La nuit noire Potentielle fin.

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Blotti au fond de la plaie creusée par mes soins, les yeux clos et le corps recroquevillé sur lui-même, je me sentais déjà transporté ailleurs, dans un lac, une mer, jusqu’à l’un de ces océans de miel glacé. Il coulait sur mes pieds, lentement. Chaque seconde lui permettait de m’avaler davantage. Je ne pleurais pas, je ne voulais pas pleurer. Lorsqu’une passion vous fait sombrer, vous ne pouvez pas regretter ni être triste. Vous ne devez pas. Pour la simple et bonne raison qu’aller jusque là est extraordinaire. Quel qu’il soit, je me devais d’accepter mon sort, jusqu’au bout. Pour un peu que l’éternité ait un jour une fin …  

Le liquide progressait, je me faisais le festin de la providence. Ses molles dents granuleuses  cramponnées à mes membres savouraient de mes orteils jusqu'à mon cou. Lorsqu’il atteignit ma bouche, il se mit à couler en moi, à combler chaque vide entre mes os, chaque espace entre mes muscles. Toutefois,  ma langue n’était pas enveloppée d’un velours orangé de romarin, de lavande, de tilleul ou d’eucalyptus. Ce goût là avait la couleur du tissu framboisine. J’ouvris les yeux et dépliai mon corps. Du sirop jaillissait des murs et ruisselait le long des parois de la cage. De ses aspérités porcelaines s’échappaient une multitude de petites baies. J’en croquai une. Et ce fut l’évidence : Framboise. Tout s’expliquait : j’avais sacrifié ma vie pour rendre la sienne à Mademoiselle écureuil, le chemin qui mène à la cascade ... J’avais trouvé ma saveur. Tout à coup, les jets se firent plus puissants. Je fus submergé par les flots sanglants. Avant l’étouffement et l’arrête cardiaque, je ne vis qu’une chose : l’aile de l’oiseau au sucre d’étoile.

Puis je repris vie. Mais sous une forme inconnue : Je n’étais plus qu’une énorme boule de pâte à modeler. Je sentais comme deux mains compressant mon intérieur, comme deux petites bêtes dans le noir de mon corps, cherchant la lumière, grattant de leurs serres les tunnels de mes entrailles. Je voyais ma peau s’étirer, s’étirer, encore et encore. Je n’étais plus que le filet de pâte à crêpe qui pends aux bords métalliques et coupant d’une louche, et cette louche qui s’élève, encore, et ce filet de plus en plus fin, encore plus fin, il devient fil, il devient flou, et les dents déchiquètent l’infime pellicule de chair, dans un bruit de froissement de nuage. Deux rubans jaunes coulèrent le long de mon buste maintenant recouvert d’un duvet de minuscules plumes émeraude. J’ouvris les yeux. Je planais. Dans le ciel. A travers le vent et la brume. J’étais l’oiseau, cet oiseau. J’avais réussis. J’avais trouvé ma place dans l’univers et choisis l’existence qui saurait épouser mes désirs de nuances et de paysages.

Les aiguilles du temps me tricotèrent d’immenses tentures multicolores, je découvrais des paysages insoupçonnés : des forets de sapins métalliques, piquées de guirlandes de fruits : mirabelles, groseilles, raisin, prunes, et leurs jus qui dégoulinent le long des écorces miroitantes, des fleurs onctueuses et tendres comme un lobe d’oreille, d’immenses prairies telles le ventre nu d’une loutre livré aux mains du ciel, des buissons en mousse au chocolat coiffés de ficelles vanillées, puis les plages de sucre brulant, les veines du monde tapissées de pulpe de langue, de grains de beauté, de poudre de bois, de graines de papayes

 

 

 

 

… je fendais les orages de barbe à papa, baignant dans le corps pelucheux du ciel. Je me nourrissais des images, des teintes, des textures. Mais alors que je commençais tout juste à survoler les desserts, je vis la chose la plus incroyable et la plus étonnante que l’univers ait pu porter en lui : un cimetière. Mais pas n’importe lequel : une trouée dans le monde, un fossé, entouré d’un mur comme recouvert de gencives, et du sang qui coule le long de la bouche édentée. On aurait pu croire aux funérailles d’un arc en ciel tant les couleurs inondaient les lieux : un amas de plumes et de cornes incrustées de milles et une pierre acidulées jonchaient le sol, ainsi que diverses peaux : tachetées, rayées, à pois, toute d’une couleur sublime, toute d’une profondeur à les toucher afin de les traverser et d’y plonger la main. Une main pleine de peinture. Toutes si belles … Mais la pelote du temps qui tricote s’amincit, et mes yeux aspiraient le fil comme un spaghetti. Au dessus d’une mer, le dernier grain de sable vint se déposer sur les poussières de mes souvenirs. Mon cœur s’arrêta, mon corps commença à descendre, telle une flèche de papier crépon, vers la tendre surface de pétales d’hortensia, puis, comme projeté contre un cousin de guimauve fondu, je fus absorbé et englouti par la masse. A nouveau, ce fut la nuit noire.

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