Le SEXAMOUR

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Le SEXAMOUR

Comme chaque année à l’approche des vacances de Noël, Lunapark avait installé ses manèges au Palais des Expositions.  Nous nous retrouvions en bande parmi les stridences, les clignotements, les odeurs de graisse chauffée de ces monstres rotatifs, pendulaires ou percussifs, dans une frénésie de vitesse et de terreur. Mais ce jour-là Henri  et moi, après un tour éprouvant sur le Wully- Gully (rebaptisé aussitôt Wully dégueulis), nous laissâmes aux plus jeunes ces émotions vulgaires pour nous mettre en quête de plaisirs de notre âge. En effet nous étions en seconde, et nous tenions de quelques camarades dessalés dont les motos, les blousons de cuir, la brutalité au flipper et les absences non justifiées étaient d’évidents gages de sérieux sur le chapitre de la transgression que le Luna Park abritait quelques attractions clandestines « interdites aux mineurs », comme des numéros de striptease avec « participation des spectateurs ». Certains de ces caïds étaient de plus auréolés du ténébreux prestige du redoublant, et les vagues réminiscences, les renvois mal digérés du programme hâtivement survolé l’année précédente qu’ils nous faisaient partager avec un air de mystère étaient pour nous les preuves d’un très antique savoir qui finissait par s’élever à l’universel : ce tuyau qu’ils nous passèrent avec des clignement d’yeux complices ne pouvait être que d’or massif. A nous les plaisirs défendus !  Pour trouver ces endroits lucifériens, il fallait, assuraient nos mentors, quitter la grande halle du Palais des Expositions et gagner le parvis où, parmi les roulottes, les baraques à frites et les semi-remorques, toutes sortes de tentations étaient offertes aux audacieux. Il nous apparut tout d’abord que ce terre-plein malpropre, où se trouvait relégué un petit prolétariat forain qui ne pouvait accéder à l’aristocratie des grands manèges, tenait plus du campement gitan que du parc d’attractions, mais ces tatouages, ces gros bras, ces visages durs, s’accordaient bien à l’idée que nous nous faisions de l’encrapulement, inséparable d’un niveau élevé de danger. Pour les faveurs d’une fille ou pour un mauvais regard, ce sont des bagarres à un contre dix, des jets de tison embrasé, des affrontements à coups de navaja ou de tesson, des lâchers de molosses écumants. Effrayés par ces scènes qui surgissaient dans notre imagination comme nous traversions cette cour des miracles, sollicités à chaque seconde par des rabatteurs menaçants,  Henri et moi avisâmes bientôt au loin une grande caravane badigeonnée de nudités lascives et plantureuses, sur laquelle clignotait une enseigne pleine de promesses : « LE SEXAMOUR ». Nous y étions.  Nous n’eûmes pas même le loisir de nous consulter, car déjà un fier-à-bras nous avait saisis par les épaules et fait payer un droit d’entrée ridiculement élevé, en nous cornant aux oreilles son boniment obscène. Une vieille sorcière édentée écarta aussitôt un rideau de velours mité, et nous voici jetés dans cet antre de perdition, où régnaient l’obscurité et le silence. Car nous étions seuls. Point de gogos rigolards ou de bidasses en goguette. Point de filles dénudées faisant tournoyer leur cache-sexe comme des frondes entre deux déhanchements. Seuls, devant des parois recouvertes de curieux tableaux en relief. Nous approchant, nous découvrîmes, sertis dans des cadres artistiquement ouvragés, une série de moulages en cire reproduisant dans un délicat spectre de nuances allant du verdâtre au maronnasse, et avec un réalisme saisissant dans le rendu des chairs corrompues, des organes génitaux des deux sexes, déformés et rongés par des chancres syphilitiques. Sur chaque panneau étaient épinglés des mises en garde de caractère à la fois moral et médical sur les dangers que courait notre belle jeunesse à céder aux tentations de la chair vénale ; ou, si l’âme était perdue, à négliger les règles élémentaires de la prophylaxie. Il y avait plusieurs dizaines de spécimens de ce genre, puis on passait aux visages, aux mains, aux pieds, à toutes les parties de l’anatomie qui pouvaient servir  de terrain de jeu aux maladies vénériennes. Le cœur soulevé, nous contemplions ces horreurs sans trop oser nous regarder, car c’est bien la luxure qui nous avait conduits  en ces lieux, la luxure dont les conséquences suppurantes se convulsaient autour de nous, et le leurre particulièrement déloyal dont nous avions été les victimes nous laissait déconfits et vaguement honteux. Mais le pire restait à découvrir. Car les chemins tortueux de la débauche mènent tout droit au crime, et l’édification du visiteur n’eût pas été complète s’il n’avait pas été averti du point d’aboutissement inéluctable de toute carrière libertine : l’échafaud. Derrière un paravent, sur une table bancale, dans un bocal recouvert de ce qui m’apparut comme un couvercle de casserole – et la rencontre incongrue de cet ustensile culinaire avec la macabre relique me révulsa d’horreur, car c’est en ce genre de détail que gît la présence de la  Mort et de la Folie, quand, sous la mince pellicule de la vie quotidienne, vient affleurer un grouillement de monstres et de ténèbres – reposait, les traits gonflés par un long séjour dans le formol, une tête humaine. Une tête tranchée, et la courte notice au ton moralisateur qui présentait cette curiosité donnait même la date de l’exécution. Il ne s’agissait pas là d’un moulage en cire comme ceux que nous venions d’admirer, car je pouvais voir des lambeaux de peau flotter autour de la section du cou, qui laissait entrevoir d’autres répugnants détails anatomiques.

Après avoir quitté cette baraque de l’épouvante, Henri et moi nous séparâmes rapidement. Le soir à la maison, car c’était veille de Noël, ma mère nous servit une truite en gelée auquel je ne pus toucher, tant la texture grasse et translucide des chairs à proximité des arêtes me rappela la matière cartilagineuse du cou tranché du condamné, entrevue avec effroi dans la pénombre du SEXAMOUR.

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