Le Terrier (2)

carouille

Cette fois, elle ne tergiverse pas, file droit au salon pour ouvrir les portes fenêtres avant de se précipiter dans la cuisine. Et crie de joie. A la place du bouquet, il y a un vase. Un vase cylindrique tout simple, en verre épais, mais un vrai vase, et ça vaut toutes les reconnaissances du monde.

 

Surtout que c'est la seule trace du passage de l'habitant pendant son absence, et qu'elle se demande ce qu'elle va bien pouvoir nettoyer pendant deux heures. Finalement, elle trouve de quoi se donner bonne conscience. Toute une collection de chaussures dont le cuir crie famine, réfugiée au fond d'un placard de la chambre. Le temps de toutes les cirer soigneusement et de les faire briller en chantant à tue-tête, et elle estime qu'il est largement temps de faire son bouquet et de filer.

*

Ce qui attire son attention, c'est un reflet de lumière au niveau du sol, là où il n'y a normalement qu'un trou noir. Il se baisse, le cœur battant aux tempes, déjà prêt à imaginer le pire. Une caméra. Un appareil photo. Et reste médusé devant l'alignement militaire et reluisant de ses chaussures.

 

Il se doutait bien que deux heures un jour sur deux pour nettoyer sa maison, avec le style de vie qu'il menait, c'était beaucoup. Il s'était attendu à tomber sur quelqu'un qui en profiterait pour se la couler douce en regardant les aiguilles de la pendule faire leur bout de chemin. Ce dont il se fichait royalement tant que la maison était propre et qu'il ne croisait personne. Apparemment, il s'est trompé.

En sortant de la douche, il sourit de bonheur en retrouvant le plaisir de belles chaussures moulant les pieds, loin de ses habituelles baskets déformées.

 

Se sentant de meilleure humeur que depuis longtemps, il se sert un verre de vin et vient s'appuyer contre la baie vitrée du salon pour regarder le jardin, l'épaule collée au chambranle. Au milieu des hautes herbes, il peut voir les chemins qu'elle a tracés pour aller cueillir des fleurs.

 

Il sent un certain malaise l'envahir. Même dans son absence, cette femme trouve le moyen de prendre de la place. Il ne sait pas s'il doit voir cela comme une nouvelle menace à éliminer. Ou comme une nouvelle chance, une porte qui s'entrouvre. Mais il sait qu'un nouveau bouquet l'attend dans la cuisine.

*

Elle a passé le trajet à chercher anxieusement comment elle pourrait bien occuper ces deux heures, alors quand elle voit les traces de cirage sur les dalles du salon, elle soupire de soulagement. D'accord, elles sont minuscules ces traces, mais quand même. D'abord, il va falloir les enlever. Ensuite, il faudra refrotter tout les bouts de chaussures pour que cela n'arrive plus. Elle sourit en voyant le trou dans l'alignement des chaussures. Au moins elle n'a pas travaillé pour rien, le fantôme porte une paire de chaussures bien cirées aujourd'hui.

Quand elle a fini le ménage, elle tapote sa montre. Le temps ne passe pas.

 

Elle sort dans le jardin, hésitant à s'occuper du bouquet tout de suite. Il faut qu'elle trouve autre chose à faire, elle ne peut pas passer une heure à cueillir des fleurs. Finalement, elle s'enfonce plus profondément au milieu des herbes et des arbres qu'elle ne l'a fait jusqu'alors, et tombe sur un vrai trésor. Le jardin est à l'abandon, d'accord, mais cela n'a pas toujours été le cas. Il a dû être amoureusement soigné et entretenu auparavant. Avec cette trouvaille et excitée comme elle l'est, elle ne voit pas passer le temps, et manque partir en retard.

 

Et ça, c'est impossible. C'est contre les règles.

*

Quand il rentre, il se sent fatigué et de mauvaise humeur. C'est une très mauvaise journée pointant au milieu d'une nappe de mauvaises journées. Son dos n'est plus qu'un bloc de pierre scellé de tensions. En sortant de la douche, il file directement se terrer dans la grande chambre du fond.

