Ligne 9 ou 36 stations de pensées intimes

louison-ty

Maintenant que je suis entré comment je vais en sortir ?

D'accord, je m'avance vers le fond, d'accord oui je m'aplati, je m'étire, je me faufile, je me place, je me coince, je bouge plus. Pourquoi tous ces gens s'obstinent-ils à monter ? Nous sommes déjà serrés comme des prisonniers en transfert, comme des bêtes qu'on emmène à l'abattoir. Mais regarde ! Retourne toi et regarde, il y en a un dans deux minutes Du Con ! Mais oui c'est ça, pousse nous, enfonce nous, fait nous fondre dans le métal. Je me sens insignifiant. Pire, invisible. C'est terrible d'être invisible. Monsieur, euh m'sieur, vous me marchez sur le pied. Pas de pardon, bon d'accord, soit. Connard.

Il roule comme un malade on se croirait dans le train de la mine. S'accrocher à la barre, voilà. Mais, qu'est-ce que ? Ça pègue, c'est gras, c'est ignoble. Il m'reste des mouchoirs ? Si je tiens la barre avec un mouchoir on va m'prendre pour un bourgeois, et j'suis pas un bourge. On nous traite de bouseux après ça ? Je préférerai encore enfouir ma main dans une bouse de vache que de toucher cette barre tous les jours. Tout de même, cette pellicule doit contenir les germes de…de combien d'ailleurs ? De milliers ? De millions de personnes ? Il est 18h, ça fait beaucoup de germes en une journée oui. Je ne sais même pas combien ils sont dans cette ville. Avec moi en plus, ça fait trop. Ma main glisse, elle est moite. Alternons. Non, j'ai sacrifié celle-ci, je garde l'autre propre. Si je dois me gratter le visage avec cette main j'aurai sur ma peau toute l'histoire de cette journée parisienne, toutes les histoires des passagers courront sur mon épiderme et celles des passagers des autres métros et d'ailleurs aussi. On peut remonter loin comme ça. Peut-être jusqu'à celle d'une personne que je connais. On a déjà des milliards d'acariens sur la gueule on va pt'être pas en rajouter avec ceux des autres.

Putain, il fait chaud, pourraient mettre la clim au mois de juillet. Capitale mon cul, il date des années soixante ce train c'est pas possible. Ça y est je transpire, ma chemise sera ruinée arrivé là-bas. Ça va faire bien tiens au rendez-vous, le dos trempé, les auréoles sous les bras. Pourquoi suis-je le seul à transpirer ? Arrête de gigoter.

Argh, combien d'arrêts déjà ? 36… Je ne tiendrai jamais. J'aurais dû prendre un livre. Marie me l'avait conseillé. J'aimerais savoir l'écouter. Depuis quand je l'écoute plus ? Je ne sais pas. Au bout de cinq ans on peut plus être comme au début. Mais cinq ans c'est pas grand-chose. Dans dix ans ça sera comment ? Dans dix ans j'aurais 44 ans. Merde. Ça fait vieux 44 ans. Papa a eu sa crise cardiaque à 46 et je le trouvais jeune mais vu d'ici ça fait vieux. Donc dans dix ans je serai un vieux jeune en sursis d'une mort soudaine, probablement provoquée par un trajet comme celui-ci. Maman a raison, il faudrait que je fasse du sport. Depuis quand je l'écoute plus elle aussi ?

On s'arrête. Une panne ? Parfait, plus de lumière. Un voyageur malade ? Un suicidé oui. Pourquoi ce terme de « voyageur malade » ? Si je vomi là, sur les chaussures trop cirées du gars en costard, arrêteraient-ils le métro ? Ou si, sous le poids du parfum bas de gamme de cette femme - qui cocotte dans la chaleur aussi torride que putride de notre agglomérat, je venais à m'effondrer contre le sol décoloré de gris dans des convulsions épileptiques, s'arrêteraient-ils ? J'en doute. Un voyageur malade c'est vrai que c'est moins violent. Ça permet aux autres voyageurs de ne pas être troublés, de pas ressentir, de continuer, de rester dans leur bulle. Pourtant ils le savent tous aussi bien que moi, le malade est un suicidaire, un suicidé, un corps sur des rails, un désespéré. Ils pourraient faire ça chez eux. Des emmerdeurs jusqu'au bout. Je me demande si on meurt sur le coup. On se fait couper en deux peut-être et on est toujours vivant. Ça me rappelle cette femme qui s'est faite pousser sur les rails et qui avait mis des minutes pour mourir en se vidant de son sang. J'ai lu ça dans un magazine de Marie. Pourquoi je lis des choses pareilles ? J'me mettrai plus jamais au bord du quai.

