La Oveja Negra

tonymila

Il est bientôt 11h.

Les rayons du soleil tempèrent les bourrasques venues du large. Je m'étends au bord de la « promenade des deux ports » qui surplombe la plage. Ce pont entre deux mondes, jeté entre passé et présent, unit l'ancien port au nouveau.

Derrière moi, un faiseur de galipette agite son diabolo dans l'attente de quelques pièces. Le vent ramène de la plage des milliers de grains de sable qui s'immiscent sous les paupières des passants imprudents.

Aujourd'hui, les promeneurs arborent leurs plus beaux sourires et une sensation de légèreté contagieuse semble les envahir. On entend par moment le crissement des roues des vélos et des skate-boards sur le sable, annonçant l'arrivée précipitée d'un chauffard.

Située face à moi, une école de surf, « la Oveja Negra », produit à la chaîne des corps aux pieds nus en uniforme noir armés d'une planche. Ils avancent avec assurance vers la mer, se frayant un chemin à travers une foule qui se déplace à l'unisson. Loin du monde, je me délecte de la vision harmonieuse de ce mouvement cellulaire où la finalité de chacun participe à celle d'un tout, où chacun constitue pour chaque autre une imperceptible altérité.

Dans la masse, un visage est dissimulé sous une casquette noire floquée d'un poing levé. Imperméable aux rayons du soleil, il semble rejeter la symbiose dans laquelle les autres corps sont plongés. Il repousse religieusement chaque invitation du regard lancée par ses semblables. Son pull noir en laine côtelée laisse apparaitre à travers ses mailles, un tee-shirt vert pâle qui tente de s'accorder à un pantalon en velours beige. Semblable à celui d'un lycéen, son sac à dos parait bien vide. Arrivant face à lui, une vieille dame à l'épaule ballante progresse tant bien que mal, tiré à bout de cou par un caniche.

Son chien est affublé d'un gilet canin en toile où il est noté « jamais bon chien n'aboie à faux ». Dans une impulsion brutale, le molosse rugit sur les jambes en velours beige du jeune homme.

- « Du calme Willy », s'exclame la vieille dame, « veuillez nous excuser, monsieur ».

Sans mot dire, le jeune homme, lève les yeux puis les baisse en direction du chien avant de continuer sa route vers « la Oveja Negra », le visage stoïque.

Bouleversée par cet événement, la vieille dame s'assoie à quelques mètres de moi et baragouine des invectives avant de s'assoupir. Le jeune homme s'arrête un instant à l'entrée de l'école de surf pour fumer une cigarette. Le contraste entre son ventre protubérant camouflé sous son pull en mailles et son allure effilée m'interpelle lorsque je perds de vue sa silhouette qui disparait dans une épaisse fumée.

Peu à peu, la douce chaleur protectrice du soleil se dissipe ; voilà qu'un imposant nuage est venu tamiser l'expression d'un soleil radieux. Les plus clairvoyants retirent leurs lunettes de soleil et enfilent un vêtement. Le visage des corps armés d'une planche produit par « la Oveja Negra » s'assombrit.

Enroulé dans ma serviette jaune poussin, je m'assoupis doucement quand brusquement une détonation retentit.

Des flammes s'élèvent au dessus de la « Oveja Negra » et une fumée noire enveloppe la promenade jusqu'à la mer. Les aboiements de Willy recouvrent le bruit de fond environnant. J'assiste au mouvement d'une masse désordonnée où chacun cherche son espoir dans la fuite. L'environnement se charge d'une lourde odeur de suie. Je suffoque à chaque inspiration. Les yeux fermés, la tête baissée, je respire profondément le parfum du chaos. A mes pieds, une casquette en partie brûlée me semble familière ; c'est celle du jeune homme ombrageux au ventre proéminent.

Je me joins aux plus téméraires qui s'approchent dans l'espoir de venir en aide à leurs semblables. Sur le béton, les empreintes sanguines de semelles en détresse ont laissé une trace indélébile.

L'école de surf a été soufflée, sur 10 mètres tout est calciné.

Les soldats en uniformes noirs et aux pieds nus ont péri les armes à la main. Leurs corps démembrés et leurs planches de surf fracturées tapissent un sol de cendres rouge. Des pleurs se confondent aux gémissements de certains survivants qui se débattent de douleur. Des sirènes se rapprochent et retentissent comme l'expression d'une souffrance de plus en plus intense.

Aujourd'hui, à la « Oveja Negra », une brèche a rompu le pont existant entre l'ancien et le nouveau port.

Le faiseur de galipette, assis au sol, enveloppe son visage de ses mains écorchées. Son diabolo, abandonné, roule sur la promenade en direction du nouveau port, marquant de rouge le chemin vers l'avenir.

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