Les journées d'une enfant harcelée.

same

J'ai vu sur un site d'info qu'une petite fille de 9 ans avait réalisé une course de 58 kilomètres pour dénoncer le harcèlement scolaire dont elle était victime. Je me suis dit: et toi, que fais-tu?

Imaginez. Vous pénétrez sur votre lieu de travail. Les rires commencent. Les chuchotements. Il y a les regards. Vous marchez. Vous baissez les yeux. Vous percevez des paroles. Des personnes s'approchent de vous. Elles vous insultent directement. Face à face. Vous ne les connaissez que de vue. Certaines vous bousculent. Un coup d'épaule. Vous avez peur. Vous êtes humiliez. Un croche pied. Vous manquez de tomber. Vous continuez à marcher.

Il y a ce sentiment d'angoisse qui ne vous quitte pas. Parfois vous percevez de la pitié dans des yeux qui se baissent. La peur est là, au creux de votre ventre. Dure. Une rage sourde, étouffée. Le couloir vous semble grand. Immense. Infini. Les minutes durent une éternité. Vous cherchez à vous cacher mais on ne voit que vous. Vous avez peur. Vraiment peur car l'attaque est imprévisible. Elle peut venir de partout. Arbitraire. Violente. Sournoise.  Vous ne voulez pas rester immobile. Aucun endroit n'est sûr. Il n'y a personne à qui demander de l'aide. Certaines présences vous rassurent mais les mots contondants continuent de vous percer malgré elles, sourdes, aveugles, désinvesties. La peur a envahi votre vie. Elle est dans chacun de vos membres comme des fourniments perpétuels. Vous êtes un monstre.  La monstruosité. Tout le monde vous le dit. Tout le monde à raison. Personne ne contredit tout le monde. Votre vie n'a pas de valeur. Il y a vous et le reste du monde. Les gens normaux et l'anomalie.

Et puis enfin, vous entrez dans cette pièce où se trouve les autres. Vous vous asseyez seule près de la fenêtre. Les autres vous évitent comme si votre maladie était contagieuse. Vous voudriez tellement être invisible et vous êtes colossale. Autour de vous, les autres rient. S'amusent. Vivent. Vous regardez leurs corps fins. Vous arrêtez de respirer un instant. Vous enviez. Vous enviez fort. Vous enviez ceux qui vous détruisent comme s'ils avez raison de le faire. L'heure tourne et la torture, dans les espaces entre, reprend de plus belle. La haine. La méchanceté est dans votre vie jusqu'à la délivrance de la dernière heure où les fauves affamés sont lâchés dans la nature. Vous êtes alors la proie et ils sont à vos trousses. Parfois, on vous bat. On vous encercle. Vous rasez les mûrs, faites des détours, changez d'itinéraire. Vous marchez dans la peur en fuyant du regard l'ombre qui vous poursuit. Une ombre bossue. Les prédateurs peuvent vous surprendre à chaque coin de rue. Il n'y a  que la porte verrouillée sur vous et silence de votre foyer qui puisse apaiser la terreur avant que tout recommence, le lendemain.

Chaque jour me renvoyait l'image de ma différence et  j'en souffrais chaque jour davantage...

On est jeune à 13 ans pour comprendre ce qu'est la méchanceté. A mon époque on ne parlait pas du harcèlement scolaire. On ne nommait pas ce mal. Je n'ai pas compris. Je cherche encore, je crois. C'était juste violent. Comment quelques filles entraînent les autres à être mauvais? Comme des adultes le font. Par l'intimidation, le charisme. Elles avaient quoi ces filles à part de grandes gueules? De vrais problème comme moi. C'est le manque de confiance qui pousse à la tyrannie. Être bourreaux n'est-il pas un problème encore plus sérieux que celui d'être victime? Un besoin de faire du mal est un état effrayant... C'est loin d'être enviable. Nous méritions toutes un suivi psychologique.

"Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça?"

Je crois qu'un enfant prend ce type de harcèlement un peu comme une punition. On dit souvent aux enfants: "si tu n'es pas sage tu seras puni!" où "Les enfants sont méchants" pour justifier qu'à l'école il y a les dominants et les dominés.

Peut-être parce que je n'étais pas une enfant sage, j'acceptais ma punition sans en parler aux adultes. Bien sûr avec le recul, je sais qu'il ne s'agissait pas de punir ma personnalité mais juste une simple différence physique. C'est pire encore. On me maltraitait juste parce que physiquement je n'étais pas comme les autres. Plus ils m'insultaient, plus ils m'affaiblissaient et plus ils m'affaiblissaient, plus je m'affaiblissais et plus ils se sentaient puissants.

