Les Faucheurs

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5 avril 2040, 20h15

-          Ahhh, cette odeur !

L’odeur de la mort. Je crois que je n’arriverai pas à m’y faire. Est-elle réelle ou bien uniquement dans ma tête depuis que je sais que je vais mourir ?

J’ai 69 ans… une rareté de nos jours. J’ai un cancer du foie diagnostiqué officiellement il y a 6 mois et depuis, outre la douleur et l’odeur, je vis avec l’idée que j’aurais aimé naître en 2004 et non en 1971.

C’est le 1er janvier 2025 que La Règle a été promulguée, mondialement, unanimement, dans un grand applaudissement général. Elle indique qu’à compter de ce jour, toute personne atteignant l’âge de 21 ans doit choisir DEFINITIVEMENT le nombre d’années qu’il lui reste à vivre.

What a wonderful World… mon téléphone me fait sursauter.

-          Tu es prête ? La mission de cette nuit va être longue et difficile. Tu penses pouvoir tenir le coup ?

C’est Tasha Lemonnier, mon second. Depuis que la douleur m’empêche parfois même de me lever, elle a repris une grande partie de l’organisation des mises en recouvrement des Contrats. Médecin comme moi, née en 2006, elle a choisi une durée de vie de 55 ans, c’est ce que l’on appelle une Y55. C’est un choix courageux, car savoir, dans un moment où vous êtes dans toute la force de l’âge, que dans une trentaine d’années vous mourrez vite mais surtout que vous vous verrez mourir, est une belle preuve de bravoure ! La souffrance qu’elle me voit endurer l’a confortée dans son choix et elle déploie d’autant plus d’énergie à me soutenir et assurer la continuité des missions de l’équipe. Je lui en suis extrêmement reconnaissante.

-          Oui je suis prête, répondis-je. Ce soir est un bon soir. Les consultations ont fini plus tôt que prévu, je pette la forme !

-          Arrête d’écouter tes vieux disques ringards, d’abord personne ne les connait…et cesse de me mentir. Ce monde n’est pas beau, tu ne vas pas bien, et le paradis n’existe pas ! dit-elle en riant.

-          Qu’est-ce qu’on a ce soir ?

-          Deux Y65 amnistiés, dix Y50 et un Y40, encore un…

Un frisson glacé me parcoure le dos, et il n’a rien à voir avec le petit crabe.

La Règle indique que l’on ne peut choisir de mourir qu’à partir de l’âge de 50 ans. Chaque humain choisit sa « tranche de mort » par palier de cinq ans. Dans cet intervalle, la fin de Contrat est rendue officielle par les Faucheurs et intervient sans préavis. La seule chose connue est le niveau de conscience (et donc de souffrance psychologique et/ou physique) qui sera le votre au moment de la mise en recouvrement.

Des dérogations sont obtenues pour bénéficier d’un Contrat plus court, sur dossier, mais elles sont rares. Le monde ne peut pas se passer volontairement de ses forces vives. Mais depuis quelques mois, le nombre de Y40 à mettre en recouvrement augmente significativement. J’ai signalé ce problème au Ministère, et la réponse a été que l’on ne peut pas refuser très longtemps à nos citoyens les plus méritants le droit d’accéder à un monde meilleur.

Je ne crois pas en l’au-delà, même si au début de ma carrière cette croyance s’était faite mienne simplement pour m’aider à tenir ma fonction, naturellement.

Je suis un Faucheur. Je suis même Grand Faucheur depuis dix ans.

2010 – 2020 : Les années fastes…

Le 18 décembre 2009, le sommet de Copenhague a pris fin sur un constat d’échec monumental. Un accord de principe qui ne fixe aucune règle de mise en application et qui n’impose surtout rien à qui que ce soit.

Les ONG de tous bords ont poussé des hauts cris… Des militants écologistes ont fait le siège de toutes les grandes multinationales, jugées responsables d’avoir, par leur actions de lobbying, influencé Barack Obama et Hu Jintao. Leurs sittings pacifiques (s’y tant est que l’on puisse qualifier de pacifistes ses femmes et leurs enfants enchaînés aux convois de déchets nucléaires, aux tours de refroidissement des centrales thermiques ou aux trains d’atterrissage du tout nouvel A380 de Continental Airlines) ont été réprimés avec la plus grande violence, manu militari.

Des « Emeutes du Climat » ont vu le jour dans tous les pays occidentaux, immédiatement relayées par des « Emeutes de la Faim » en Afrique sub-saharienne et en Amérique du Sud.

C’est à croire que même les dieux, quel que soit le nom et les pouvoirs qu’on leur attribue, avaient décidés d’aider les humains dans leur combat contre eux-mêmes. Ils n’ont malheureusement pas utilisé les moyens les plus anodins. Le premier signe fut le tremblement de terre qui détruisit 80% d’Haiti en janvier 2010. Le tsunami qui engloutit les Maldives, une grande partie du Sri-Lanka et de l’Indonésie en 2013. Les ouragans successifs qui ravagèrent les Antilles et toute l’Amérique Centrale en 2014. Plus aucun argument économique ne tenait la route pour contredire l’absolue nécessité de sauver la planète.

L’année 2010 a été marquée par les plus grands mouvements de contestation jamais répertoriés à l’échelle mondiale. Et par les discours les plus moralisateurs et dénués de vision à long-terme jamais entendus de la part des politiciens de tous bords… Il fallait agir, vite et fort. La planète était en danger…

Ce sont les artistes qui se mobilisèrent le plus, usant de leur notoriété et de leur fortune personnelle pour soutenir les grandes causes écologiques. Plus ils le faisait, plus leur cote de popularité augmentait ainsi que leur légitimité à accéder aux plus hautes fonctions politiques. Casting people pour toutes les élections, et la révolution verte fut en marche.