Parfait, à ce rythme je serai en retard et transpirant, en retard, écrabouillé, piétiné et transpirant, en retard, écrabouillé, piétiné, transpirant avec une main moite couverte de germes. Ils ont tous l'air de s'en foutre. Ils sont habitués c'est sûr. On s'habitue à ça alors. A cette vie d'insecte, à ce voyage sale, à l'ignorance des autres. Tous des écouteurs dans les oreilles, pas un qui lit. Ah tiens si, le vieux là. Ah ben oui mais c'est facile de lire quand on a une place assise. Au moins laissent-ils les vieux s'assoir, tout n'est pas perdu. Voyage au bout de la nuit, lecture appropriée. « C'est une honte d'avoir attribué le Goncourt à tel individu » ça m'avait marqué le discours réac de ma prof de lettres, choqué même. Ah ce grand amphithéâtre, la soif de connaissance, quel bon temps c'était. J'avais bien aimé Céline, non j'avais adoré, allez avoue-le, au moins à toi. C'était pas bon d'aimer Céline, ça l'est maintenant ? On se faisait traiter de facho. Quels imbéciles. C'est une grande œuvre, l'homme je m'en fou mais putain son style est incroyable. Incroyable, voilà que mon vocabulaire s'appauvri. Je ne suis plus capable de critiquer une œuvre avec esprit. J'étais pourtant doué à l'époque. J'avais brillé au cours de rhétorique avec mon exposé sur La Préface de Cromwell d'Hugo. Comme on peut être fier d'un rien avec le temps. Putain, je suis triste à voir, encore fier comme un coq d'un truc d'il y a vingt ans et que je serai incapable de refaire.

Je devrais me remettre à écrire. Sur quoi ? Sur un voyage, un métro pourquoi pas. Les sujets ne manquent pas. J'suis devenu flemmard. Non, je suis devenu adulte. Non, c'est pas une excuse, c'est con. Je suis devenu peureux. Oui c'est plutôt ça, peureux de ne plus savoir, de ne pas aller au bout, d'être lu, de me relire. La relecture est une torture. Je me lasse de mes mots, adjectifs superposés, métaphores filées filasses, zeugmas ridicules. Je m'ennuie de mon rythme qui se berce seul dans un engourdissement témoin de ma fatigue et de mon irrégularité. Je me relis et je me vois et ce que je vois ne me plait pas. Faut-il s'aimer pour écrire ? Céline s'aimait-il malgré tout ? Faut de la confiance, s'assumer, faire des choix. Il ne suffit pas d'aimer écrire non plus ça se saurait, ni d'aimer pour écrire, non. Il faut quoi alors ? Le talent bien sûr mais pas que. Il faut du temps, oui, du temps pour non seulement écrire mais pour être en-dehors du temps. Il faut s'extraire du monde, il faut le vivre et le goûter puis s'en arracher violemment, par surprise. Il faut du temps pour écrire et beaucoup de temps pour vivre. Marie me prend beaucoup de temps. On est toujours fourré ensemble. Faut savoir être seul pour écrire. Je ne sais plus être seul, je veux plus. C'est peut-être pour ça que je reste avec elle finalement, pour pas être seul. Mais elle, elle reste pourquoi au juste ?

Ah ! On repart. J'aurai dû prendre un journal. Il y en avait plein à l'entrée du métro. J'ai toujours cette manie de ne pas vouloir prendre ce que l'on me tend… Combien d'arrêts encore ? Non, regarde pas, ça va te déprimer. C'est quoi l'arrêt ? Croix de Chavaux ? Oui c'est ça, juste avant le terminus de la Mairie de Montreuil. Je passe d'une banlieue à une autre sans me préoccuper de Paris, sans la voir.  Je fais du porte à porte. Mais je pourrais dire que je suis allé à Trocadéro, à Franklin-Roosevelt, Grands-Boulevards, République, Nation. Je pourrais me contenter de les faire trembler d'en bas, de laisser le métro faire sa visite guidée. C'est quoi la Croix de Chavaux d'ailleurs ? Ça m'dit rien du tout. J'aurais dû lire ce livre dont on me parlait, comment il s'appelle l'auteur déjà, petit acteur, accent parisien pointu de théâtre. J'aime pas bien son jeu. Ça me reviendra. C'est vrai que c'est pas bête comme idée de bouquin l'histoire de Paris avec les stations. Faut que j'arrête de pas lire les best-sellers sous prétexte que la majorité des gens lisent de la merde. Certains livres doivent être bons, un de temps en temps. Je juge trop, Marie a raison. La pauvre, comme je me moque de ses lectures. Faut dire qu'elle me cherche avec ses romans à l'eau de rose pour vieille fille frustrée. Ça en devient limite vexant. Et ils sont si mal écrits que j'ai mal aux yeux rien qu'en lisant les titres. Elle dit que c'est pour se divertir mais moi je peux lui conseiller des livres bien écrits et divertissants. Je suis fermé et arrogant mais c'est elle qui est fermée à ne pas vouloir m'écouter. La littérature c'est mon domaine. On s'écoute plus de toute façon. Elle me fait honte parfois en soirée à parler de choses qu'elle connaît pas. Pourquoi s'entête-elle à parler de pièces de théâtre, de peintres ou pire, de philosophes, alors qu'en fait elle ne lit que Télérama et regarde la télé-réalité de TF1 en cachette ? Elle recrache les articles du journal mot pour mot, parce qu'il faut être à la mode, parce qu'il faut être mondaine, parce qu'elle rêve de vivre à Paris pour toutes ces choses qu'elle ne ferait pas si elle y vivait. Moi je tombe pas dans le panneau. Je le lis aussi et honnêtement pour beaucoup de critiques, je fais tout l'opposé de leurs conseils.