J'ai découvert le sadisme à 13 ans. Ça peut tuer et ça tue. C'était une forme de ségrégation. Ces gamins-là représentaient une forme de régime autoritaire et je représentais à leurs yeux la partie de l'humanité qui ne méritait pas de considération. J'ai appris l'importance de la tolérance en vivant cela. Nous sommes tous différends. Nous sommes tous particuliers.

Moi, je mourrais de tristesse. Je mourrais du vide qui c'était installé en moi petit à petit, tout au long de mon enfance. Je mourrais de l'indifférence. De la solitude. De l'ennuie. Du laxisme. Du manque de cadre. Certainement de ne pas avoir été assez aimée aussi et surtout d'être détestée pour ce que je donnais à voir. Mon enveloppe.

J'étais différente parce que j'étais "grosse". Aujourd'hui, je dirais "ronde" car les choses on changeait. Heureusement, de belles femmes montrent la voix d'un épanouissement possible mais dans les années 90 on disait "grosse" sans ménagement. J'étais plus que ronde, j'étais obèse. C'est le terme clinique. Le terme exact pour ce que j'étais à l'époque, mon état, ma maladie. 46 d'IMC: État d'obésité morbide. Personne n'est bien dans cet état. Personne... On pourra me dire tout ce qu'on veut. Aujourd'hui, ça me semble surréaliste quand je lis les problèmes de santé que cela suppose.

A cette époque là, je n'étais même plus une post ado, j'étais une obèse. Être obèse à 13 ans m'a  déshumanisé. Aux yeux des autres, j'avais l'impression de ne pas être humaine. A l'école, dans la rue, quand je faisais les boutiques. J'avais la sensation de faire honte à ma mère. Elle qui plaçait la minceur en modèle absolu. L'apparence tenait une grande place dans sa vie, peut-être même toute la place. Quelque part, j'avais voulu la contrarier parce que j'avais vite su que je n'étais pas la fillette idéale.

Pendant longtemps, j'ai pensé que j'avais été harcelée parce que j'étais obèse mais, il y a peu de temps, en commençant l'écriture de ce texte, je me suis rendu compte que c'est le harcèlement qui avait fait de moi, une obèse.

J'ai pris 30 kilos cette année-là. 30 kilos en une année scolaire.... C'est incroyable... l'acharnement et la tristesse m'ont fait plonger dans deux addictions.

La première à la nourriture et la seconde à un somnifère en vente libre. C'est un produit qu'on donnait assez facilement aux enfants pour les aider à trouver le sommeil, dans les années 80. Ma mère l'avait évoqué. J'étais soumise aux insomnies depuis l'âge de huit ans. Mes pensées m'ont toujours encombrées. Enfant, j'avais du mal à "faire le vide". J'ai un petit vélo dans la tête qui roule toujours. Avec le temps j'ai appris à contrôler ce flux pour me reposer mais à cette époque précise j'étais submergée dès la nuit venue.

J'avais peur que la nuit vienne et surtout de ce moment où le silence se fait dans la maison. Ce moment où je savais qui ne restait plus que moi éveillée. Le silence, les petits bruits électriques, les craquements bizarres rendaient l'angoisse de plus en plus grande au fil des heures qui passaient. Le harcèlement m'avait rendu insomniaque. Je ne dormais plus. Je ne sais pas si je craignais plus la nuit que le jour ou le jour que la nuit. J'étais malheureuse quoiqu'il arrive éveillée. Ce qui est certain, c'est que je ne voulais pas que le jour suivant arrive et pourtant le silence de la nuit me terrorisait. Dés que le silence se faisait mes pensées m'envahissaient au point de ne plus pouvoir trouver le sommeil. J'étais dans une réalité parallèle. Si je n'avais pas ce médicament, je paniquais comme un toxico qui n'a pas sa drogue et la nourriture en était une deuxième ou plutôt le remplissage du corps en était une deuxième. J'ai passé un an à m'enfoncer lentement sans que personne ne réagisse autour de moi. J'étais aussi énorme que transparente. Je gonflais jusqu'au point d'éclatement.

Quand on coule tout au fond de la piscine, il n'y a que trois solutions: La première s'y noyer, la seconde demander de l'aide, la troisième donner une grande impulsion sur le sol et retrouver la surface. C'est ce que j'ai fait, en quelques sortes.

J'ai atteint un point de non retour. Le plancher de la piscine. Soit j'avançais dans cette mort, soit je me décidais à vivre et à vivre comme je le voulais.