L’Europe, tenant ainsi une fois de plus son rôle de précurseur dans l’Histoire, fut la première à réagir. Le raz-de-marée des partis politiques écologistes aux différentes élections locales européennes (21 régions françaises sur 25 ont basculé sous pavillon Europe-Ecologie au soir du 21 mars 2010 par exemple) a conduit à la création d’une Gouvernance Européenne du Développement Soutenable dirigée par Daniel Cohn-Bendit. Cette institution avait droit de regard, et de véto, sur toutes les décisions prises par les gouvernements et les entreprises (d’abord publiques, puis privées en 2015) quel que soit le territoire considéré.

Les fonds investis dans l’outil industriel ou dans les collectivités locales n’étaient approuvés que s’ils concernaient des projets visant à la réduction de l’impact carbone. L’Europe fut rapidement rejointe par l’ensemble des pays de l’OCDE à l’exception des Etats-Unis qui n’adhérèrent à cette démarche qu’en 2017 à la fin de l’ère Obama. George Clooney, nouveau président du « Sustainable World Mouvement » (Républicains et Démocrates ont définitivement disparu du paysage politique américain cette année là) eut à cœur dès son élection à rattraper le temps perdu.

A la fin de l’année 2018, une grande conférence internationale nommée très à propos l’Alter-sommet de Copenhague statua officiellement que notre Terre était sauvée. Le réchauffement climatique était maintenant endigué, les experts tablant même sur un renversement de la situation en 2050. Une charte mondiale sur la protection de la biodiversité associée à la création du Haut Commissariat à la Diversité biologique, géologique et ethnique fut signée par l’ensemble des nations indépendantes. Une force d’application organisée militairement, les « Casques Verts » fut chargée de la mise en application de la charte sur simple décret de l’ONU.

Les programmes de recherche spatiale furent totalement abandonnés en 2020, les stations en place démantelées et les budgets réalloués à la recherche médicale. 

Les Dieux n’avaient pas seulement commencé à déchainer les éléments en 2010, ils nous avaient aussi envoyé les fléaux sanitaires. La « gripette A », comme on a commencé à l’appeler après le fiasco de communication de 2009, a vite été reléguée au rang de « private joke ». Certains même priaient pour n’être infectés QUE par le virus H1N1.

De nouveaux virus firent leur apparition et les pandémies se multiplièrent toutes plus dévastatrices les unes que les autres dans les premières années de la décennie. Ces nouvelles maladies touchaient majoritairement les nourrissons et les jeunes adultes (25-45 ans).

La plus grave fut la pandémie de méningite cérébro-spinale de 2012. Elle décima plus de 250 millions de personnes en quelques mois. La mortalité infantile en Afrique atteint près de 98%, alors qu’en Europe elle retrouvait son taux du Moyen-Age.

L’OMS, avec l’accord de tous les gouvernements, lança alors le premier programme de recherche médicale mondial et mutualisé, sur deux thèmes :

-          La découverte et la fabrication à grande échelle de vaccins contre les nouveaux virus et pathogènes. Les anciennes souches furent également incluses après l’attaque bactériologique à la variole qui mit fin définitivement au conflit Israélo-Palestinien en réduisant la population de cette région du monde à quelques centaines de milliers d’âmes.

-          La recherche des facteurs génétiques de susceptibilité à tel ou tel agent pathogène. Ce programme a été complété par une recherche extensive sur les gènes responsables du développement des cancers. L’objectif affiché en était de développer à terme des thérapies géniques performantes pour soigner les cancers que les traitements classiques ne parvenaient plus à endiguer.

Deux grands consortiums d’industries pharmaceutiques et chimiques se formèrent : Américo-européen (CAE) et Sino-indien (CSI). Les sociétés fondatrices initiales perdirent leur existence indépendante au profit d’une gestion faite à 30-70% de capitaux publics et de fonds de pensions internationaux.

L’âge d’or de l’industrie avait commencé. L’innovation scientifique était à son maximum. Une partie des bénéfices générés par les CAE et CSI étaient réinvestis dans les programmes de protection de l’environnement des pays développés, de développement énergétique, hydriques et agricoles des pays les plus pauvres. Un cercle vertueux enfin enclenché dont l’issue ne pouvait être que bénéfique.

La planète et sa population se portaient bien, très bien même, mais elles commençaient à vieillir…

5 avril 2040, 20h42

Le monde en 2040 aurait de quoi surprendre un voyageur du temps débarqué de la fin du XXème siècle. Il le surprendrait par son étrange ressemblance avec celui des années 1900. Pas de voitures volantes en fait peu de voitures tout court. Pas de vêtements uniformisés mais des cotonnades bariolées. Pas de mégapoles bétonnées aux gratte-ciels surdimensionnés.

La nature est au centre de notre vie en 2040. Les villes existent bien entendu. Elles sont même généralement 10 à 20 fois plus étendues qu’en 2010. Au lieu de monter vers le ciel, les habitats se sont développés plus près du sol. Augmenter la surface des toits était la seule solution pour y implanter le plus possible de panneaux photovoltaïques. Les habitats ne ressemblent plus à des maisons mais plutôt à de grandes serres aux parois totalement vitrées. La notion « d’espace vert » a disparu au profit de l’« espace vie ». La propriété individuelle de la terre a elle aussi disparu. On achète son espace-vie mais pas la terre sur laquelle il est construit, ni les plantes ornementales, énergétiques ou nutritives qui les entourent. Le patrimoine naturel appartient à tous et à chacun. Chaque homme à le devoir de l’entretenir, de le développer et de le mettre à disposition du plus grand nombre. Ces dispositions sont valables pour la nourriture comme pour l’énergie.

L’Amazonie fut un jour le poumon de la planète, aujourd’hui c’est la planète entière qui est un organisme vivant. L’homme y vit, autant de temps qu’il l’a décidé, en symbiose avec son environnement et non plus en parasite.

