal occuper et diriger leur royaume. En cela, il avait raison. Kamal Al’Horgul et Töernen le savaient pertinemment.
Le Roi Maj’Karal se leva pour prendre la parole. Sa silhouette fine et haute, malgré son âge vénérable, lisible sur son visage, lui donnait une prestance qui impressionnait n’importe qui. Les rides creusées permettaient à sa cicatrice à la joue, obtenue bien des siècles plus tôt, lors des combats contre les Orcs du Sud, de passer assez inaperçue, et sa barbe fournie le rajeunissait de quelques années, malgré sa couleur grisonnante. Sa couronne de mithril, surmontée de deux têtes de dragon, enserrait son front et contribuait à l’impression de grandeur qu’il donnait, tout comme sa cape finement bordée d’or.
En se dirigeant vers la fenêtre, Töernen commença à parler.

- Pas une menace… C’est une menace de soulèvement à peine voilée, Galéas ! J’aurais presque envie de répondre à cette bravade par votre arrestation et votre exécution, avant de placer un contrôle militaire total sur cette aberration qu’est votre royaume. Voire même d’en supprimer toute trace d’existence. Mais cela ne servirait guère qu’à faire couler le sang inutilement. Voici donc ma proposition. Vous restez en place, tout comme ce qui existe déjà. Mais vous vous soumettez à un conseil, composé d’Humains et d’Elfes pour les deux tiers, les Vampires restant en minorité pour le dernier tiers. Et seul ce conseil, en tant que haute autorité du royaume, pourra prendre les décisions politiques et militaires.

En entendant cette proposition, Lhanar Galéas se leva promptement pour se placer devant Töernen, réfrénant sa colère autant que possible. Kamal assistait à la scène sans bouger ni réagir, attendant de placer ses propres conditions.

- N’avez-vous pas compris ce que j’ai dit, Töernen ? Cracha-t-il au visage du souverain Maj’Karal. Ou cherchez-vous à provoquer la colère de mon peuple ? Vous ne m’offrez rien de moins qu’une occupation, sinon militaire, en tout cas politique. Et c’est absolument hors de question.

Les deux souverains se défiaient du regard, quand Kamal choisit d’intervenir, d’un ton neutre.

- Il y a d’autres possibilités… Votre royaume reste totalement indépendant pour les questions internes, ainsi que pour les questions qui n’ont rien de militaire entre les royaumes. En contrepartie, vous acceptez le démantèlement de vos Crocs d’Argent, la création de postes de surveillance humains et Maj’Karal à la frontière, et que chaque question militaire touchant aux autres royaumes se voit gérée en commun avec nous. Évidemment, cela concerne le triumvirat que nous formons autant que les royaumes extérieurs.
- Et nous resterions libres ? Demanda le Roi Norfang en reprenant lentement son calme et en se rasseyant.
- Oui. A vous de choisir. Sachez que vous n’aurez pas de meilleure offre.
- Les Crocs d’Argent resteront en place. Nous avons besoin de cette unité d’élite.
- Dans ce cas, il vous faudra nous confier le commandement de votre armée et de cette unité. Que préférez-vous ?

Le visage de Lhanar Galéas se décomposa à la seule idée de placer son armée sous un commandement d’Humains et de Maj’Karal. Il n’avait pas le choix et le savait. Il lui fallait dissoudre les Crocs d’Argent pour espérer laisser son royaume relativement libre.
Les lèvres pincées, il se tourna vers Kamal.

- Soit. J’accepte vos conditions. Les Crocs d’Argent appartiennent désormais à l’Histoire.

Le Roi Norfang et le chef Humain se serrèrent la main, dans des sourires de façade.

« Cela dit, pensa Lhanar, rien n’empêche la continuité des Crocs d’Argent de façon officieuse… »

Quelques semaines plus tard, de hautes tours de guet, remplies d’archers et d’arbalétriers, autant Humains que Maj’Karal, se dressaient aux frontières du royaume des Norfangs. Le Kenlödeor semblait de nouveau calme, mais nul n’aurait pu dire pour combien de temps…

Les Humains, fidèles à leur volonté de puissance et de conquête, se mirent en tête d’annexer les terres septentrionales. Le Kaltan, organisme qui réunissait les plus riches et influents nobles, commerçants et artisans, leur donnant les pouvoirs pour gérer le royaume humain privé de roi depuis plusieurs années, décida d’envoyer une armée pour prendre possession d’au moins une partie des terres du Nord.
Kamal Al’Horgul, promu après ses actions à Darn’Kaig, se vit confier le commandement de plusieurs unités, parmi lesquelles celle de son ami Kimaro, toujours secondé de Mordothen.

Quelques semaines après le lancement de la campagne et la conscription qui a été lancée avec elle, l’armée humaine se réunit aux portes de Terathos, forte de trois cent mille hommes. En voyant un tel déploiement, Kamal sentit naître en lui une ambition encore plus forte, voyant qu’une telle armée pourrait la concrétiser, s’il parvenait à pousser chacun d’eux à le suivre.
Pour l’heure, il fallait aller vers le nord et le froid, vers les Drahnites.

Kamal alla se placer devant l’armée, aux côtés des deux autres généraux de la campagne, et prononça quelques mots.

- Soldats, ce qui nous attend est dur. Nous allons affronter le froid et un peuple qui est resté invaincu depuis qu’il existe. Mais je sais que nous y arriverons, tout comme nous avons tenu tête aux Norfangs et aux Feör’Karal. Pour la gloire des Hommes, nous combattrons et vaincrons !

Une rapide ovation suivit à ces paroles, puis l’armée se mit en route, ne sachant pas vraiment ce qui l’attendait dans le froid des terres septentrionales…

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