Je me suis délivrée au moment où les cheveux d'Angélique sont restés dans mes mains. Ça s'est passé en cours de sport. Le cours de sport ou l'antichambre de l'humiliation. C'était la fin de l'année scolaire, le professeur avait disposé deux bancs face à face. Sur les bancs étaient assis deux groupes d'élèves. Angélique une des plus virulentes filles de ma classe a commencée à se moquer de moi pour tuer le temps, j'imagine. J'ai d'abord baissé la tête, honteuse. J'encaissais chaque mots comme des uppercuts qui m'atteignaient dans le dos. Et puis, à un moment, je me souviens avoir tourné la tête sur ma droite et là, j'ai vu notre professeur qui riait à ses "blagues", discret, la bouche cachée partiellement par sa main.. La colère est montée. Au delà de la colère: La rage. L'indignation. Angélique galvanisée par l'impact de ses mots sur un si bel auditoire a poursuivi ses insultes. Les autres ont ris de plus belle et les cheveux crépus d'Angélique ont atterri dans ma main après qu'elle se soit retrouvée au sol, la tête entre les jambes.

Je me suis levée, je l'ai attrapé. Je l'ai jetée au sol. Devant tout le monde.

La violence n'est jamais la solution à un problème mais putain ce que ça m'a fait du bien! Vous n'imaginez pas...

Je quittais le gymnase en pleurs. Je n'ai pas été collé. Je ne suis pas retournée en cours. J'ai redoublé alors que je ne le méritais pas. Angélique ne m'a plus rien dit...Mes parents ne m'ont pas changé de collège et ils n'ont jamais vraiment compris...

Ce n'est pas tous les jours qu'on est violent... C'est choquant. J'ai très peu de souvenirs de cette année-là mais ce moment lui est très précis, c'est celui où j'ai pris ma vie en main. Je ne le regrette pas un instant.

C'est une lourde décision quand on a que 13 ans que celle de se battre et de se battre seule.

Je crois que je ne me suis jamais vu comme les autres me voyait. Oui, il y a avait bien cette gamine obèse de 13 ans qui était là et bien là dans les yeux des autres et dans la réalité de ce moment présent puis, il y avait celle qui existait dans le futur. J'étais tout le temps avec cette moi que j'imaginais. C'est spécial comme façon de voir les choses mais je niais le présent. A aucun moment, je n'imaginais être aussi imposante dans cette réalité future. Non, j'étais "normale" même belle. Je savais que cet état ne pouvait pas durer. J'en était convaincu très profondément même si je n'en parlais pas.  J'étais juste la prisonnière d'un corps et d'une vie qui n'étais pas la mienne comme une princesse enfermée dans une malédiction.

Je me suis délivrée seule. Il n'y a personne d'autre pour venir nous sauver quand le mal est aussi profond. On est seul à posséder les clés et elles sont forcément quelque part.

Après l'épisode des cheveux, je n'eus qu'une obsession: maigrir. Maigrir pour ne plus subir, maigrir pour montrer au monde ce dont j'étais capable, maigrir pour me trouver et simplement pour vivre comme tout le monde.

Mes parents cet été là venaient de déménager à la campagne. Après avoir analysé la situation, je me suis mise au régime et j'ai commencé à faire du sport. J'ai commencé à courir. Tout les matins et parfois même deux fois par jour, je suis allée courir. Je mettais mon baladeur sur les oreilles, ma musique entraînante, plusieurs couches de vêtements pour transpirer et je courais. Au début un petit peu puis de plus en plus. Mon souffle s'est vite amélioré. Mes parents continuaient à remplir le frigo bien qu'ils connaissaient mes intentions. Je résistais du mieux que je pouvais aux tentations. Je me faisais mes rectangles de poisson bouilli et mes haricots à l'eau toute seule. Ma famille critiquait mes "repas particuliers" mais je tenais bon. Je craquais bien sûr mais je tenais bon le cap de ma rééducation. En un été j'ai perdu plus de 20 kilos.

Les trente restants, je les ai perdu avec le temps. J'ai rencontré des amies formidables l'année suivante. Je les en remercie. Je ne l'ai jamais fait. Ce sont eux qui m'ont permis de vivre comme tout les autres et c'est avec eux que j'ai abordé l'adolescence dans des conditions plus "normales". On peut faire un bout du chemin seul mais c'est toujours la considération des autres qui nous rend vivant. J'avais tellement besoins d'amis. D'un groupe, de parler et de rire.

Les moqueries n'ont pas disparu comme par miracle mais je crois que le fait d'avoir osé casser la gueule la à une caïde m'a donné une certaine posture. J'étais dans un collège de banlieue où le "respect" se joue dans la capacité à soutenir les regards.