Ça chatouille. Pousse ta tête, pousse ta tignasse frisée. C'est ma barre. Aïe ! Voilà qu'elle s'appuie sur ma main maintenant ! Ça va j'te gêne pas ? Elle sent pas ma main derrière son dos ? Attends voir, je vais la bouger un peu. Toujours rien. Si je souffle, elle comprendra pas. C'est à qui tiendra le plus longtemps. Je veux pas me battre, je veux pas être comme vous. Je l'enlève, d'un coup sec. Voilà. C'est quand même dingue ça. Comme si on avait la place pour s'accrocher ailleurs, faut en plus qu'ils prennent la barre pour un dossier. Maintenant s'il freine trop fort je vais m'écrouler, m'effondrer sur la dame à côté. Jolie, ça me dérangerait pas en fait. Ça pourrait être une rencontre atypique. Je suis le combientième à imaginer ça ? La rencontre amoureuse dans un wagon de la ligne 9. « Sur la ligne ils étaient des centaines à tanguer à l'unisson en direction de Montreuil. Un homme seulement n'y trouvait pas sa place, détaché comme un électron il se frappait contre la porte, contre les sièges, contre la barre centrale arrachant des ouille, des aïe, des argh. Il n'avait pas encore remarqué la femme qui pleurait à ses côtés avant de tomber dans ses bras au dernier freinage. » Ça ferait un bon début de bouquin. Ça doit déjà exister une histoire pareille. Je n'ai jamais d'idée très originale. Elle est très concentrée sur son portable. A qui écris-tu ? Jean. C'est rare aujourd'hui comme prénom. Peut-être son père. Non, ça serait écrit Papa. Son frère ? Lisons discrètement, la tête fixe, les yeux en coin. « On en parlera demain, pas envie de m'expliquer par messages. » « Non dmain jpeux pas, repas avec ma mère. Moi aussi g 1 vie. » « Tu me diras quand alors. Bonne soirée. » « C ça bonne soirée ». Il écrit mal ce Jean. Faut pas vous faire chier avec un homme qui écrit mal Mademoiselle. Vraiment. Mauvaise nouvelle, c'est pas son frère sinon il aurait écrit Maman. Ah moins que ce soit son cousin ou son demi-frère. On n'y pense jamais aux demi-frères. Elle m'a vue. Merde. Tourne la tête à gauche l'air de rien. T'es naze, c'est encore plus voyant. Je pourrais siffler les yeux en l'air que j'aurais l'air moins coupable.

Trocadéro. Ah mon Dieu, non ! Pitié, descendez, descendez. Dites-moi, à quoi ça sert que vous descendiez si ces gens vous remplacent directement ? Des tongs, des shorts, des blonds, des asiatiques, c'est le spot des touristes ici. Demain je devrais prendre du temps pour visiter la ville. Je pourrais appeler Martin pour faire une expo et quelques bars. J'aurais dû le prévenir que je montais, il est toujours occupé. Non, n'espère pas, non, ne lutte pas, non, je ne bougerai pas. Débrouillez-vous, c'est mon spot ici. Ils sont combien dans cette famille ? Une véritable colonie. Des américains, oui, cette accent mâché, prémâché, c'est bien américain. C'est plus classe dans les films d'Eastwood finalement. « You see, in this world there's two kinds of people, my friend: those with loaded guns, and those who dig. You dig.” J'adore ce film, je me le regarderai bien ce soir. Ça existe encore les vidéos clubs ? J'aimais bien aller au vidéo club le dimanche quand j'étais ado. On y passait des heures à chercher la perle pour se retrouver avec les films les plus pourris, mais on était content. C'est fini cette époque, nos gosses ont tout sous la main tout de suite avec internet. Même les pornos sont disponibles, y a plus de piquant, plus de galères, plus de secrets. Quel con s'est dit : « pour protéger les mineurs de la pornographie je vais demander de confirmer leur âge à l'entrée du site » ? Quel ado a sérieusement cliqué sur « mineur » ou « moins de 18 ans » pour finalement se rabattre sur le magazine Cosmo de sa sœur ?

