Le Nécrologue

fairyclo

Défi Jetez l'encre : Ouvrir un dictionnaire, fermer les yeux et pointer un mot au hasard. Je suis tombée sur "nécrologue".

Dans l’écurie de la plume, les box étaient alignés dans un ordre bien précis. A droite de l’allée centrale, il y avait les chevaux de trait : ceux qui avaient labouré le terrain durant leur jeunesse et qui terminaient tranquillement leur carrière en trainant leurs vieux sabots dans les couloirs et plus particulièrement, autour de la machine à café. Personne n’osait contester leur laxisme évident. Ils avaient fait le Golfe, le Vietnam ou l’Apartheid et ils le rappelaient assez souvent pour qu’on finisse par les laisser vider la réserve de touillettes à café en toute tranquillité.

A gauche, il y avait les Pur-sang à l’égo démesuré et à l’esprit de compétition affuté. Ceux-là, on les bichonnait. Mobilier impeccable, emplacements avec vue sur panoramique sur la ville et entrées offertes à tous les gros évènements ultra selects de la capitale. Ils avaient même le droit à un voire deux pauvres stagiaires pour leur décrotter les fers et brosser leur robe soyeuse.

Plus loin, on trouvait les poulains. Les jeunes journalistes plein d’espoir, d’envie et d’ambition qui galopaient derrière les faits divers, reniflaient du côté des Pur-sang dans l’espoir de boire leur lait et d’attirer l’attention du propriétaire de l’écurie.

Et puis il y avait les autres. Les ânes en quelque sorte. Relégués tout au fond de l’écurie, un box pour dix et deux ballots de paille en guise de couchette. Restrictions budgétaires avait dit le proprio. Pourtant, un bureau de plus : une planche et deux tréteaux à la rigueur, n’aurait pas fait couler la boite ! Pas comme les quatre Mercedes dans le parking, soi-disant, véhicules de fonction dont personne n’avait les clés. Dans leur niche, n’ayons pas peur des mots, Suzie et Ben avançaient lentement derrière la carotte qui pourrissaient depuis des années au dessus de leur tête.

« Bélier… qu’est-ce que je pourrais bien dire des béliers ? Tu connais un bélier toi ? » Demanda Suzie, le nez collé sur son écran d’ordinateur qu’elle devait régulièrement frapper pour figer l’image.
- Jerry de la Repro est bélier.
- Jerry ? Oh et bien dans ce cas… Béliers, la lune entre dans Jupiter, prenez garde aux excès et soyez plus aimable avec votre entourage. » Déclara-t-elle en même temps qu’elle tapait sur son clavier.
- Une dent contre Jerry ? Interrogea Ben.
- Il ne dit jamais bonjour. Quand il lira ça, j’espère qu’il comprendra le message !
- Personne ne lit ton horoscope Suzie. Tout le monde sait que tu inventes.
- Parce que tu crois qu’on les lit tes articles à toi ? »

Ben, dont l’ordinateur était collé au cul de celui de Suzie avec qui il partageait ce qu’ils osaient appeler un bureau, haussa les épaules. Il était nécrologue et aimait bien son métier malgré ses conditions de travail. Au journal, on l’appelait le Croque-mort et ça l’amusait plus qu’autre chose. Il forçait même le trait en prenant soin de s’habiller toujours en noir et en ne décrochant pas plus de trois mots aux collègues qu’ils croisaient et qui ne faisaient pas partie de son « box ».

Pour la plupart de ses collègues : les Pur-Sang, les Poulains et les vieux bourrins, Ben passait ses nuits dans les morgues de la ville et listait les morts pour le lendemain. Or Ben ne faisait rien de tout cela. A 18 heures il rentrait chez lui, enfilait un jogging, buvait un petit verre de vin avec sa femme et usait le cuir de son canapé jusqu’à l’heure du dîner. De temps en temps, il sortait avec ses amis, partait en weekend à la campagne et comme tout le monde, prenait des résolutions qui ne passaient jamais le cap de la pensée. Ben était normal.

Ce jour-là, alors que Suzie demandait aux Béliers d’être plus aimables, mettait en garde les Verseaux contre la grippe et promettait aux Capricornes – son signe astrologique – le coup de foudre, Ben rédigeait la quinzième version de la nécrologie d’une star de la chanson. C’était ce qu’il préférait. Avec les célébrités, il pouvait laisser son imagination voyager. Overdose, assassinat, suicide, règlement de compte ou soudaine disparition, il pouvait toujours compter sur elles pour égayer ses journées. Pas qu’il n’aimait pas les petits avis de décès du commun des mortels, c’était ce qui lui permettait de remplir son frigo tout de même, mais écrire le meurtre sanglant de Brad Pitt, le suicide du Pape ou l’overdose de la Reine d’Angleterre avait une toute autre saveur. Et il aimerait bien partir en vacances cette année ! Pour peu qu’une de ces célébrité daigne bien passer l’arme à gauche. Ils était drôlement coriaces !

Ben se massa rapidement le cou, fit rouler les articulations de ses épaules et de ses poignets avant de disposer ses doigts au dessus de son clavier, comme un virtuose du piano. Cette nuit, pendant son sommeil, il avait eu un élan d’inspiration ; une prémonition. Alors le sourire en coin, l’œil pétillant d’excitation, Ben commença son histoire :

« Michael Jackson : le King de la Pop est mort ! » 
 

  • Raah bon j'aime pas me paraphraser mais je me devais de commenter ici aussi :)

    Je trouve que t'as ingénieusement relevé le défi de ton mot, je pense que personne n'aurait abordé ce thème sous cet angle !

    Et puis j'aime les héros du quotidien, comme tu sais :)

    Et puis c'est drôle et bien visé pour le monde du journalisme !

    Pour moi t'as tout bon !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    20130820 153607 20130820153847362 (2)

    rafistoleuse

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