Les flaques

Christian Boscus

2 ème texte écrit lundi en atelier d'écriture

Flaques

J’ai gardé, de mes sauts dans les flaques de mon enfance, les éclaboussures et la boue collées sur mes joues tendres et yeux ébahies. On m’avait dit que le limon était nécessaire pour grandir et en observant les autres autour de moi, je voyais bien qu’ils essayaient d’être plus propres… J’ai donc passé une bonne partie de mon temps à la recherche d’un savon miracle pour effacer les tâches sombres sur mon visage et les chiures sur mes petites prunelles.

Comme les autres, au début, je ne sortais jamais sans mes lunettes de soleil et sans maquillage. J’avais envie de plaire aux autres, de faire bonne impression et surtout qu’ils ne remarquent pas tous mes points noirs, mémoires emprisonnées dans mon petit cerveau en ébullition. Je me cachais souvent derrière des toilettes somptueuses que j’arborais comme des conquêtes de hautes luttes. Je faisais comme chacun : je me dissimulais derrière un autre que je croyais être moi. Je m’accrochais à ma souffrance comme à un arbre en pleine tempête avec la peur au ventre de me faire emporter par l’inconnu. Ma douleur était un phare, une direction, une certitude, une superstition : ma religion. Je voyais bien que la plupart faisait comme moi, se cramponnaient à leur peine avec amertume mais conviction. Je compris plus tard, bien plus tard, que mes repères, même tragiques, étaient mes balises dans la nuit même si celles-ci assombrissaient paradoxalement mon sentier de vie. L’épreuve la plus terrible est de renoncer à sa souffrance quand on a que cela comme gouvernail.

Bien sûr, chemin faisant, je n’ai trouvé aucun nettoyant miracle mais plein de nettoyeurs qui me promettaient, contre rémunération bien sûr, de me faire peau neuve et une autre jeunesse avec des pommades de baves de crapauds clignotants dans la nuit. Et j’en ai trouvé aussi beaucoup qui appuyaient sur mes plaies avec les leurs et avec leur certitude que de toute manière le monde n’était qu’un plongeon sans retour dans la fange du monde et que tous les humains sont des petits rats d’égouts dégoutants.

Je me suis laissé faire longtemps, incapable d’exprimer un désir de vent, une envie de ciel, un espoir de plumes sans goudron.

 Peut-être avais-je un bon fond ? Ma mère m’avait dédaigné, rejeté en pension toute sa vie sans en comprendre la raison ; mon père s’était enfuit… je le comprends, peut-être aurais-je fais pareil, car il n’avait pas le cran pour implanter en la terre du couple sa dimension d’homme de parole et des actes créateurs d’amour. Peut-être étais-je protégé par un ange gardien comme chacun mais le mien devait être un malin car il m’avait sorti deux fois de la mort ? L’ange certainement mais j’en avais oublié la femme. J’ai compris bien plus tard le cadeau de celle qui se faisait appeler « Maman ». Quelques mois avant de mourir elle me dit un jour : « C’est vrai, je n’ai pas été là pour toi, je le regrette mais quand tu es né, tu as été le plus bel instant de ma vie. Je crois que j’ai jouis ! » Par pudeur, elle avait dit : « je crois » mais j’étais sûr qu’elle avait vécu cette expérience. Alors je me suis dit, dans mon petit cœur en éveil, qu’une goutte d’amour suffit pour que toute une vie soit traversée sans garder le goût amer des contusions innombrables.

J’avais un bon fond, je crois. Je n’avais aucune rancune envers personne d’être douloureusement meurtri. Curieusement, j’ai cru souvent être un extraterrestre. Alors que les autres en voulaient à leurs parents, leur père, leur mère, leurs frères et sœurs et les autres, je n’avais curieusement aucun reproche à leur faire. Peut-être était-ce dû au fait que lors d’un accident mortel où j’avais réchappé, je perdis la mémoire épisodique ? L’encodage et le stockage émotionnel des événements douloureux ne devaient plus se faire correctement. Mon ange avait dû négocier avec la mort et lui donner quand même quelque chose à se mettre sous la dent.

Et puis un jour, alors que je tentais d’apprendre le Tai Chi Chuan avec Henriette, quatre-vingt-sept ans et mille ans d’expérience, lors d’un OUI et non pas d’un « Oui mais » répété sans cesse comme une excuse à ce qui Est,  je fus conduit à la Flaque originelle. Je me vis dans la glace, courbé, bossu, tordu, les dents en avant, le cou en l’air, les yeux perdus dans l’attente du néant des âmes déchirées. Sans jugement,  je me redressais comme un arbre dans les bois ivre de soleil. Un miracle de plus dans l’Infini. Je sursautais de tant de facilité à se mettre debout alors que pendant plus de vingt ans j’avais tenté de me hisser vers moi-même.

Dans ce miroir vivant, je n’ai vu qu’une eau claire et je me suis miré dans cette clarté simple. C’est alors que tout doucement, silencieux de tous côtés, en observant mes cicatrices, j’ai remarqué un scintillement, une lumière douce, un petit ver luisant dans l’obscurité abyssale. Je me suis approché plus près encore jusqu’à vouloir tomber dans l’eau limpide et j’ai vu mille étoiles sur mon visage d’ange. J’étais… oui, oui, j’étais la voie lactée, l’empreinte de l’Esprit des mondes, le Livre de l’indéfinissable. Irrésistiblement attiré par ces clignotements de lumière, j’ai plongé la tête dans l’eau du ciel pour percevoir derrière ce vaste voile… Le temps semblait s’étirer comme une marée quittant les berges du passé. Mon attention était totale et j’ai vu écrit, en lettres étoilées, des signes sur la chair de ma peau griffée. Des courbes dansaient nonchalantes, des signatures s’étiraient en volutes, des hiéroglyphes se révélaient comme un langage énigmatique. Emu aux larmes sucrées de mon cœur encordé à mon âme exaltée, je vis des mots qui  valsaient dans le vent furibond venu de nulle part. Le vent porteur de tout était un Souffle et  semblait emporter cette écriture secrète s’égrenant comme un chapelet de paroles. J’ai suivi le fil des mots comme un vol d’oies sauvages mû par l’instinct de vivre. Sur ma peau abandonnée, transparente, en extase, les mots écrivaient des phrases que mes lèvres reconnaissaient comme des mets succulents déposés dans ma bouche. Des mots, des phrases, un livre entier, toutes les bibliothèques du monde étaient tartinées sur le minuscule espace de mon être. J’ai sorti ma tête hors de l’eau pour respirer un autre air plus connu ; je me suis épousseté comme un chien mouillé et toutes les étoiles dans mes yeux se sont envolées et se sont collées au plafond du ciel.

Souvent je lève la tête sans oublier la terre d’où je viens et je contemple mon exploit. Comment puis-je croire désormais aux flaques et à la boue projetée dans l’immensité du vivant ?

  • je suis d'accord avec toi. Xian

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Ch jardin 2 92

    Christian Boscus

  • les humains ne sont pas des rats d'égouts dégoutants... ces petits rongeurs reçoivent nos misères. Je crois que l'humain peut être parfois encore plus sale! Meurtri? Non rêveur chanceux qui se laisse porter par les petits bonheurs mais conscient aussi et surtout des ténèbres qui nous entourent. Le plus dramatique, ce n'est pas mourir le corps souillé ou parfumé à la violette, le plus terrible est de mourir sans avoir eu la moindre connaissance de l'infinie richesse au plus profond de nous même, c'est à dire la lumière de notre coeur!
    Merci pour ce texte

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Lisbonne 27 29 juillet 2010 028

    Frédéric Cogno

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