Quand il en sort des heures plus tard avec la vague idée de manger quelque chose, il a complètement oublié qu'une autre venait quelques fois respirer entre ces murs. Il n'y a plus que cette masse de douleur et de solitude qui l'habite. Quand il voit le bouquet de fleurs, il a un sourire triste et désabusé. Pourtant, en achetant le vase, il avait ressenti un vrai plaisir, sentiment oublié depuis longtemps.

 

Il se penche dans le frigo et reste un instant hésitant. Sur la clayette du haut, il y a un grand bol, soigneusement recouvert d'un linge. Il le soulève en fronçant les sourcils et reste ébahi. Le bol est rempli d'énormes cerises.

Renonçant à son projet lugubre de dîner enfermé dans la chambre du fond, il va chercher son livre. Son plat est toujours aussi insipide, mais quand il lève les yeux des pages et qu'il voit le bouquet de fleurs et les cerises qui tiédissent juste à côté, il se sent presque bien.

 

Finalement, il se sert quand même un verre de vin, et va le boire appuyé contre la porte-fenêtre en regardant le jardin avec un sentiment d'impuissance. Les chemins qu'elle laisse derrière elle s'élargissent de plus en plus et un vieux chat tout dépenaillé le surveille d'un air hostile.

 

*

 

D'humeur morose, elle se demande si finalement la maison ne déteint pas sur elle. Elle se sent aussi abandonnée et solitaire qu'elle. C'est en traînant les pieds qu'elle fait le ménage ce jour-là. Elle est léthargique, et résiste sans cesse à l'envie de s'avachir dans le fauteuil pour regarder le temps passer en rêvassant. Venir ici sans jamais voir personne ni aucune trace de vie finit par être déprimant. Elle a l'impression d'avoir fait une bêtise et de devoir venir pour purger une punition absurde qui la condamne à rester seule pendant deux heures, un jour sur deux, pour nettoyer une maison vide.

Elle fait le bouquet machinalement, et cela se ressent, parce qu'il est aussi triste et piteux qu'elle.

 

Quand elle entre dans la cuisine pour le mettre dans l'eau, elle a la surprise de trouver un petit mot sur la table. Oubliant le bouquet raté, elle le jette sans cérémonie dans le vase et s'essuie rapidement les mains. Enfin, le fantôme prend corps.

Mais quand elle finit de lire, elle se tapote la tempe.

 

« Merci. Elles étaient délicieuses. D'où viennent ces merveilles ? »

 

Ce type est complètement cinglé.

*

Quand il rentre chez lui, il se sent presque impatient. Pour la première fois depuis plusieurs mois, il attend quelque chose. Même si aujourd'hui elle ne lui a préparé aucune surprise, il y aura au moins sa réponse. Réduit à attendre avec presque de l'excitation que sa femme de ménage qu'il n'a jamais vue lui dise où elle a trouvé de si belles cerises, c'est pathétique.

Mais c'est déjà plus que ce qu'il s'est autorisé depuis longtemps, alors il ne va pas bouder son plaisir.

Avant même de poser ses clés, il est dans la cuisine, penché sur la table.

 

« Euh…dans votre jardinAu fond à gauche »

 

Il relève la tête et éclate de rire.

*

Cette fois-ci, son pas est décidé en arrivant. Elle sait ce qu'elle va faire aujourd'hui. Ranger l'armoire de la petite chambre, replier tous les habits un par un, et remettre un peu les piles d'aplomb. C'est bien le seul trait masculin qu'elle lui reconnaisse pour l'instant, le bazar dans ses vêtements. Pour ce qu'elle en voit, le fantôme doit se balader avec des habits tout fripés sur le dos. Finalement, de fil en aiguille, elle met la main sur un fer à repasser et bientôt le salon est envahi de vapeur.

 

Quand elle rentre dans la cuisine, elle a un grand sourire. La splendeur du bouquet d'aujourd'hui fera largement oublier le ratage de la dernière fois. Sans compter ce qu'elle a déniché dans l'autre coin du jardin.

Et elle reste médusée. Le sceau est de retour. Sauf que cette fois, il déborde de cerises. Elle se penche sur le petit carton appuyé dessus et hoche la tête en riant.

 

« C'est pour vous. Je ne mangerai jamais tout ça, inutile qu'elles se perdent. »

 

Cinglé, d'accord, mais gentil.

