Les larmes n'ont pas de titre

Stéphan Mary

Le 7 janvier 2015 il ne me reste que les mots à accoler aux crayons d'une liberté d'expression assassinée

Partir loin, le plus loin possible de ce monde odieux, minable, sans point de repère si ce n'est celui de la guerre qu'elle soit lapidaire ou larvaire, de cette violence inouïe qui nous flingue les je-nous au point d'avoir mal tellement mal pour se relever. Partir loin de cette haine à la Le Pen toutes générations con-fondues dans la récupération exécrable sur le dos des morts.

Je me souviens d'une photo où l'on voyait un oiseau sur un rocher au beau milieu du Gange puis cette nécessité de regarder plus près et de prendre conscience que le rocher était le ventre d'un homme mort que le fleuve charriait dans l'indifférence générale. Je me souviens qu'à cet instant, j'ai compris que si l'on ne respecte pas la vie, les vies, il n'y aura pas assez de tombes pour tout le monde, simplement des corps mous rangs entassés les uns sur les autres que l'on nommera fosses communes ou charniers, c'est selon mais combien n'en ont rien à foutre ?

Je ne sais plus quoi penser quand je croise dans la rue un anonyme avec une barbe d'intégriste et je m´interdis formellement de faire un délit de faciès mais ce barbu là m'interpelle. Et cette femme dont je ne peux même pas voir les yeux puisque toute de noire vêtue, elle regarde par terre en avançant à l'aveugle tout en portant son sac de courses sur le seul chemin autorisé par ces intégristes sans aucune limite quelque soit la religion. Au delà de cette limite il y a la haine et ses châtiments, lapidation de toute dignité, toute intégrité, toute possibilité de réfléchir, dialoguer, boire un thé. Dans ce moment précis, je pense peut-être à l'envers et j'ai honte de moi !

J'ai honte d'éviter cette femme qui sans chien d'aveugle poursuit son chemin dans la cécité la plus totale. J'ai honte de l'éviter au lieu de la croiser quitte à la bousculer un tout petit peu, juste pour qu'elle relève la tête et croise mes yeux mes excuses et mon sourire. Juste capter son regard, lui signifier en langue de ce signe qu'elle a le droit de voir, le droit de prendre cinq minutes pour s'asseoir sur un banc et regarder autour d'elle avant de repartir droit devant, ombre à peine perceptible diluée dans le bitume fumant quand la haine fait monter la chaleur caniculaire de l'intégrisme brûlant même les mieux chaussés. Les intégristes, les fondamentalistes qui abattent, décapitent, égorgent, lapident, fusillent, pendent etc etc etć'est selon la région et ses coutumes, au nom de textes jamais lus en version originale.

Envie de partir ailleurs mais je ne serais bien nulle part. Partout des grillages y compris autour des clubs de vacances où la misère d'un pays fait s'agglutiner des dizaines de petits mômes qui n'ont pas assez d'espace pour passer leur mains à travers les mailles des filets de barbelés dressés afin que la richesse soit protégée de la pauvreté. Regarder en face et y voir cette mer si calme, si belle dans ce couché de soleil si merveilleux, le prendre en photo. "Quel beau souvenir c'était merveilleux et avec les youlélé on avait la chance de ne pas entendre ces petits voleurs. Tu leur tends une pièce et tu en as vingt cinq qui arrivent en courant. Ca a même failli nous gâcher notre séjour et puis Jean-Pierre s'est inscrit pour faire du ski nautique et nous a bien fait marrer. Alors les petits cons au bout d'un moment tu les oublies, tu ne les entends même plus. On s'habitue à tout tu sais."

J'ai honte !

Partir ailleurs loin très très loin. Une seule destination : là-bas dont tu ne reviendras jamais. Et puis avec un peu de réflexion et malgré une immense fatigue due à un énorme choc dû à un trou béant avec la perte de ceux qui se servaient de leurs crayons pour dessiner. Ils n'esquivaient pas, ils esquissaient les contours de la médiocrité, de la vulgarité de l'interdiction de penser. Leurs crayons étaient taillés pour dénoncer, leurs dessins déboulonnaient à dessein le silence sentencieux de tous ceux qui hurlent "Òla, je ne savais pas !". Ils s'octroyaient le droit de caricaturer ce manque de liberté en restant fidèle au concept de l'irrespect envers toutes les dictatures, les nationalismes prônant l'oligarchie fanatique au nom de la puissance d'un dieu et peu importe le nom qu'on lui donne. Alors parce qu'un dessin vaut dix milles mots et plus, parce que je ne sais pas dessiner, il me reste le verbe et l'interjection : OUI je veux dire NON ! Oui je veux que cette femme qui avance dans la nuit noire de son habit quasi ecclésiastique me voit venir en face et m'évite en souriant. 

Alors je n'aurais plus honte

Et je serais fièr'e de nous


Image/Dessin : Milo Manara, publié dans le Corriere del Veneto. Il rend hommage au dessinateur Wolinski, décédé dans l'attentat contre Charlie Hebdo.

Signaler ce texte