Je regarde une dernière fois la plage de Kare-Kare et les vagues qui se brisent dans le soleil couchant sur le gros rocher planté dans la mer, immuable dernier rempart à la fureur des éléments. Cet endroit avait été immortalisé dans un film de Jane Campion dont j’ai oublié le nom ; même ma mémoire me fait défaut. Je ne me reconnais plus, ni physiquement, ni intellectuellement. Internet a gardé la mémoire du monde, ses réalisations, ses écrits. Mais pas ses sentiments… Mes bouquins de médecine décrivent pourtant ce que c’est qu’être vieux, scientifiquement, rationnellement. Je voudrais seulement savoir comment on fait pour accepter d’être vieux, comment l’esprit s’adapte t’il aux changements physiologiques ? Vivre avec sa déchéance n’est décrit dans aucun manuel, et il n’existe presque plus personne avec qui partager cette expérience interdite.

-          Transparence ! dis-je à l’intention de l’ordinateur qui gère mon Espace-vie. La vitre laisse alors apparaître le noir impénétrable de la foret qui entoure ma « maison ». Comme à chaque fois que l’image disparait, je pousse le même soupir que celui que j’avais poussé en quittant cet endroit 32 ans auparavant.

Je suis une des dernières occidentales à avoir foulé cette plage néo-zélandaise et ressentit la puissance de la mer sur mon corps et la pureté de l’air dans mes poumons. Depuis l’abolition du transport aérien des hommes, seuls les marchandises (équipements et produits transformés) effectuent d’aussi longs voyages. Mais paradoxalement le développement accéléré des moyens de communication a permis aux hommes dans leur plus grand nombre d’accéder au voyage sans déplacement cher à Franck Herbert. Chaque parcelle de notre Terre a été filmée puis numérisée pour l’aspect visuel, humée et traduite en effluves olfactives synthétiques plus vraies que nature, écoutée et tous ses sons digitalisés. Les habitats n’ont plus de fenêtres mais la vue que l’on a depuis notre intérieur est au gré de notre volonté un lagon paradisiaque de Bora-Bora ou la vue de New-York qui un jour existât depuis le haut de l’Empire State Building.

Le monde tel qu’il est, et tel qu’il fût, est accessible à tous depuis son fauteuil préféré. Empreinte carbone nulle, dépaysement garantit…

Je me dit qu’après la disparition des derniers « voyageurs », comme moi, il n’y aura plus personne pour témoigner de la joie que l’on ressent à toucher le sable d’une plage ou a flotter entre deux nuages secoué par les turbulences atmosphériques.

Ces considérations d’un autre âge ferraient rire les membres de mon équipe qui n’ont jamais rien connu d’autre que les transports terrestres, voitures électriques et trains à lévitation magnétique. Le ciel pour eux est un territoire interdit, qui ne peut donc pas faire rêver.

Mon équipe… Je dois les rejoindre, la mission ne peut pas être retardée.

Je sors de la maison, l’ordinateur gère automatiquement l’extinction de toute lumière, source d’énergie ou d’eau, et verrouille automatiquement les portes. La présence dans un rayon de deux mètres autour de la maison de ma puce RFID réactivera l’ensemble du système.

Même chose pour ma voiture, qui démarre automatiquement quand ma main touche la poignée. Ma voiture n’a plus de « sport » que le design extérieur. Entièrement électrique, elle ne pollue ni par ses gaz d’échappement ni par le bruit de son moteur. Sa puissance en revanche est bien réelle. Sans la présence des limiteurs automatiques placés dans le revêtement de chaque route et qui empêchent les véhicules de dépasser la vitesse limite autorisée, je pourrai aisément atteindre les 250 km/h au compteur. L’idée que ce serait possible me réjouit, le fait de savoir que je n’en ferai jamais l’expérience m’attriste. Je me console avec l’illusion de maîtriser une puissance incommensurable… je me sens maître du monde, des éléments et de mon corps, au moins pour un court instant.

2020 – 2025 : Le commencement de la fin…

Le programme mondial de l’OMS est un succès.

CAE et CSI ont rempli leurs objectifs techniques et de rentabilité. Il n’existe pratiquement plus de maladies infectieuses sur la planète. Les structures de R&D et d’industrialisation associées sont tellement efficaces que dès l’apparition d’une nouvelle souche la machine se met en alerte. Les vaccins sont disponibles et mis sur le marché en trois mois maximum, l’impact de la souche sur la mortalité de la population est négligeable.

Le décryptage du génome humain et de son mode de fonctionnement est terminé. On sait maintenant associer une pathologie, quelle qu’elle soit, avec un gène ou un groupe de gènes. Les techniques d’altération (ou de modification) du génome à volonté pour limiter la susceptibilité à certaines maladies sont devenues routine. Les usines de fabrication de mouchoirs en papier ont fermé leurs portes (on a ainsi gagné 0.1 point de taux de déforestation en Amazonie) car le rhume n’existe plus. On appelle ces techniques des génaltérations. A chaque nouvelle découverte, la vaccination par inoculation de la génaltération adéquate est obligatoire pour l’ensemble des adultes. A la naissance, chaque enfant reçoit les génaltérations qui lui manquent, celles qui ne lui ont pas été transmises par ses parents.

Dans les couloirs les plus sécurisés de CAE et CSI, ont travaillait déjà à la mise au point de génaltérations non curatives : celles qui conduisaient au déclenchement des cancers. Sous couvert de progrès scientifique ses études étaient légitimées par les gouvernements mais pas pour autant officialisées. Il n’y avait pas à ce moment là de but précis à ces recherches. L’application en sera trouvée quelques années plus tard.

Il reste pourtant des domaines où la science a échoué à aider les humains. Les maladies qui subsistent sont les plus graves et surtout les plus douloureuses. Si l’étude du génome à permis de déterminer la prédisposition au cancer, elle n’a pas aboutit au développement de traitements. Les programmes de recherche ont délaissé, volontairement, toute étude sur les molécules visant à réduire la douleur. Ces recherches étaient vaines et surtout peu lucratives, le coût d’un antalgique étant de très loin inférieur au protocole de génaltération qui vous protègerait à vie de la gastro-entérite. Les dérivés morphiniques étaient les dernières molécules encore utilisables mais elles n’arrivaient plus à soulager que les enfants.

