Le lac

La Louve Et Le Sphinx

Il n'était pas vraiment un spécialiste de la nature. Quand il approcha de la mare, il crut à des flamants roses, desservi par sa myopie, par sa méconnaissance ornithologique et par les pattes grêles qui lui firent penser à sa grand-tante Geneviève. Le ciel était bas, plombé de nuages. Des trouées de bleu venaient rappeler qu'il y a peu encore, il aurait pu arpenter les chemins avec pour seule crainte que sa gourde ne fût pas assez pleine pour délayer la poussière qui eut rempli son palais. Le feuillage des chênes qui bordaient le point d'eau pouvait laisser espérer, avant qu'il ne disparaisse, une survivance de quelques jours meilleurs, qu'il n'aurait pas à lutter constamment contre la pluie et le vent. Mais, l'arbre qui se trouvait au premier plan le ramena à la réalité de sa pérégrination pastorale. Lui aussi pourrissait, les deux tiers du tronc sous les eaux, cerné par le fluide vital qui, à trop l'embrasser, l'étouffait. À quarante-neuf ans, Armand sentait qu'en lui ses forces s'étiolaient. Il n'avait jamais eu l'ambition de vivre au-delà du raisonnable. La soixantaine lui avait semblé être un objectif acceptable. Il ne souhaitait pas finir perclus de goutte et de rhumatismes. Alors, quand le docteur diagnostiqua une hydropisie et lui apprit qu'il n'en avait guère pour plus de deux ans, il ne s'en formalisa guère.

Sa décision fut prise. Sa laideur, reliquat d'une série de maladies infantiles, qui avaient métamorphosé son visage en un paysage de crevasses, de croutes qui se refusaient d'abdiquer et de plaques rougeâtres, ne lui laissèrent aucune chance de trouver l'âme sœur. Il tua alors son temps entre son commerce de ferraillerie et le Louvre. Sa boutique, implantée rue des Francs Bourgeois, lui laissait assez de bénéfice et de loisirs pour lui permettre d'arpenter les galeries du musée. Au fil des ans, il y avait acquis une certaine renommée. Les gardiens étaient heureux de le croiser, cassant la mortelle monotonie de leurs va-et-vient. Les peintres amateurs se voyaient flattés de son œil critique et avisé, prompt à apporter ses conseils pour que leurs travaux tendent au mieux vers une copie d'un maître dont ils n'auraient pas à avoir honte. Il proposa à Jules, son commis, de lui céder son affaire, moyennant une rente viagère de trois cents francs par mois. Il accepta. C'était un juste équilibre.

Ce fut en septembre 1845 qu'il laissa la main. Sa destination, il l'avait choisie depuis plus d'un semestre. Une évidence nostalgique le ramenait vers le bourg de son enfance, Douan-la-Brezeille. La malle-poste le déposa au chef-lieu de canton en tout début de matinée. Quand il en descendit, il fut heureux d'être saisi par les odeurs animales qui empestaient le bourg, car c'était jour de marché. Il fut soulagé de s'extraire de ses trente-trois heures d'enfermement entre une matrone sentant l'ail, un marmot qui ne cessait de se plaindre et un notable qui s'écoutait parler. Il disposait d'une douzaine d'heures pour louvoyer par les chemins qui lui faisaient remonter les lustres de sa jeunesse, jusqu'à son village. Il l'avait quitté en 1814, victime désignée par le tirage au sort pour se sacrifier à l'holocauste napoléonien. Par un opportunisme qu'il n'avait pas vraiment choisi, plutôt timide et discret de nature, il se retrouva en possession d'un stock de vieilles casseroles héritées de son régiment dans une dernière déroute. Il se décida, ce qui fut la seule vraie prise d'initiative de sa vie, d'ouvrir sa boutique.

C'est au détour d'un virage que lui apparurent de conserve le point d'eau et les premiers reliefs du massif granitique, berceau de sa famille. Il n'arrivait pas vraiment à se remémorer son environnement puéril. Cette mare, ces échassiers, cette flore n'évoquaient aucun souvenir de promenade qui aurait été les prémices de son pèlerinage pour le ramener vers l'ère de rien, celle de l'innocence. Il s'assit pour prendre une pause et pour déjeuner. Il avait toujours été frugal. Il ne fit pas exception à sortir de sa besace un quignon de pain sur lequel il étala du saindoux et il termina son repas d'une pomme. Cette gourmandise se solda par une canine plantée dans la chair du fruit. Décidément, il avait hâte d'arriver pour profiter au plus vite de ces derniers moments de relative santé. Il n'avait pas été gâté, son corps pourrissant de toutes les affres suffisamment malignes pour le laisser survivre dans une souffrance qu'il affrontait avec courage. Il ne s'était jamais plaint – auprès de qui l'aurait-il pu d'ailleurs ? – de ces maux qui l'assaillaient dès potron-minet pour se terminer au coucher dans un orgasme de douleurs.

Il se releva. Une larme muette s'écrasa sur la pelouse.

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