Au lycée, j'intimidais les autres sans même en avoir l'intention. J'étais une ado distante et froide. J'avais compris que garder un regard fixe et un visage impassible en toute circonstance donnait une certaine impression de confiance en soi alors que ça masquait, le plus clair du temps, ma timidité mais ça me protégeait des attaques. On s'attaque plus difficilement à un mûr. J'ai jamais discriminé personne, ni harcelé qui que ce soit, j'ai toujours eu plutôt tendance à défendre.

J'ai était boulimique jusqu'à l'âge de 21 ans. Les crises survenaient quand je me sentais en situation d'infériorité ou que je me sentais seule ou mal à l'aise en société. J'ai quitté le domicile de mes parents et leurs problèmes qui n'étaient plus les miens et tout s'est arrêté. Comme quoi...

Le plus important c'est de faire attention aux enfants, leur parler, les regarder mais aussi parfois savoir les contrarier. J'ai souffert de tous ces manques et même si j'aime mes parents et, qu'ils ont été, sur de nombreux points, de bons parents, je garde en moi une certaine rancune pour le manque d'engagement qu'ils ont eu à notre égard. C'est l'engagement qui évite que les manques s'installent...

Cette année de quatrième est la pire de ma vie. Aucune autre épreuve n'a était aussi difficile à surmonter. Ça m'a profondément marqué. J'ai eu beaucoup de mal à écrire ce texte parce que  je n'ai jamais parlé de cet épisode de ma vie aussi précisément. Pourtant, c'était il y a 23 ans. Une année de traumatisme reste toute une vie. Moi, je fais partie de ceux qui s'en sorte bien. Mais ce n'est pas le cas pour tous les enfants.

Je ne serai jamais vraiment quelqu'un d'à l'aise avec les autres, c'est comme ça. Il faut juste maintenant faire en sorte que ce problème du harcèlement scolaire cesse d'être banalisé et qu'il y ait une vraie prise de conscience sur le fait que la cruauté entre enfants n'est pas plus justifiable que celle entre adultes.

Je ne veux pas que cela arrive à ma fille.


  • Bonjour Suzanne. J'ai fait ce texte pour plusieurs raisons: La première, pour tenter de faire ressentir à des adultes ce que peut être le quotidien d'un enfant harcelée. Je pense qu'on minimise constamment Ce n'est jamais expliqué précisément. Pourquoi? Je ne sais pas. Mais si la même histoire arrive à un adulte en entreprise, il y a (pas assez souvent) plainte, poursuite et sanction mais si cela arrive à une enfant, il a du mal à être entendu (voir être cru), il n'y a pas de plainte et surtout rarement de sanction et ça pour moi c'est grave. De plus en plus d'enfants, se suicident à cause des sévices psychologiques qu'ils subissent et sincèrement, pour l'avoir vécu, il y a de quoi. Aujourd'hui, la cruauté est passée au degré supérieur avec le cyber-harcélement. Il est vraiment temps, qu'on mette en place un système pour déceler les souffrances, les guérir et punir les coupables. Les bourreaux manquent-ils de repères? Certainement, mais rien ne peux excuser la cruauté. L'anormalité est dans la cruauté et je ne l'entends jamais dire lorsqu'on parle de harcèlement scolaire. Après un suicide, il faut une réponse pénale. Les ados doivent être responsables et leurs parents aussi. Comme tu le dis, on ne doit pas perdre le contacte avec un ado, on est parent, on a des responsabilités, on est responsable d'eux et leurs actes. De leur bonté ou de leur cruauté. Le miroir de nous même, de nos valeurs, et de notre éducations. Il m'a fallu 23 ans pour écrire un texte aussi précis. Je me sens encore honteuse, c'est totalement absurde. Moi, je n'ai rien fait. J'ai 37 ans. Alors un gosse de 13 ans...

    · Il y a plus de 7 ans ·
    2016 01 24 15 24 47 015

    same

  • Ton texte m'a beaucoup ébranlée; en tant que mère , cette souffrance qu'il recèle m'interpelle, mais aussi ta formidable capacité à rebondir. On a si vite fait de perdre le contact avec un adolescent, il y a un moment de la vie où ce lien est fragile où il faut parfois dépenser beaucoup d'énergie en tant que parent pour le maintenir. La violence de ces ado c'est aussi le manque de repères, il faut sans cesse en tant que parent "assener" ses valeurs, et dire ce qui est bien et ne l'est pas.

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Photo

    Susanne Derève

Signaler ce texte