L’espérance de vie, au niveau mondial, a augmenté de 20%, alors qu’en parallèle la qualité de vie des plus âgés n’a fait que diminuer.

La fin de vie dans les années 2025 est un moment que chaque humain redoute, ainsi que son entourage. La dignité dans la mort n’existe plus… elle n’est que souffrance et déchéance. Les unités de soins palliatifs ont fermé leurs portes car ils n’arrivaient plus à soulager les patients qui y entraient, faute de médicaments adaptés.

Les différentes religions monothéistes, mais également toutes les croyances animistes et sectaires, se sont renforcées tant en nombre de fidèles qu’en extrémisme à appliquer les dogmes. Mais cela ne suffit pas, car la foi ne libère pas de la souffrance même si elle aide le passage.

Le dogme catholique fut le premier à se réformer en 2021 sous l’impulsion du plus jeune pape de l’Histoire, Jean-Paul III, 41 ans lors de son élection. Il institua l’acceptabilité du suicide aux yeux de l’Eglise et le Pardon pour l’acte d’euthanasie. L’Islam s’est aligné sur ce dogme, mais le judaïsme tarda jusqu’à fin 2023.

L’euthanasie fût légalisée par 90% des pays du monde en 2022. En revanche son fonctionnement fut institutionnalisé pour éviter les dérives meurtrières. Seuls les médecins avaient le droit de procéder à cet acte définitif, et se devaient de le faire en respectant les volontés du malade sur la manière dont il désirait terminer sa vie.

Des centres de suicide assisté ont été ouverts dans toutes les grandes villes pour permettre aux malades eux-mêmes, les plus courageux, de quitter ce monde. Les drogues nécessaires leurs sont fournies par les médecins encadrants. Ce sont des lieux de paix et de spiritualité où le « libérable » peut rester, accompagné des personnes de son choix, autant de temps qu’il le souhaite. Une nouvelle économie s’est développée autour de ces centres de suicide assisté. Du niveau de richesse du libérable dépendra son confort et les services qui lui seront proposés. La « mort à deux vitesses » est devenue, en France notamment, un sujet de débat et de controverse national.

Le rôle du médecin aussi a changé. Il n’est plus un soignant, il est un diagnosticien avant tout et un libérateur à la demande. Le nombre de médecins a drastiquement diminué pendant cette période et on ne recensait plus que de 0.5 pour 1000 habitants en moyenne mondiale. On a même changé le nom des médecins, en anglais devenue langue universelle. On ne parle plus de « doctors » ou de « M.D. », mais de « Healthmen ». La définition de ce mot est en droite ligne dérivée de la vision des « Firemen » de Ray Brardbury, ces hommes chargés à la fois d’éteindre les feux s’ils menacent physiquement les humains ou de les allumer pour réduire à néant une menace, intellectuelle cette fois. En 2025, ce n’est plus des livres dont on a peur mais de la déchéance du corps. Les Healthmen préservent la qualité de vie de leurs patients en les protégeant des maladies anciennes. Ils préservent aussi la société civile en la débarrassant de ses éléments abimés qui font tâche dans le décor et qui sont source d’affaiblissement moral pour ceux qui les côtoient.

La population mondiale est restée pourtant fidèle aux statistiques du début du XXIème siècle. En 2025 on comptait 7,6 milliards d’habitants sur terre. La pyramide des âges est extrêmement déséquilibrée dans les pays de l’OCDE et en Chine. L’Europe compte à elle seule 120 millions de personnes de plus de 65 ans.

Les populations les plus jeunes sont recensées au Moyen-Orient, en Afrique et en Inde. Le vieillissement dans les pays industrialisés a conduit, malgré l’augmentation de l’âge de la retraite, à un déficit cruel de main d’œuvre. Les flux migratoires vers l’Europe et les Etats-Unis se sont intensifiés, en toute légalité avec l’approbation générale.

A l’autre extrémité de la pyramide des âges, les séniors les plus fortunés, et ils étaient nombreux, se rassemblaient dans des grands « resorts » comparables à DisneyLand où tout était fait pour les loger et les divertir. Entre eux. Pas de numerus clausus, mais plutôt une limite d’âge inférieure et un compte en banque conséquent comme Sésames d’entrée. Ces centres se développèrent au détriment des zones d’habitat agréables pour les plus jeunes relégués alors dans des secteurs beaucoup moins attrayants, proches des centrales nucléaires le plus souvent.

Les filières d’approvisionnement en nourriture de haute qualité étaient uniquement destinées aux populations de séniors. Les médecins, déjà peu nombreux, choisissaient de s’implanter préférentiellement dans les « resorts ».

Les séniors qui n’avaient pas la chance d’avoir des revenus suffisants pour entrer dans un Resort, ont sombré très rapidement dans un comportement d’assistanat généralisé. Une taxation supplémentaire fut appliquée aux entreprises afin de générer suffisamment de fonds pour soutenir les programmes d’aide aux séniors.

La crise financière de 2008, puis celle de 2011 avaient conduit à l’éradication quasi-totale du pouvoir des banques et des spéculateurs. Les différentes réglementations et les taxations sur les revenus des opérations de bourse ont eu raison de l’argent roi. L’accent a été mis sur les revenus du travail, principalement industriel. Les investissements colossaux nécessaires à la mise en place et au déploiement mondial des politiques environnementales et médicales ont été assurés par des organismes privés qui détenaient l’argent à cette époque : les Fonds de Pension.

