La cloche citoyenne

faustine

Ce texte est une sorte de parabole sur le contexte actuel écrite par Hayduke vum Herrenstengel. J'ai le plaisir de vous la partager. J'espère qu'elle vous plaira autant qu'à moi.

« Pour votre sécurité et celle des autres, vérifiez régulièrement si votre cloche sonne. Ensemble, luttons contre la criminalité. Ceci est un message du Ministère. » Les deux jumeaux dévalèrent joyeusement l'escalier et saluèrent leur père, qui buvait son café à petites gorgées, debout devant la

télévision.

— Papa, on y va ! À tout à l'heure !

— À ce soir, les enfants, dépêchez-vous. Jean-Pierre se retourna. Vous avez bien votre cloche ?

Mais ils étaient déjà dehors. Question purement formelle, de toute manière, il les avait entendues. Au début, il avait fallu le leur rappeler, comme à tous les enfants. Mais ils s'y étaient faits assez vite. Jean-Pierre sourit en se remémorant la petite cérémonie de remise de la cloche, à l'entrée en maternelle. Ses enfants n'auraient pas mieux bombé le torse s'ils avaient reçu une décoration militaire. Ils étaient comme papa, enfin ! Comme tous les grands. Il s'était bien trouvé quelques camarades plus difficiles pour exprimer leur mécontentement. Cette petite fille, notamment, qui s'obstinait à refuser le collier que la maîtresse et l'agent de police voulaient lui passer autour du cou. Mais tout était bien vite rentré dans l'ordre. À cet âge il suffit de quelques programmes télévisés bien conçus pour lever les résistances les plus opiniâtres. Cinq ans après cette petite cérémonie émouvante, la clochette était devenue un accessoire du quotidien aussi familier qu'une brosse à dent ou une paire de chaussettes. Enfant ou adulte, on enfilait le collier en sortant de chez soi aussi naturellement qu'on attachait sa ceinture en rentrant dans une voiture. Avec le même soulagement de pouvoir se dire que, certes, un accident pouvait toujours arriver, mais que la cloche, comme la ceinture, étaient tout de même de sérieux antidotes contre l'imprévu.

Jean-Pierre se dirigea vers la salle de bain, après avoir pris la précaution d'allumer un peu partout. Il s'était accoutumé au changement d'ambiance qui survenait chaque fois qu'il se retrouvait seul chez lui. Ce je-ne-sais-quoi qui modifiait jusqu'à la texture de l'air intérieur. C'était tout bonnement le silence. Fichu silence.

Inconsciemment, comment ne pas penser au tigre sur le point de bondir sur sa proie ? À la canaille tapie dans un recoin, le couteau à la main ? C'était peut-être enfantin, mais le silence lui faisait peur, voilà tout, et seul le bruit de fond de la télévision pouvait atténuer ce malaise. Il ouvrit en grand le mitigeur de la douche et se détendit quelque peu. Anonyme gratte-papier de la colossale Société des Eaux, il pensait parfois avec fierté qu'il avait une part, même minime, dans ce miracle quotidien de l'eau qui coule sur commande dans des millions de foyers. Quant à son intolérance au silence, après tout, c'était un phénomène de masse auquel le Ministère, Jean-Pierre en était persuadé, saurait trouver prochainement une solution. En attendant, il suivait comme il pouvait les conseils d'anciens dépressifs qui témoignaient régulièrement sur les plateaux TV. Tout d'abord, dès les premiers signes, vérifier l'isolation de son logement au silence.

Son voisin Martinez avait ainsi découvert, grâce à l'intervention – subventionnée – d'une entreprise spécialisée, que son pavillon était quatre fois plus exposé au silence que l'exigeaient les normes. Il avait invité Jean-Pierre, avec clochette bien entendu, à constater le changement. Martinez avait dû sélectionner des bruits de fond parmi un vaste répertoire. Il avait opté, dans la plupart des pièces, pour une ambiance sonore proche de celle d'un boulevard périphérique. Une valeur sûre. Seule excentricité, la salle de bain pour laquelle le brave homme avait retenu un fond sonore intitulé : « Grosse affluence chez Carrefour ». Jean-Pierre l'avait félicité.

