LA FIÈVRE DANS LE SANG

Edgar Fabar

Écrit à la sortie du film 120 battements par minutes.

Sean a la peau qui refroidit.

Il n'a pas le temps d'attendre les bras sexy  de l'été. Il compte le nombre de jours qui le séparent du mois de juin. Deux-cent trente-quatre. Pas de quoi se laisser abattre. Pas de quoi se pavaner non plus. C'est à peine cinquante unités de plus que le total des CD4 qu'il lui reste. En vérité, il se dit que les vacances c'est mal barré, il a peu de chance de se taper un surfeur cette année. Depuis qu'il est malade, c'est une constante : chaque seconde a deux faces, l'une est mauvaise, comme enragée, elle cogne dur et s'acharne à le faire craquer ; l'autre ne se laisse pas impressionner, elle est courageuse et forte, et lui a interdit de démissionner, il faut qu'il reste debout même si il est dans la merde jusqu'au cou. 

Je vais crever… si je m'en sors… tout le monde s'en tape… ils ferment les yeux ces enculés… l'État nous CRACHE dessus… les minorités sont invisibles… ce sera peut-être ma dernière Gay Pride… on va s'en donner à cœur joie… on va tout donner.. j'ai que vingt piges putain… je veux vivre cent-vingt secondes par minute...

Au début, ça l'a fait marrer d'apprendre que ses cellules immunitaires s'appelaient des CD4. C'est couillon mais ça l'a fait penser  au CD 4 du Boulevard des hits. Cette compil, il l'écoute en boucle depuis qu'il est tombé raide dingue du titre d'Alain Chamfort. La Fièvre dans le sang. Tous les matins, il la chantait à tue-tête. Puis, il a appris que le VIH allait exploser ses cellules CD4 une à une jusqu'à leur anéantissement total, il a eu envie de se jeter sous les rails du RER. Pourquoi attendre que ça devienne crade, pourquoi les gens devraient le voir s'effondrer. Il a arrêté de chanter.

J'étais un king et bientôt je serai plus rien, ils vont tout me prendre ces fils de pute, je pourrai même pas me défendre. C'est même pas un costaud qui me fera le peau, c'est un tocard, un truc bénin, une infection urinaire, une croute au genou.. Jamais une carie, jamais un rhume et c'est des lèvres gercées à la con qui vont m'envoyer ad patres, c'est la loose quand même, mais ça me faire rire en fait. C'est tellement con que ça me fait rire..

Sean vit dans une société ni plus lâche ni plus moche qu'une autre. Juste une société qui choisit par un mauvais réflexe de tourner le dos à ce qu'elle ne veut pas voir.  Bien entendu il y a la petite bande des réunions hebdomadaires. Les Act Up. Quoi de plus normal que de recourir à un défibrillateur pour faire repartir un cœur sidéré. Il y a urgence. Alors oui, ils choquent avec leurs marches nocturnes au cul du corbillard qui emporte les leurs dans l'indifférence du crépuscule. Ils portent leurs morts sous les lampadaires de Paris pour que les gens derrière leurs doubles vitrages ne ferment pas les volets.

Puis, au milieu du chaos, surgit Nathan. Il a un cul d'enfer comme dit Sean en riant : il a traversé la pandémie intact. Faut dire que pendant longtemps il n'a pas baisé. Traumatisé par les images d'un sidéen en phase terminale, il a fermé le sex shop pendant cinq ans.  Il est « séroneg ». Pourtant il a rejoint l'asso car il se sent lié aux autres. Des pédés, des putes, des toxicos, des taulards... que des gens qui tombent de haut mais qui font corps ensemble à défaut de remède miracle ou d'anticorps. Ils luttent contre la pire des maladies, et c'est même pas le sida, ce con-là ne peut rien contre le plastic, mais l'apathie ça, il n'y a aucune capote qui peut la stopper.

Nathan se dit que la vie est sauvage, comme les champs de fleurs multicolores qui recouvraient chaque printemps les collines de son enfance. Même si c'est dans l'ordre des choses, et que toutes les fleurs doivent faner tôt ou tard, il ne peut pas laisser dépérir Sean sans rien tenter. Même si au fond de lui, il sait que Sean est une rose de Mai qui ne poussera qu'une fois. Jusqu'au bout, il sera là. Il va prendre soin de lui. Jusqu'au dernier pétale.

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