Le système a fonctionné sans anicroche jusqu’au jour où le déséquilibre des revenus des plus de 60 ans par rapport aux jeunes travailleurs de 30 ans est devenu inacceptable pour ces derniers. L’exigence de rentabilité des industries demandée par les Fonds de Pension imposait de diminuer les niveaux de salaires et de limiter presque totalement les perspectives de progression. Quand les actionnaires ne mettaient pas la pression c’est la fiscalité pro-sénior qui s’en chargeait.

Les mouvements anti-capitalistes se multiplièrent et se transformèrent rapidement en croisades « anti-vieux ».

Les premières rafles eurent lieu aux Amériques (les Etats-Unis n’existent plus depuis qu’une grande coalition gouvernementale, financière et militaire s’est constituée sur l’ensemble du continent américain en 2021).

La Floride n’était alors plus qu’un gigantesque « Life Resort », et ce fut le premier qui disparu intégralement en ce 11 septembre 2023, à 8h46. Tous ces habitants furent massacrés à l’arme blanche et les équipements brûlés jusqu’à n’être plus reconnaissables. A 9h03, c’est le Life Resort de San Diégo qui disparut corps et biens. Tous les services de renseignement furent pris au dépourvu car aucun d’entre eux n’avaient anticipé une attaque venant de sa propre population. Le terrorisme international n’étant plus une menace, les effectifs et les moyens de contrôle avaient été réduits, l’attention relâchée. Les armées du monde, sous commandement de l’ONU, étaient des armées de métier spécialisées dans la surveillance des sites de production énergétique (centrales nucléaires, champs éoliens et photovoltaïques) et de production agricole. Les effectifs étaient disséminés, beaucoup sur le sol africain, et insuffisamment armés.

Alors ce fût l’escalade, rapide, implacable. Autant les premières attaques étaient contrôlées, planifiées, quasi militairement exécutées, autant les évènements qui s’enchainèrent dans les deux semaines qui suivirent furent qualifiés de boucherie planétaire. Une guérilla urbaine s’alluma dans toutes les grandes villes du monde, toute personne manifestement de plus de 60 ans qui sortait dans la rue était immédiatement exécutée. Des raids de jeunes s’organisèrent partout, des villes aux plus petits villages au rythme des slogans « à mort les vieux » scandés dans toutes les langues.

La plus grande guerre civile jamais connue dura huit longs mois. Les gouvernements, cloitrés dans les locaux des Nations-Unies à New-York car presque uniquement constitués soixantenaires, parvinrent à une solution qui ressemblait plus à un suicide collectif qu’à un accord de paix traditionnel.

Cette solution devait avoir un seul et unique objectif : garantir à l’ensemble des populations quel que soit leur âge une vie décente, sure et heureuse dans l’équité la plus totale.

Cet objectif serait assuré par deux axiomes fondamentaux :

-          Les « forces vives » seront en toute occasion aptes à apporter au monde la contribution par le travail nécessaire à l’équilibre des populations et des économies.

-          La dignité de tout être humain dans la vie comme dans la mort doit être restaurée et instituée en droit fondamental inaliénable au même titre que le droit universel à mourir.

Ainsi naquit la Règle…

5 avril 2040, 21h16

Le trajet jusqu’au Ministère est court mais la route pour y parvenir est tortueuse. Placé au sommet d’une colline escarpée, il domine toute la zone habitât de Nova-Lugduna dont j’ai la responsabilité en ma qualité de Grand Faucheur.

Même si la Règle est unanimement acceptée maintenant, au début de sa mise en application il a fallu assurer la protection des Ministères en les construisant dans des endroits ne comportant qu’une seule voie d’accès facilement contrôlable. La colline de Fourvière rassemblait presque toutes ces qualités. Toutes les routes d’accès ont été fermées sauf la Montée Saint-Barthélémy suivie du Chemin du Rosaire qui a été réhabilité en une voie étroite sinueuse bordée d’un côté par la roche brute et de l’autre par un à pic vertigineux. Les véhicules qui empruntent cette route sont limités automatiquement à 30 km/h et la garde du Ministère possède sur eux une vue totale pendant toute leur ascension.  Aucun véhicule non autorisé ne peut atteindre le sommet.

Les routes ne sont plus éclairées, les éclairages publics sont interdits depuis de nombreuses années, ce qui rend l’ascension plus que périlleuse. Je connais chaque lacet, presque chaque caillou et brin d’herbe au bord de cette route, je l’ai tellement empruntée. Je conduis maintenant sans plus faire attention, profitant de cette sorte de conduite automatique pour endosser mon masque de patronne forte, insensible et uniquement concentrée sur la mission d’intérêt général qu’elle s’applique à remplir depuis si longtemps.

Souvent le vernis craque à partir du deuxième virage, le creux à l’estomac s’intensifie, les lèvres se pincent, les larmes roulent, doucement, inutiles. Encore deux virages et ce sera terminé, patience. C’est mon métier, me dis-je souvent. Rien de plus, rien de moins. Si je ne le faisais pas, une autre le ferait. C’est la Règle, la loi fondamentale qui régit l’ordre du monde et qui assure aux hommes une qualité de vie encore jamais égalée dans l’Histoire. Je suis un dinosaure, 69 ans rendez-vous compte !! Comme eux je suis condamnée à l’extinction, la presque dernière d’une lignée de Faucheurs qui comprennent encore qu’ils ôtent la vie. Des femmes que le fait de se prendre pour Dieu fait plus trembler que jouir.

Dans un jour où le dernier virage n’avait pas suffit à me permettre d’enfiler mon masque professionnel, je me suis épanchée auprès de Méphisto, croisée malencontreusement à l’entrée du parking. Notre Ministre, la seule habilitée à contresigner les Contrats de fin de vie, et donc surnommée, comme toutes ses homologues, Méphistophélès, a 36 ans. Elle m’a toujours considérée comme une curiosité de la Nature, au mieux… Comme une bombe à retardement le plus souvent. Et ce jour là je lui ai donné confirmation de ses pires craintes. La sanction a été immédiate : je n’avais plus le droit d’exercer seule. Tous les Contrats que je mettais en recouvrement devaient être validés par Tasha.