La deuxième grande recommandation de la télévision était un exercice mental destiné à relativiser la gravité de la sigophobie. Le verre à moitié plein, qu'ils appelaient ça. Vous ne supportez plus le silence ? Rappelez-vous comment c'était avant. Est-ce que vous tenez vraiment à être rançonné en pleine rue ? Non ! criait le public. Est-ce que vous avez envie d'être violé ? Non ! D'être égorgé par des terroristes ? Nooon ! Ce n'était pas la solution miracle, mais ça fonctionnait pas mal. Jean-Pierre sortit de la douche en repensant aux statistiques de la veille. Depuis l'instauration de la cloche obligatoire, la délinquance avait diminué de moitié. Il y avait trois fois moins d'agressions sur la voie publique, dix fois moins de braquages, et ses enfants couraient 25 fois moins le risque d'être enlevés. Quant aux actes de barbarie, torture et autres, ils avaient pour ainsi dire disparu. Jean-Pierre se demandait toujours, lorsqu'il se repassait ces chiffres en tête, comment lui et ses contemporains avaient fait pour survivre dans le monde sans foi ni loi d'avant la cloche citoyenne.

Il passa la sienne autour de son cou et observa son reflet dans la glace. C'était une cloche moyenne. Rien à voir avec les grosses sonnailles qui vous avertissaient quand un personnage douteux approchait. Lui la portait assez haut, serrée sous le menton, comme un nœud papillon. Cela l'obligeait à une petite gymnastique, car il fallait nouer le ruban derrière la nuque. Mais il n'y avait rien de plus provincial, à son avis qui était celui de beaucoup de gens, que ces colliers longs pratiques à enfiler mais qui faisaient brinquebaler la cloche toute la journée de droite à gauche comme une paire de couilles. On ne choisissait pas sa cloche. Elle était attribuée à chacun, par le Ministère, en fonction de ses mérites. Les membres du Ministère avaient eux-mêmes les cloches les plus menues, un simple grelot, ce qui était dans l'ordre des choses. Plus on filait droit, plus on montait dans la hiérarchie, moins on portait lourd. À l'inverse, Jean-Pierre avait entendu parler de criminels harnachés si pesamment qu'ils ne pouvaient plus se mouvoir seuls. Un humoriste de la télévision avait comparé la cloche à notre conscience. C'était bien vu. Certains soirs, malgré tout, Jean-Pierre s'avisait, coupable accès de mauvaise humeur, que ça faisait tout de même bien longtemps – 11 ans – qu'il arborait la même cloche, alors qu'il lui semblait filer aussi droit qu'on puisse le faire.

Si on ne pouvait pas choisir sa cloche, il en allait tout autrement du collier. Dans les premiers temps, la tendance était au discret. C'est qu'il subsistait une vague gêne d'être affublé d'un ornement qui, jusqu'ici, était associé à la vache. Mais une fois le cap franchi, designers et merchandiseurs s'en donnèrent à cœur joie, la bride sur le cou. Il y avait aujourd'hui, dans les boutiques spécialisées, des centaines de variations différentes. Les plus grands couturiers s'étaient pris au jeu, mais aussi les stars du show-biz. Jean-Pierre faisait mine de mépriser ces nouveautés. Plutôt que de s'offrir un collier à clous, ou en peau de serpent, pour lequel il aurait dû se saigner, il avait opté pour un modèle en velours rouge, élégant sans être tape-à-l'œil. Dehors c'était l'hiver. Jean-Pierre entendit approcher le tintinnabulement de son voisin Martinez – cloche moyenne également, à peine plus grave que la sienne – tandis qu'il fermait sa porte à double-tour.

— Bonjour Martinez. Déjà debout ?

Il n'avait jamais vraiment compris à quoi son voisin employait ses journées. Ce qu'il savait, c'est que ce dernier se levait tard. Et que quand il était dehors de bonne heure, c'est qu'il avait envie de parler. Il vivait seul, était plus âgé que Jean-Pierre, et ne recevait aucune visite. Martinez n'était pas seulement anxieux comme tout un chacun : ce qu'il redoutait par-dessus tout, plus que les agressions, c'étaient les nouvelles du journal télévisé. Les gens du quartier l'évitaient.

— Hier, ils ont reparlé de se mettre à quatre pattes.

Jean-Pierre fronça les sourcils.

— Une autre fois, Martinez, je dois filer…

— Ils disent qu'on sera plus en sécurité, rapport aux balles perdues et tout ça.

— Enfin, Martinez, qu'est-ce que vous racontez ? Vous nous imaginez, tous, à quatre pattes, dans la rue ?

