LA DERNIERE TAF

prune

Il n’avait plus une cigarette et c’était dimanche : tous les tabacs étaient fermés.

C’était la première fois, de mémoire de poumons, que ça lui arrivait. Prévoyant, il avait toujours un ou deux paquets d’avance, pour éviter de tomber « en rade ». Il se moquait par ailleurs facilement de certains de ses amis, manifestant une angoisse marquée de sueurs froides lorsque la dernière cigarette était allumée, et le plus proche buraliste à plus d’une heure de trajet. Il se moquait encore plus de cet état d’agitation dans lequel ils semblaient sombrer, allant de la nervosité mal contrôlée à la panique débordante.

Il regarda sa montre. Il était à peine 20h. 20h déjà, pensa t’il en souriant. Comme il se couchait par habitude entre minuit et une heure du matin, chaque jour quoi qu’il se passe, il calcula qu’il lui restait quatre, cinq heures maximum sans fumer avant de dormir. Demain, il éviterait d’y penser.

Il allait d’ailleurs dès maintenant éviter de penser à demain.

Dès maintenant.

Et il tenta de l’ordonner à son cerveau, cherchant un subterfuge pour détourner sa pensée.

Demain matin…La douche. Le café. La cl… Non. Penser à autre chose. Tout de suite. Concevoir demain matin allait le stresser. Mais il n’aurait pas de cigarettes pour se détendre.

Par acquis de conscience tout autant que par doute, et ne le cachons pas, vain espoir, il reprit le paquet posé sur la table, et l’ouvrit, regardant à l’intérieur, le retournant, comme un magicien prêt à prouver qu’aucun lapin n’est dans le chapeau. De lapin, comme de tabac, il n’y en avait pas. Il écrasa dans le creux de sa main ce vestige et alla le jeter dans la poubelle, l’éloignant ainsi de son regard et – espéra-t-il – de ses envies.

Il sentait monter en lui une démangeaison, comme une invasion de fourmis qui grimpaient le long de sa jambe, s’emparaient de son bras, entraînant des mouvements saccadés, étrange  danse de Saint Gui dominicale. 

Bien sûr il savait d’où venait cette agitation. Il était à peine 20h30, et il était indéniable que le manque de nicotine se faisait déjà sentir. Personne ne fumait dans l’immeuble, pas la peine de sonner chez un voisin. Cherchant par tous les moyens à s’occuper, il entreprit alors de faire ce qu’il repoussait depuis … trop longtemps déjà, et armé aussi sec d’une éponge et d’une serpillière, il s’attaqua au ménage. Drôle de moment pour le faire me direz-vous, mais comment tromper son corps, si ce n’est en lui fournissant une autre activité ?

Et puisque sa copine l’avait quitté – il y a peu de temps- ce n’est certainement pas en baisant qu’il allait se changer les idées.

La garce.

21h 30.

21h 30 dimanche soir, une heure et demi sans fumer, la pression montait.

Oui, il était accro, et alors ? Si certains savaient résister ou conserver leur calme, il avait encore le droit d’être lui-même, et de s’énerver. D’ailleurs, se dit-il en nettoyant avec rage un cendrier, d’ailleurs ce n’est pas le manque de cigarette, c’est cette salope qui me met dans cet état. Me planter comme ça, moi qui l’aimais. Mais ça ne lui suffisait pas, oh non, madame voulait plus, madame voulait être une princesse…

Il saisit un autre cendrier, vide, mais toujours sale. Avant de le laver, il le renifla. Il avait toujours trouvé l’odeur du tabac froid désagréable. Cette fois, ce ne fut pas le cas. Ses pupilles se dilatèrent, ses narines se remplirent de cette odeur. Il éloigna le cendrier de ses yeux, le rapprocha à nouveau, le posa…et comme un forcené, se précipita sur la poubelle.

Des mégots. Comment avait-il pu ne pas y penser avant ? Des mégots, bien sûr, qu’il allait décomposer, recomposer, se faire une tige, une sèche…une rien du tout.

22h30.

La poubelle était renversée sur le sol de la cuisine. Comme un chien grattant un terrier, il fouillait dedans. Et plus il fouillait, plus il était désespéré. Il n’y avait rien à y trouver. Et il se souvint de son propre geste, la veille, quand il avait jeté sa soupe japonaise, détestant depuis toujours tout forme de bouillon. Le liquide avait tout imprégné, et le peu de tabac qu’il trouvait sentait le sushi et s’était changé en bouillie collante.

Assis en tailleur, la tête entre les mains, il se mit à pleurer. Il était 23h. Il était condamné. Jusqu’à demain. A attendre. Et il n’en avait pas la force.

Pour tout un chacun, la situation aurait pu sembler grotesque. Tout un chacun avait la chance d’être ailleurs. Emettre à l’instant une telle opinion l’aurait précipité en enfer. La colère, la fureur montaient, les gestes n’étaient plus contrôlés. Il se leva, envoyant un dernier coup de pied dans le tas de saletés répandu au sol.

Boire, pour oublier, c’était peut-être la solution.

Boire, maintenant.

Pour oublier la clope, et la salope qui l’avait quitté.

Clope et salope, voilà qu'il faisait dans la rime, en victime anonyme.

Boire.

Un verre.

Tremblant, il en prit un, mais le laissa tomber aussi vite. Marchant sur les débris, il en prit un autre, saisit la bouteille de whisky, et remplit son verre sans laisser la moindre place pour la glace.

Un verre pour oublier, un autre pour s’abrutir, un autre pour ne plus penser, un dernier pour fumer…..fumer…Fumer comment le faire ? Minuit sonnait, il n’avait rien à fumer, il avait retourné ses poches, ouvert tous les placards, renversé chaque tiroir, mais il n’avait rien trouvé. Un verre encore, pour tuer le dernier espoir, demain pas de café, c’est au tabac qu’il se précipiterait, la salope s’était barrée, il fallait fumer pour se calmer, fumer, rien à fumer, et le briquet qui le narguait…

Un bruit, dans la rue, des passants, qui riaient, peut-être eux avaient-ils une cigarette, une seule, s’il vous plaît messieurs, regardez-moi, je suis là-haut, je tends le bras, vous êtes bien bas, vous auriez une cigarette, s’il vous plaît, aidez-moi…

A 00h24, trois hommes durent s’arrêter net sur un trottoir.

L’un hurla, le deuxième détourna la tête, le troisième se mit aussitôt à vomir. Un corps venait de tomber à leurs pieds.

Alertés par les cris, des lumières s’allumèrent aux fenêtres.

Les secours furent sur place en moins de dix minutes. Le temps de fumer une cigarette, pensa la concierge de l’immeuble, qui avait assisté à la scène, derrière le rideau de sa fenêtre.

Elle retourna regarder la télé. Elle s’était doutée que ça finirait ainsi. Se suicider par amour, quel gâchis. Le cendrier était plein. Elle le vida, l’essuya proprement, éteint la lumière, et alla se coucher.

Demain, elle aurait sans doute un appartement à nettoyer. Pas facile tous les jours, mais c’est pour ça qu’elle était payée.

Signaler ce texte