Elle a sans doute cru que je pourrai me dérober à mes obligations, comme cela s’était vu récemment aux Amériques. Un Grand Faucheur de 51 ans avait décidé d’échanger sa vie contre le Contrat d’un Y50 qui l’avait implorée de ne pas le mettre en recouvrement. Ses arguments étaient valables, multi-millionnaire de l’internet le débiteur avait consacré sa vie et son argent à sa fondation d’aide aux populations les plus défavorisées. Son œuvre s’était concentrée à empêcher les suicides d’hommes jeunes dans certaines communautés où ils atteignaient parfois jusqu’à 50% de la population des 25-35 ans. Il voulait pouvoir poursuivre son œuvre encore quelques années, devenir un Y55… « encore cinq ans pour faire le bien, s’il vous plait ! ». Le Faucheur avait cédé.

Mais la Règle ne peut souffrir d’exception. Le millionnaire fut mis en recouvrement deux jours plus tard, et le Faucheur envoyé en Casa-Doloris où elle perdit la raison et fût euthanasiée à la demande de ses proches.

J’ai accepté la sanction et je n’ai plus jamais confié mes états d’âme à quiconque.

2025 – 2040 : La Paix Universelle ???

Les Ministères furent créés et chargés d’appliquer la Règle.

Trois années furent nécessaires pour implanter à l’ensemble chacun des 8 milliards d’humains la puce RFID qui rassemble tous les détails de sa vie ainsi que ses volontés pour sa mort. Cette puce est mise à jour par simple scan dans les Ministères au moment de la signature du Contrat de vie, du CV, et donc du choix de la tranche Y. Elle peut l’être également dans les cabinets médicaux si un changement d’état de santé majeur intervient, pour permettre le cas échéant un changement de tranche Y ( et une mise en recouvrement anticipée).

En effet, un des objectifs de la Règle est d’assurer la meilleure vie possible à chaque citoyen. Cela passe d’abord par la santé. Toutes les maladies contagieuses (virales et bactériennes) ont été éradiquées par le programme de l’OMS et les efforts des CAE et CSI. Plus besoin de souhaiter à chaque nouvelle année « bonne santé ». C’était garanti. A 80%. Le risque d’être un jour malade était maintenant uniquement porté par le risque de développer un cancer. Tous les cancers pour lesquels la science n’avait pas trouvé de thérapie génique étaient mortels, dans tous les cas. Pas d’exception ni à la fin annoncée ni à l’agonie qui la précédait. L’incapacité à réduire la douleur médicalement ou spirituellement à généré dans les consciences une révélation : l’homme de 2025 n’a plus peur de mourir, il a seulement peur de souffrir.

Cette prise de conscience servit la Règle dans des proportions que ses promulgateurs n’avaient pas anticipées. Avec l’appui des Religions et de la philosophie bouddhiste, une nouvelle croyance universelle s’est développée. La mort n’est plus qu’un passage vers un état de bien-être, de conscience et de sagesse supérieur à celui de sa vie passée. Mais pour pouvoir en jouir pleinement dans sa vie future (en ce monde ou dans un autre) il faut effectuer le passage en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. La déchéance et la souffrance associées aux cancers n’étaient donc plus acceptables.

Très naturellement, on venait signer son CV en tranche Y50 ou Y55 à l’âge de 21 ans avec une joie quasi extatique. On devenait alors débiteur envers la société civile. Rares étaient les Y60 ou Y65, quelques agnostiques convaincus ou quelques inconscients qui n’avaient pas mesuré le degré de souffrance associé aux mise en recouvrement correspondantes.

Les Faucheurs firent leur apparition. Chargés de la mise en recouvrement des Contrats, ils étaient constitués en équipe de scientifiques et techniciens expérimentés. Il fallait des chimistes spécialisés dans les drogues létales et leur mode d’administration ; des mécaniciens, des électriciens, des électroniciens pour toutes les interventions incluant des équipements. Ils agissent la nuit pour assurer la confidentialité de la mise en recouvrement. Les responsables d’équipe, ou Grands Faucheurs, valident le choix du mode de recouvrement en fonction de la tranche Y, vérifient le caractère définitif de la mise en recouvrement et mettent à jour le fichier informatique mondial des puces RFID. Grand Faucheur est une profession réservée aux femmes. On pourrait s’interroger sur une telle discrimination mais à l’époque de la mise en application de la Règle, cela ne souleva aucune critique. Une femme est par essence capable d’empathie, de douceur, de psychologie et de compréhension. Elle est donc la plus apte à assurer le passage des débiteurs dans les meilleures conditions psychologiques. Les femmes donnent la vie, les progrès de la science n’ont rien pu changer à cela, elles sont donc les seules légitimes à donner la mort.

En tribut à l’égalité homme-femme, le vocable Faucheurs est uniquement masculin. Dans le sérail cela a toujours été une source de plaisanteries intarissable ; décidément non ! La Grande Faucheuse ça ne fait vraiment pas sérieux.

Chaque humain sur Terre se sentait investit de la mission d’assurer non seulement à lui-même et à ses proches, mais à l’ensemble de l’humanité la vie la plus douce et la pus heureuse. La qualité de l’air, de l’eau et de la terre n’était même plus une question, tout un chacun travaillait à sa préservation. La diminution de la durée de vie, et donc basiquement du nombre de bouches improductives à nourrir, permettait une répartition plus équitable des revenus générés par le capital et les industries. Le niveau de vie moyen à l’échelle de la planète fit alors un bon phénoménal. Les tensions inter-raciales disparurent progressivement, les violences envers les personnes ou les biens également. Le monde vivait dans une sorte d’auto-régulation bienveillante digne des plus grands romans de science-fiction des années 1970.