Il rompit brutalement et monta dans un autobus. Pauvre bougre… Martinez n'avait certes rien inventé, il avait juste le tort de prendre au pied de la lettre des annonces sans fondement. Sur les plateaux TV, politiques et éditorialistes lançaient parfois de telles bombes. Jean-Pierre devait avouer que cette histoire de quatre pattes, par exemple, l'avait lui aussi ébranlé la première fois. Il en avait été d'autant plus satisfait d'enfiler sa bonne vieille cloche, remède mesuré et éprouvé contre l'insécurité. Bien sûr, rien de ce qui se disait à la télévision n'était improvisé. Mais il préférait y voir une sorte de sondage d'opinion. Le Ministère lançait un pavé dans la mare pour en observer les remous. Simple exercice de police intérieure.

— A quatre pattes, sacré Martinez…

Le port de la cloche ne s'était pas imposé sans heurts non plus, à l'époque. Le pays avait été profondément divisé. Les familles aussi, Jean-Pierre pouvait en témoigner. Il y avait d'un côté les pro-cloche de la première heure, ceux qui « n'avaient rien à cacher », et de l'autre les anti-cloche qui dénonçaient une mesure liberticide et auraient voulu laisser carte blanche aux pervers de tous bords, violeurs, psychopathes, terroristes ou abstentionnistes. Le Ministère aurait peut-être dû les mettre au pas avec plus de fermeté. On avait perdu un temps précieux en palabres démocratiques. Finalement, décision avait été prise de réserver aux porteurs de cloche l'entrée dans les stades, restaurants, musées et autres lieux ouverts au public. Puis comme ça ne suffisait pas, les droits civiques des récalcitrants avaient été suspendus le temps qu'ils se mettent en règle. Ensuite… Ensuite on ne savait plus trop. Jean-Pierre descendit sur une place fréquentée qui tintait comme un carillon, pour s'engouffrer dans un autre bus. Les bureaux de la Société des Eaux étaient situés dans l'un des quartiers d'affaires extérieurs à la ville. Il resta debout, s'adossa à une vitre et tâcha de garder son équilibre. Le trajet étant encore long, il avait le temps de passer en revue les autres passagers, toutes ces cloches bien visibles portées avec nonchalance par les uns, avec orgueil par les autres. Ils ne payaient pas de mine dans la grisaille du matin, mais ces gens étaient tous de bons citoyens. Tiens, même ce type à moitié endormi, juste sous son nez, avec son visage mal rasé, le coin des yeux pas nettoyé et sa cloche grosse comme le poing. Dans le monde d'avant, sans doute aurait-il fait payer sa médiocrité à quelque jeune fille croisée dans un couloir du métro. C'était avant. Aujourd'hui cet homme était neutralisé. Sa cloche trahissait son approche, il ne pouvait plus surprendre. La société, grâce à son ingéniosité, avait sevré ce malfaiteur des crimes qu'il aurait dû commettre. Elle avait fait de cette ordure un être inoffensif.

Jean-Pierre surprit le regard en coin d'une petite dame à deux mètres de lui, également debout. Elle semblait serrer un peu plus fort contre elle son petit sac. Jean-Pierre porta la main à son cou et comprit. Il libéra aussitôt sa cloche, qui s'était prise dans les plis de son écharpe et ne rendait plus qu'un son étouffé. C'était formellement interdit. Les enfants apprenaient, dès la première année de maternelle, à porter leur cloche à l'extérieur des différentes épaisseurs. Toujours être entendu, c'était une règle connue et acceptée par chacun, de même que les lourdes sanctions infligées aux négligents. Chaque citoyen n'avait droit qu'à deux avertissements sans frais. Au troisième impair, vous étiez convoqué au poste dans les 24 heures, où un agent enregistrait officiellement votre changement de cloche.

Jean-Pierre lui-même portait actuellement 190 g autour du cou. Il espérait encore vaguement passer à la 170 avant ses cinquante ans, ce qui lui permettrait de rêver, pour le restant de son existence, à la si convoitée cloche de 150. Le sésame pour avoir le droit, par exemple, d'assister à un match de prestige dans un stade. Avec la 150, ce n'était plus tout à fait la même vie. La petite dame était visiblement soulagée qu'il ait corrigé sa tenue. – Je me sens à nouveau en sécurité à votre côté, semblait exprimer sa posture générale, et je vous remercie. Vous comprendrez malgré tout que je doive informer les autorités de cet écart de conduite. Vous en feriez autant.

