La fête foraine.

zoeylou

Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours trouvé étrange cette prétention qu'ont les hommes à conquérir les cieux. Les dirigeables me donnent le tournis, l'avion me soulève le cœur. Les sauts à l'élastique, sauts en hauteur, jeux d'équilibristes m'angoissent. Je suis une fille des trains branlants, des trams cahotants. Glisser sur l'eau me détend, et les hautes vagues m'apaisent plus qu'elles ne m'inquiètent. J'aime être portée par ce que je peux toucher, solide, liquide, qu'importe.

Il est donc naturel que lors des fêtes foraines, je sois la gardienne des sacs, celle qui s'étend dans l'herbe, observant mi-amusée, mi-affolée, ses amis tourbillonner si haut, trop loin, à bord de nacelles abracadabrantes. Et ça me va. J'en profite pour prendre des photos de leurs mines effrayées, ou de leur certitude que rien ne pourra jamais leur arriver.

Ce jour-là, nous nous promenions dans l'une des plus grandes fêtes foraines du Monde. L'une des plus renommées, aussi. A priori, cela aurait du me rassurer : on n'y recensait aucun mort, aucun accident, rien pour appuyer mes angoisses, leur donner corps. Je me suis appuyée sur mes vertiges, ma peur du vide et je suis restée clouée au sol.

L'attraction phare, la nouveauté de l'année ressemblait à deux bras géants, pourvus de longs doigts, chacun composé d'une dizaine de sièges. Les gens y prenaient place et s'y laissaient... Suspendre. Ils n'étaient retenus que par le tronc et les bras. Leurs jambes battaient dans le vide. Les filles devaient abandonner leurs ballerines et nus-pieds, au risque de les perdre une fois l'attraction lancée à toute allure. Cela ne semblait étrange à personne, d'être suspendu dans les airs, à peine retenu par des mécanismes, dont au fond, on ne sait rien.

Les bras tournoyaient à plus d'une cinquantaine de mètres du sol. Le tour durait plusieurs minutes. Je me demandai ce que pouvaient bien ressentir ceux qui ne supportaient par l'attraction et avaient commis l'erreur d'y monter. Le temps devait leur sembler bien long...
Afin de permettre la descente de la moitié des participants, l'autre moitié restait au point culminent de l'attraction, en équilibre, pendant une trentaine de secondes. Et le tour reprenait, invariablement.

Il y avait file, l'inauguration de cette machine infernale était un succès. J'étais donc allongée sur le sol, la main dans celle de mon homme. J'espérais que l'attente serait longue, et sentais le soleil me picorer la peau. J'étais bien, le vertige ne m'atteignait presque pas.

Ecrasés dans l'herbe comme nous l'étions, nous avons observé de nombreux tours. Il faisait presque chaud, j'étais en train de me fabriquer un short en retroussant les bords de mon pantalon quand une sensation de malaise m'a pris à la gorge. Quelque chose n'allait plus. L'équilibre était rompu.

Je ne sais pas combien de temps j'ai mis à comprendre ce qui était en train de se produire. Dans l'urgence, peut se trouver incapable de percevoir le temps tel qu'il est vraiment. Tout ce que je sais, c'est qu'arrivé en bas, le premier bras ne s'est pas ouvert. Il s'est arrêté, mais les gens n'en sont pas descendu, retenus prisonniers par le tronc et les bras. La machine est repartie vers le ciel. Quand le second bras est arrivé au sol, tout s'est éclairci. Les mécanismes se sont ouverts, simultanément. Les gens s'apprêtaient, hagards ou souriants, à quitter l'étau puissant qui les avaient jusqu'alors enserrés.

Et puis...

Il y a eu ces hurlements. Il a commencé à pleuvoir des corps. Au début, il s'agissait surtout d'enfants, plus fragiles. La force leur faisait défaut. Leurs doigts s'agrippaient mal, leurs épaules n'étaient pas assez solides. Certaines personnes ont tenu bon, longtemps. Je le sais, je n'ai pas pu les quitter des yeux. Au loin, on entendait les secours.

Mais la fête foraine, cette foire immense, avait tant de succès qu'il était impossible aux secours de se frayer un chemin vers l'accident. Je crois que c'est là que se tiennent les drames les plus cruels : dans l'évitable. Ce champs de forains, qui rassemblait tant de gens, ressemblait en bien des points à une foire aux bestiaux, qui courraient en tout sens, alarmés par le danger, par l'horreur des cris. Les secours ne sont pas arrivés à temps.

Je pourrais vous détailler chaque corps, vous parler des rares survivants, de la stupéfaction qui se mue en désespoir chez les parents, les amis, les proches. Des cris qui ont déchiré les rues jusqu'à tard dans la nuit.

Mais je pense que vous vous en sortirez très bien sans moi pour imaginer la scène. Quant à moi... Je fais suffisamment de mauvais rêves pour oser m'imposer cette image une nouvelle fois.

La seule chose que je sais, c'est que jamais je n'aurai la prétention d'aller caresser les cieux.

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