*

Il reste immobile devant les piles en ouvrant de grands yeux. Nom de Dieu, elle n'a pas chômé aujourd'hui. Cela fait des lustres qu'il n'a pas eu un placard aussi bien rangé. Il sort une chemise et se sent gêné un instant.

 

Même en ne laissant rien traîner de personnel, on se dévoile toujours. Sa chemise a des proportions éléphantesques, comme lui. Et maintenant, elle sait à quoi il ressemble. Il rougit en l'enfilant, imaginant son regard moqueur alors qu'elle la repasse.

Mais le tissu est doux et souple sur sa peau, son pantalon ne vrille pas de façon ridicule autour de ses chevilles.

 

Dans le frigo, il y a un bol de tomates. Sur la table, le bouquet est magnifique. Et sur le petit carton, elle a tracé « Mille mercis » à l'encre noire.

*

Elle fait la grimace en posant son sac, l'épaule marbrée par la courroie. Qu'est-ce qu'elle va bien pouvoir faire aujourd'hui semble être devenu son nouveau leitmotiv. Elle se hasarde dans la cuisine avec le vague espoir qu'il aura laissé quelque chose pour l'occuper.

 

« Les tomates, ne dites rien…de mon jardin, c'est ça ?

Au fait…avez-vous la main verte ? »

 

Elle soupire de soulagement. Ça, c'est de l'occupation.

*

Il regarde fixement la table et ne sait pas quoi faire. Il se sent désarmé. Il retourne le bocal qu'il a dans la main. Compote de cerises. Confiture de cerise. Jus de cerises. Et bien sûr un clafoutis.

Et dans le jardin, c'est la même histoire. Il a fini par trouver les tomates. Sauf qu'il n'a pas eu à chercher longtemps. Elle a dégagé une allée qui mène tout droit jusqu'à elles. Et nettoyé une bonne partie de l'ancien potager.

 

Dans le haut du frigo, il est tombé sur une salade de tomates, censée se marier avec le basilic qui trône maintenant dans son pot au bord de la terrasse. Et la compote de cerises est censée accompagner la faisselle qui a fait son apparition dans le frigo. Enfin, d'après le petit mot. Coincé entre les tomates et les cerises, sont plat tout prêt est encore plus écœurant que d'habitude. Heureusement qu'il n'y a pas de vache égarée dans son jardin, elle serait capable de la transformer en côte de bœuf.

Quoique…pendant quelques secondes, il en a l'eau à la bouche. Avant, il serait aussitôt ressorti pour s'en offrir une bien juteuse dans un restaurant.

Mais c'était avant.

 

Après son dîner, il suit sa nouvelle habitude et s'appuie contre la porte-fenêtre pour finir son verre de vin. Le chat se rapproche un peu plus chaque jour. S'il n'y fait pas attention, il va finir sur ses genoux.

*

Elle se sent très fière d'elle, même si aujourd'hui le ménage a été vraiment bâclé et si le jardin n'a pas bougé d'un iota. Elle a fini par éclaircir le mystère.

Chaque fois qu'elle venait, elle trouvait maintenant les mêmes infimes traces de cirage devant la porte-fenêtre, et presque toujours ce petit fil pris dans l'encadrement de la porte. Sauf que cette fois, le fil lui a rappelé quelque chose. Cette couleur rouge, elle l'a déjà vue quelque part. Dans le placard, plus précisément. Elle a farfouillé sans trouver la chemise qu'elle cherchait, pour finalement tomber dessus au fond du panier à linge. Et poussé un cri de triomphe en voyant la petite déchirure à l'épaule gauche.

 

Elle a d'abord ressenti une immense tristesse en l'imaginant appuyé contre la porte, la pointe d'une de ses chaussures frottant sur les dalles. Elle a dû essayer plusieurs positions avant de trouver comment il faisait, ce qui l'a beaucoup amusée. Mais c'est justement en trouvant la bonne position qu'elle est tombée sur un autre indice. L'auréole laissée par un verre sur la petite étagère de bois qui court juste à côté.

Elle a piqué un fard en voyant les multiples traces qui se croisent. Sauf que nulle part elle n'a pu trouver quoique ce soit ressemblant à de la paille de fer ou de la cire. Ce qui est somme toute logique puisque c'est bien la seule chose qui ne soit pas en matériau industriel résistant à tous les lavages.