Et effectivement, elle descendit à l'arrêt suivant. Jean-Pierre se renfrogna. Ce serait son deuxième avertissement, il devrait donc se montrer vigilant quant à sa tenue, pendant les deux mois qui suivraient, jusqu'à ce qu'il y ait prescription, s'il ne voulait pas se trimballer prochainement une cloche de 210 – la même que Martinez. Sinon, adieu les matchs de gala…

Le bus roulait maintenant dans la périphérie de la ville. Jean-Pierre se tourna vers la vitre pour masquer sa contrariété. Il n'en voulait qu'à lui-même, mais c'était un sentiment pénible qui risquait de le plonger dans la morosité une partie de la journée. Il fit une tentative pour se ressaisir. Penser positif toujours, le verre à moitié plein. Le Département des Statistiques du Ministère avait publié la semaine précédente, ce qui tombait à point nommé pour lui, les données les plus récentes en matière de criminalité. Tout cela était présenté par tranche d'âge. Chacun pouvait ainsi, en un coup d'œil, s'informer des risques qu'il courait au quotidien. Pour les 40-50 ans, cette étude avait de quoi apaiser les plus anxieux. Jean-Pierre avait gardé en tête deux chiffres. S'il était encore, pour quelques années, relativement exposé au risque d'être violé (0,08 pour mille, contre 0,006 au-delà de 50 ans), il faisait partie en revanche de la classe d'âge la plus épargnée par les attentats à la voiture-bélier (0,002 pour mille). Il souffla profondément, laissa s'évanouir la buée sur la vitre, et observa les passants sur le trottoir. Sa nuque se relâchait imperceptiblement, ainsi que ses épaules. Penser positif, voilà. L'administration connaissait son affaire et veillait sur lui. C'était tout de même autrement plus important qu'un match de foot…

Le bus s'était immobilisé à un feu, moteur au ralenti. De l'autre côté du carrefour, à l'arrêt suivant, une dizaine de citoyens attendait sur un quai exigu. Jean-Pierre les observait, machinalement, quand quelque chose éveilla son attention. Quelque chose d'indéterminé, plutôt une sensation. À mesure qu'il examinait le modeste attroupement, se formait en lui la certitude qu'il y avait là quelque chose d'incongru. Le feu était toujours rouge, les voitures défilaient devant l'autobus sur l'artère perpendiculaire. Mais le petit groupe qui patientait au prochain arrêt occupait maintenant tout son esprit. Il se retourna brièvement. Les autres passagers n'avaient pas bougé, chacun dans ses pensées, mis à part trois d'entre eux qui se préparaient mollement à descendre.

Jean-Pierre comprit alors ce qui clochait. Il reprit son examen du petit groupe sur le quai. À cette heure-ci, dans la banlieue éloignée, les bus se vident plus qu'ils ne se remplissent. Qu'un groupe aussi fourni s'apprête à monter à bord était inhabituel. Inhabituel également l'aspect général de ces gens. Qu'ils soient chaudement habillés n'avait rien d'alarmant en soi, par une froide matinée de janvier. Mais leur disposition même sur le quai, à bien y regarder, ne devait rien au hasard. Les uns tournaient le dos au bus, les autres semblaient le guetter par-dessus les épaules des premiers. Le tout dans une totale immobilité. Jean-Pierre sentit ses entrailles se nouer. Il réalisait seulement maintenant qu'aucune cloche n'était visible. Le feu passa au vert, le bus s'ébranla. A l'extérieur de son champ de vision, Jean-Pierre perçut du mouvement. D'autres groupes, plus petits, convergeaient vers le prochain arrêt d'un pas rapide. Le bus avait traversé le carrefour et commençait maintenant à se ranger sur la droite. Il ne fallait pas.

— Continuez ! hurla Jean-Pierre au chauffeur qui leva des yeux éberlués dans son rétroviseur. Les autres passagers le regardaient avec des yeux ronds.

— Accélérez ! Tout de suite !

Cinq secondes plus tard, la situation était claire pour tout le monde. Le bus fit d'abord une embardée vers la gauche qui renversa la moitié des passagers non-assis. Au même moment, le groupe sur le quai s'ouvrit comme le bouton d'une fleur. Ceux qui le pouvaient encore aperçurent une silhouette emmitouflée braquer un fusil automatique sur le véhicule. Les pneus du côté droit éclatèrent, le bus s'affala et les passagers qui n'y étaient pas encore, affolés, se jetèrent au sol dans une clameur épouvantée. Les vitres volaient maintenant en éclats. Ronronnement impitoyable de la mitraillette. Crépitement des débris de verre, comme vomis parle ciel sur le velours, l'inox, le linoleum, les cheveux. Hurlements de terreur. Comme tout le monde autour de lui, Jean-Pierre joua de la tête et des coudes pour se creuser un abri dans la masse humaine amalgamée sur le plancher. Mais c'était déjà fini. L'arme se tut aussi soudainement qu'elle s'était mise à cracher, et c'était comme un doigt sur la bouche. Les passagers prisonniers du bus se taisaient. La rue entière se taisait.