Parallèlement, l’accès à la connaissance et à l’éducation des plus jeunes s’est grandement étiolé. Le métier de professeur, quel que soit le niveau d’enseignement, était devenu la filière d’emploi la plus délaissée. Quand la population de professeurs partant à la retraite ne fut plus renouvelée, seule l’éducation cybernétique via internet fut disponible aux enfants.

Tous les documents, livres, œuvres écrites quels que soient les supports ont été numérisés. L’accessibilité à la connaissance et au patrimoine l’humanité est totale via les réseaux informatiques. Mais la curiosité pour ce patrimoine a disparu à la même vitesse vertigineuse que celle des nouvelles autoroutes de l’information. La curiosité vient du désir d’accéder à ce qui nous manque. Qu’advient-il de l’envie d’inconnu et de nouveauté quand il ne vous manque plus rien ? La philosophie n’a plus fonction d’éveil des consciences, l’art n’a plus vocation à divertir, faire frémir ou sublimer. Les acteurs devenus les seules références tant politiques qu’économiques, se chargent d’apporter le rêve et le bonheur en format MP7. Tout est disponible au clic, mais sans malaise point de révolte, sans besoin point d’envie. La société s’est aseptisée dans une paix stérile d’où les sept pêchers capitaux ont purement et simplement été bannis.

Bien sûr les actes incontrôlés de violence, ou tout simplement de petite criminalité (vols, dégradations de biens communs, agressions verbales ou psychologiques) existent encore. Qu’ils soient attribués ou non à la folie de celui qui les perpètre, ils sont sévèrement réprimés. Les Pacificateurs sont chargés de l’arrestation, de l’envoi en jugement par comparution immédiate (les tribunaux ne sont plus engorgés car ces faits de criminalité sont marginaux, presque anecdotiques), et de l’application de la sentence. La sentence est toujours la même, seule sa durée varie en fonction de la gravité du crime commis : envoi immédiat en Casa Doloris. Un nom assez prosaïque pour ces enceintes hautement protégées qui sont en fait des amplificateurs de douleur. Les hommes, ou femmes, qui en ressortent après un court séjour, en rapportent toute l’horreur et l’inhumanité. Ceux qui y restent trop longtemps n’ont plus la santé mentale nécessaire pour en parler. Parfaite éducation par l’exemple. Par souci d’égalité et de parité, la fonction de Pacificateur est dévolue uniquement aux hommes. Nul besoin d’empathie pour administrer des châtiments qui auraient fait rougir Torquemada lui-même.

Les Casa Doloris, les Pacificateurs et les Faucheurs sont acceptés comme les seuls éléments aptes à garantir la paix et le bonheur sur la planète.

L’homme a peur de la douleur, plus que de la mort.

6 avril 2040, 2h34

Le bâtiment du Ministère de la Règle de Nova-Lugduna est l’ancienne Basilique Notre-Dame de Fourvière. Tous les Ministères dans le monde d’ailleurs occupent les locaux d’anciens lieux de culte (le Sacré-Cœur pour Nova-Lutecia était une évidence). Un clin d’œil assez déplacé, pour les vétérans comme moi, mais qui aujourd’hui ne choque plus personne. Quoi de mieux en effet que ces lieux sacrés, où l’on peut approcher son Dieu (si on y croit bien entendu) pour rassembler les autorités responsables de la mise en recouvrement des Contrats, de la mort des humains pour être clair, mais le dire comme cela est interdit par la Règle-.

J’y retrouve mon équipe au grand complet : Tasha, Laurent, Elijah, Nelly, Siobhan et Liam. Sont absents, car sur le terrain Tonny, Guillaume et Daniel.

Les équipes de Faucheurs sont totalement indépendantes et libres quant au choix des modes de mise en recouvrement. Nous avons tous nos préférences, et malgré une certaine routine après quelques années, en général on s’y tient.

Nous nous sommes fait une spécialité de la mise en recouvrement par empoisonnement au monoxyde de carbone pour les Y50. C’est certes un peu long avant de pourvoir prononcer la mise en recouvrement effective mais c’est indolore, respectueux et nous la faisons toujours intervenir pendant le sommeil des débiteurs.

Je garde toujours à l’esprit la difficulté d’un conjoint à surmonter l’absence de sa moitié. Donc je demande systématiquement la planification des mises en recouvrement des couples au même moment, si leur choix de tranche Y est la même cela va de soi.  L’apparition et l’engouement planétaire des cheminées au bio-éthanol, nous a aidé grandement. L’inventeur de ce système et surtout celui du système électronique de contrôle de ces cheminées n’auraient jamais imaginé que leurs inventions puissent avoir un jour une telle application. En 2011, toutes les cheminées de ce type vendues devaient être équipées du système électronique d’arrêt automatique en cas de renversement accidentel, dégagement de CO ou de CO2 ou d’échauffement inapproprié des parois. Dès la promulgation de la Règle, ces systèmes furent équipés d’une commande à distance permettant non seulement d’enlever la sécurité mais également de générer le défaut de combustion qui entraîne la production en grosse quantité des gaz délétères.

La puce RFID du débiteur envoie l’information de la mise en recouvrement effective aux moniteurs de notre salle de contrôle. Je vérifie, je clôture.

-          Pas de problème particulier sur les Y50 et les Y40 de ce soir. Quel soulagement ! dis-je en me laissant aller au fond de mon fauteuil.

-          Tonny était sacrément stressé ! Il avait peur de ne pas pouvoir relier les habitats des deux Y40 dans les temps si les choses allaient de travers, commente l’image de Daniel sur le mur de verre qui nous sert d’écran de communication.