En voyant ces auréoles, elle ne s'est plus sentie triste du tout. Un fantôme qui boit un verre de vin le soir en regardant son jardin est un fantôme qui s'humanise. Sauf qu'à ce rythme, le fantôme n'aura bientôt plus que des chemises trouées à se mettre.

En terminant son bricolage, elle se dit encore qu'il doit être très grand. Elle l'a déjà remarqué en repassant ses habits, et en découvrant jusqu'à quelle hauteur il a pu attraper les cerises.

 

Mais là, en voyant où arrive son épaule sur le montant de la porte, ça lui fait tout drôle, comme s'il était debout à côté d'elle.

*

Ce soir, il se sent un peu déçu. Pas de surprise, pas de cuisine maison, pas de petit mot. Le jardin ne semble pas avoir bougé. Même le chat est immobile à son poste de guet.

 

Il s'est habitué sans s'en rendre compte à faire une découverte un jour sur deux, et ce soir cela lui manque. Avec un peu de vague à l'âme, il prend son verre de vin pour gagner son poste d'observation. En s'appuyant contre la porte-vitrée, il est soudain déséquilibré et sursaute. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il voit l'étrange bricolage qu'elle a installé. Comme un rembourrage pile à la hauteur de son épaule. Mais comment ce diable de femme a-t-elle bien pu deviner ?

Il veut poser son verre sur la tablette et aperçoit enfin le petit mot. Son humeur s'éclaircit en un clin d'œil. Finalement, il y a bien une surprise ce soir.

 

« J'espère ne pas trop déranger le confort de votre position, mais c'est tout ce que j'ai trouvé pour épargner vos chemises. Pour les auréoles sur le bois, je suis vraiment confuse de ne pas les avoir vues plus tôt. Il n'y avait pas ce qu'il fallait dans les placards, je m'en occuperai donc la prochaine fois.

Je vous souhaite une bonne méditation. »

 

Une bonne méditation ? Il ne médite pas, il se contente de rêvasser. Il n'a aucune idée de la façon dont elle a deviné ses habitudes, cela le met presque mal à l'aise. Il y aurait une cachette possible dans ce salon dépouillé, il se mettrait sur-le-champ à chercher une caméra soigneusement camouflée.

Et puis il baisse les yeux sur sa chemise et voit l'accroc sur l'épaule, et plus bas les traces de cirage toutes fraîches sur les dalles. Sentant ses muscles se détendre doucement, il reprend sa place. Avec le rembourrage, il doit ajuster un peu son déhanchement, mais une fois le bon angle trouvé, la position est bien plus confortable. Le cadre de la porte ne lui lacère plus l'épaule.

 

Finalement, il se sent si bien sur son pas de porte qu'il finit par s'asseoir par terre, les pieds sur la terrasse, en regardant le soleil se coucher.

Le chat a posé une patte sur le bord de la terrasse. 

  • Bien, bon alors je vais voir la suite ! ;-))

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    Maud Garnier

  • je dévore ce que vous écrivez magnifique!

    · Il y a presque 9 ans ·
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    mylou32

    • Merci beaucoup ;) moi j'attaque l'alphabet ;)

      · Il y a presque 9 ans ·
      Ananas

      carouille

  • L'histoire progresse agréablement.. J'attaque la partie 3 !

    · Il y a presque 9 ans ·
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    Adrien Crispyn

    • J'espère que vous en sortirez victorieux :)

      · Il y a presque 9 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Une femme de ménage qui prend autant soin de son hôte...ça me dit vaguement quelque chose ;)
    Je garde la suite (2806) pour ce soir ! En tout cas, très bien écrit !

    · Il y a presque 9 ans ·
    479860267

    erge

    • Je gamberge, je gamberge...Allusion à ...DSK ? Rrrooo, non ! Il ne lui arrivera rien de tel, soit dit sans casser le suspens. Mais bonne lecture pour la suite. Et la n°2807 devrait arriver dans la soirée, avec portes communicantes :)

      · Il y a presque 9 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Bon...ben...vivement ce soir !

      · Il y a presque 9 ans ·
      479860267

      erge

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