Quelqu'un attrapa le montant de la porte éventrée à l'avant, et un chuintement pneumatique en signala l'ouverture. Un pied se posa sur la première marche, ce qui provoqua à l'arrière un gémissement collectif.

— Pitié, non…

C'était la voix du chauffeur, tassé quelque part à portée de tir de l'intrus. Jean-Pierre risqua un œil entre l'épaule de sa voisine et l'assise du siège. Il ne pouvait voir qu'une paire de chaussures et l'extrémité du canon d'une arme, encore fumante, pointée vers la tête du pauvre homme. Il se surprit à espérer que le forcené appuie sur la détente. Qu'il prélève sa dîme et qu'il s'en aille ! Les forces de l'ordre allaient débouler d'un moment à l'autre, il n'y avait pas assez de temps pour liquider tout le monde. Mais l'arme disparut et un sac de sport fut posé sur le sol, masquant le visage livide du fonctionnaire qu'on entendait maintenant pleurer. Deux mains apparurent pour ouvrir le sac en grand. Des mains de femme. D'autres personnes montaient maintenant. La rue reprenait vie. Quelques cris, une voiture qui démarre en trombe. Le bruit lointain d'une sirène. L'une des deux mains fourra dans le sac la cloche du chauffeur, puis attrapa celle du premier passager. Il y avait désormais quatre personnes à bord et leur moisson se poursuivit en remontant l'allée centrale. Les pieds enjambaient les corps ou les écartaient, les mains détroussaient. Pas une parole. Du côté des passagers dépouillés, à peine quelques sanglots étouffés. Ils étaient là. Cachée jusqu'ici par les sièges, la femme de tête apparut soudain à découvert, l'arme en bandoulière et le sac à la main. Tendue, farouche. Elle se pencha sur le corps immobile de la voisine de Jean-Pierre et fouilla sous son col, mais celle-ci agrippa soudain sa cloche à deux mains et se mit à hurler. Jean-Pierre vit le regard de la terroriste se charger en un instant, comme un ciel prêt à éclater. Un coup de crosse recoucha la récalcitrante. La fille remit son arme sur l'épaule et se tourna vers Jean-Pierre. Les sirènes se rapprochaient. Il perçut dans ses yeux un bref moment de flottement. Mais la vue de la mitraillette et l'expérience malheureuse de sa voisine, maintenant inerte à côté de lui, le dissuada d'opposer la moindre résistance. Il se coucha sur le dos et leva les mains, tremblant, en signe de soumission.

— Ça va, bredouilla-t-il. C'est OK, c'est…

Elle avait les yeux foncés, c'est tout ce qu'il eut le temps de noter. Jeune, pas trente ans. Elle arracha sa cloche sans même lui retourner son regard, puis se redressa et sortit à grandes enjambées avec le reste de la troupe.

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Comme chaque matin depuis un mois, Jean-Pierre entendit son voisin tintinnabuler vers lui au moment où il levait le bras vers la serrure. Martinez ne cherchait plus à discuter, et c'était tant mieux. Mais la nouvelle de l'attentat l'avait visiblement ému, et il restait là, coi et révérencieux, comme s'il y avait eu quoi que ce soit d'héroïque dans l'attitude de Jean-Pierre lors de l'attaque. Celui-ci sentit peser sa nouvelle cloche de 250 g, comme si elle voulait lui rappeler qu'il n'y avait rien eu de glorieux dans toute sa mésaventure. Précaution inutile, le souvenir était cuisant. Son ancienne cloche devait maintenant être utilisée comme un passe par la fille et ses acolytes. Pour s'approvisionner dans les magasins sans doute. Dieu seul savait de quoi vivait cette engeance, et où ils se planquaient, d'ailleurs. Qui sait ? Peut-être même leur permettrait-elle de perpétrer d'autres exactions du même genre…

Jean-Pierre mit la clé dans une poche de sa veste et reposa ses deux mains sur le trottoir. Il se retourna, salua Martinez d'un hochement de tête et trotta à quatre pattes vers l'arrêt de bus le plus proche.