« Aller de travers », un euphémisme pour décrire un débiteur qui se réveille et ressent les symptômes de l’empoisonnement : épuisement généralisé, violents mots de tête, courbatures musculaires douloureuses. Pour ces tranches Y basses, cela ne fait pas partie du contrat. Le recouvrement doit être indolore, absolument indolore. Le rôle de mes trois acolytes est dans ces cas là d’envoyer dans le système de ventilation de la pièce une grande quantité de protoxyde d’azote et d’halothane. L’un pour détendre et l’autre pour endormir, vite, très vite. Moi qui aie connu les grands combats contre le réchauffement climatique, j’ai toujours trouvé fabuleusement ironique le fait d’utiliser un gaz 298 fois plus polluant que le CO2 pour appliquer la Règle dans un monde où la Nature et sa protection sont érigées en lois.

Préserver la qualité de vie, encore et toujours. En temps que médecin, je me dois aussi de préserver la qualité de mort.

-          Il nous reste les deux Y65 amnistiés. Des volontaires, lançais-je à la cantonade ?

-          Vivement que l’on n’en ait plus des comme ça ! Mais pourquoi accorde t’on autant de dérogations. Ils ont fait leur choix après tout ! qu’ils souffrent et qu’ils ne nous demandent pas de les aider à assumer !, crache Elijah.

-          Tu ne sais pas de quoi tu parles ! Et si tu ne te sens plus capable d’assumer ta fonction, je me ferais un plaisir de signer ta lettre de dém… aaggh !

La douleur me coupe la parole et je m’effondre sur le tableau de commandes.

-          Elijah t’es vraiment qu’un abruti, lâche Tasha en courant vers moi. Ça va ? Dis –moi ce que je peux faire.

-          Rien, ça va passer, dis-je dans un souffle mais sans conviction.

Je n’ai jamais aimé Elijah, il m’a été imposé par la voie hiérarchique. Fils unique d’un grand Méphisto de Nova-Lutécia… Insensible et borné ! Il imposerait à la planète entière une mise en recouvrement automatique à 40 ans si on le laissait faire. Pacificateur lui serait un costume taillé sur mesure, et je pense qu’il regrette sincèrement la volonté maternelle de l’éloigner de cette voie.

Les Y65 sont extrêmement rares pourtant, il s’agit le plus souvent de personnes âgées de 40 ans au moment de la promulgation de la Règle et qui n’étaient pas prêts à signer pour mourir jeunes. Dans mon secteur, je les connais presque tous personnellement, c’est moi qui les ai contaminés. Ils savaient qu’en venant à mes consultations, un jour, dans une injection de vitamines anodine j’ajouterai la génaltération d’un cancer quelconque mortel et douloureux à coup sûr. Ils développeraient la maladie dans quelques années, normalement pour que la fin intervienne spontanément entre leur 65ème et leur 70ème anniversaire.

Ils me considèrent tous presque comme une icône. « Elle à 69 ans et elle est en pleine forme. Cela ne doit pas être si difficile d’arriver jusque là, on en profitera jusqu’au bout ! ». Mais la science a encore des limites. Les génaltérations ne sont pas très précises et les cancers peuvent se déclencher très tôt après l’inoculation. La souffrance est alors d’autant plus intolérable qu’elle se produit alors que le débiteur devrait pouvoir profiter pleinement de la vie.

Dans ces cas là, des dossiers de dérogation sont possibles pour mettre le Contrat en recouvrement plus tôt. Le débiteur doit justifier du bien qu’il a apporté à la communauté par ses actions, son savoir ou son travail. Si le dossier est accepté, les Faucheurs sont sollicités, pour un suicide assisté. En général, nous employons une injection de curare. Rien de bien compliqué mais donner la mort en direct n’est pas chose facile, même si dans les yeux du débiteur on lit à chaque fois un immense soulagement.

-          J’y vais, dis Tasha.

-          Non, laisse-moi y aller.

C’est Nelly, vaillante Nelly. Elle jette un regard noir à Elijah et sort de la salle pour remplir sa mission.

La Règle

Article 1 :

La Règle s’applique sur tous les territoires sans exception à compter de ce jour, 1er janvier 2025. Elle est incontournable, indiscutable et immuable.

Article 2 :

La Règle concerne tous les hommes et toutes les femmes, indépendamment de leur race, de leur religion, ou de leur statut social.

Article 3 :

Chaque homme et chaque femme le jour de son 21ème anniversaire doit décider du nombre d’années qui lui restent à vivre.

Il déterminera la tranche Y de son choix en fonction de critères personnels sans influence extérieure quelle qu’elle soit, en doute liberté et en toute indépendance.

Article 4 :

Par extension, la loi s’applique à toute personne âgée au jour de promulgation de la Règle de 22 à 40 ans.

Article 5 :

Les personnes âgées de plus de 40 ans à la date de promulgation de la Règle ne sont pas assujetties à celle-ci. Le recours au suicide et à l’euthanasie leur est donc autorisé quel que soit leur âge.

Article 6 :

Le choix de tranche Y sera concrétisé par la signature d’un Contrat de Vie. Chaque Contrat est immuable et le choix ne pourra être altéré, sauf dans les cas définis aux Articles 12 et 14. Le Contrat prend fin à une date aléatoire dans les 5 années qui suivent le début de la tranche choisie.

Article 7 :

Il existe 5 tranches Y : Y50, Y55, Y60, Y65, Y70. Aucun Contrat ne peut être signé pour une tranche Y inférieure à 50.

Article 8 :

Le Ministère de la Règle, dans chaque pays, sera en charge de recenser les choix. Seul le Ministre de la Règle pourra signer les Contrats de Vie. Le Ministère aura la charge de conserver les Contrats, de les sécuriser dans le Système Informatique Mondial de la Vie, et de s’assurer de leur bonne fin.

Article 9 :

La fin du Contrat est matérialisée par l’opération dite de Mise en Recouvrement.

A chaque tranche Y, correspond un mode différent de Mise en Recouvrement. Ces modes sont indiqués dans le tableau ci-dessous :

Tranche Y

Mise en Recouvrement

Y50

Instantanée et Indolore

Y55

Violente et Indolore

Y60

Violente et douloureuse

Y65

Longue et douloureuse

Y70

Agonie

 

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