Hayduke vum Herrenstengel

  • la cupidité, la soif de pouvoir...pourquoi ?
    ma réponse (je ne dis pas que c'est LA réponse, mais elle mérite peut-^tre qu'on y réfléchisse : à partir du moment où on est entrés dans une société en croissance, de plus en plus rapide (cf les "trente glorieuses" dont on s'est gargarisés), et que ce processus repose sur la concurrence, celui qui ne suit pas est mis au ban de la société...Ouh le vilain petit canard qui ne veut pas faire Sup de co, l'ENA quand ce n'est pas l'X....
    Il ne faut plus railler les poètes, les doux rêveurs... Regardons un peu plus les moineaux !

    · Il y a environ 2 ans ·
    Autoportrait(small carr%c3%a9)

    Gabriel Meunier

    • lesquels moineaux (un pinson depuis peu) viennent picorer des graines sur le rebord de ma fenêtre...

      · Il y a environ 2 ans ·
      Avatar welovewords

      faustine

  • Texte très beau, avertisseur; d'actualité !.Mon copain Georges (Orwell) a raison. Mais, dites, la VRAIE question, ce serait:: Pourquoi l'être humain s'obstine-t-il à vouloir dominer son prochain ? Pas envie de dominer les autres, moi... Même pas me dominer moi-même, c'est dire !

    · Il y a environ 2 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

    • Sébastien Bohler vous dira : c'est à cause de votre striatum ou encore de votre cortex cingulaire... Jean-Marc Jancovici également (tous ces personnages sont écoutables sur le Tube). C'est la cupidité et la soif de pouvoir qui détruiront le monde. En ce qui me concerne je n'ai pas chopé ce virus là non plus, alors comme disait celui qui est célèbre depuis plus de 2000 ans : mon royaume n'est pas de ce monde. De fait, après avoir tenté les travaux d'Hercule et le nettoyage des écuries d'Augias, en vain, j'ai fini par lâcher prise et vivre en marge... je ne m'en porte pas plus mal.

      · Il y a environ 2 ans ·
      Avatar welovewords

      faustine

    • oui, en marge, nous aussi et c'est super ! sauf que la minorité (grandissante, certes...) qui refuse d'être dans le troupeau se fait mener par la "fée électrique" ! Notre cher
      Jankovici, adulé sur tous les plateaux, ne prône pas le chauffage au bois que je sache ! Supprimez l'électrécité et TOUTES mesures de contrôle les plus totalitaires s'écroulent !
      Non, les ingénieurs ne sont pas des poètes !

      · Il y a environ 2 ans ·
      Autoportrait(small carr%c3%a9)

      Gabriel Meunier

    • Nope, le Jean-Marc ne prône pas le chauffage au bois. Mais en même temps, si nous devions tous nous chauffer au bois il n'y aurait très vite plus de forêts, parce que, et c'est un de nos principaux problèmes, nous sommes devenus beaucoup trop nombreux. Heureusement, comme dans beaucoup de bureaux, les partants à la retraite, ne sont plus remplacés (rires!) ou presque... Mais cette dénatalité ne suffit de loin pas. Alors que faire ? J'aime assez l'idée de Janco du nucléaire propre (j'ai pas trop bien compris la technique avec mon petit cerveau littéraire), mais il me semblerait que ce serait la seule solution viable pour éviter les guerres civiles quand nous en serons aux restrictions sévères. Moi j'ai un poele à bois dans ma cuisine et des tonnes de lampes à pétrole... mais tous n'ont pas ma chance... mon mari m'appelle à table.. je file !

      · Il y a environ 2 ans ·
      Avatar welovewords

      faustine

  • Bravo! C'est un récit très intelligent avec un brin d'humour et beaucoup de rappels à des faits anxiogènes. Le port de la cloche me fait penser au port du masque censé protéger les gens.

    · Il y a environ 2 ans ·
    Coucou plage 300

    aile68

    • Oui, je pense qu'il y a un peu de cela ! Ce texte montre aussi comment on peut manipuler les gens grâce à leur peur (de mourir, d'être malade etc.) et les rendre dociles. Et aussi comment instaurer une société totalitaire... il est terrifiant à bien des égards... (mais ce n'est que mon avis)

      · Il y a environ 2 ans ·
      Avatar welovewords

      faustine

  • génial
    prémonitoire

    · Il y a environ 2 ans ·
    Autoportrait(small carr%c3%a9)

    Gabriel Meunier

    • Merci beaucoup, je transmettrai !

      · Il y a environ 2 ans ·
      Avatar welovewords

      faustine

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