Je meurs de soif. Marie elle a toujours une bouteille d'eau dans son sac à main. Me gonfle tout le temps pour qu'on s'arrête à une fontaine ou un café pour lui remplir. J'ai soif. Ma bouche s'empâte quand j'ai soif, mon haleine devient aigre. J'ai pas de chewing-gum. J'ai vraiment rien. C'est vrai que j'ai besoin d'elle. Je suis devenu dépendant de Marie, dépendant de tout, de son affection, de ses attentions, de ses remontrances et même de son autorité maternelle qu'elle a apportée. Elle me fait tout, ne me passe rien. J'accepte souvent sans rien dire parce que c'est pratique d'avoir quelqu'un qui veille, qui fait tout, dirige tout. Marie c'est aussi un putain de calendrier sur pattes. Elle se souvient de chaque rendez-vous, des anniversaires, je sais pas comment elle fait. Ça m'emmerde tout ça. Depuis quand je suis dépendant ? Je faisais tout moi-même avant, je détestais que maman me traite comme un gamin, je l'aidais à la maison. Papa mort, ça m'a appris. Je l'ai laissé, je me suis laissé faire. J'ai trente-quatre ans et j'suis un enfant.

Grands Boulevards, on a fait la moitié du chemin au moins. Il manquait plus que ça, l'accordéon typique. Putain pourquoi j'ai pas de la musique sur mon foutu portable ? La Bamba, c'est original. Et après il va nous faire du Piaf à tous les coups. Il joue pas si mal en fait. Il sourit lui au moins. Que les gens sont tristes, ternes. Allez je lui envoie un sourire de sympathie. Non, il va me demander de l'argent, ou peut-être qu'il va prendre ça pour de la pitié. Ne souris pas, écoute, non souris, c'est humain de sourire, c'est ce qu'il y a de plus humain en fin de compte. Piaf, voilà mon ami. Les gens ne te voit pas, ne t'entende pas. T'es celui d'hier, celui de l'autre métro, tu es un parmi tous les autres qui ne viennent même pas de ton pays mais pour eux c'est la même chose tu vois. Pour eux, moi j'suis un bouseux, un campagnard, un paysan. Pourquoi ? Ben parce que je vis en province, dans une ville de moins 100 000 habitants, parce qu'autour de ma ville y a des collines, parce que je peux respirer, parce que je peux sortir du béton en 20 min, parce qu'ils sont jaloux, parce qu'ils n'y connaissent rien, ne comprennent rien, parce qu'ils ont fait le choix de vivre ici et que ça les fait chier de voir que d'autres arrivent à vivre ailleurs, parce qu'ils pensent que toi, comme moi, on est des incultes d'étrangers. Mais oui, toi t'es un bouseux de gitan, moi un bouseux de bourguignon et puis c'est tout. Heureusement que j'viens pas d'la Creuse. Le vin, la viande, ça rattrape la Bourgogne à leurs yeux et puis ils ont leur maison de campagne hein. Une pièce, faut que je lui donne une pièce le pauvre. Non, on a dit pas de pitié donc juste une pièce sans le qualificatif réducteur. Il est peut-être pas plus pauvre que moi. Deux euros, c'est trop peut-être ? Tant pis. Salut vieux.

Bonne Nouvelle, ah bon ? Pour qui ? Qu'est-ce qu'y a bien pu se passer là-haut pour l'appeler ainsi ? Ils ont intérêt à en avoir une de bonne de nouvelle eux aussi. Traverser Paris pour rien, pour un non. Je déteste les entretiens d'embauche. N'y pense pas, ne pense à rien, vide tes pensées. J'ai soif. On me regarde, je sens un regard. Tiens, c'est toi. Jean ne t'écrit plus on dirait. C'est bien, c'est mieux. Baisse pas les yeux, sois pas con, souris lui gentiment. J'ai toujours été naze pour draguer. Encore une raison pour être avec Marie, j'pourrais pas me relancer dans la drague. Marie je l'ai même pas choisi. C'est elle qui m'a vu et elle m'a pris, j'ai laissé faire, comme d'hab. J'suis misérable. Elle a vraiment des yeux magnifiques, un vert pur, brillant. Arrêtes, je sais bien que tu fais semblant de lire. T'es troublée, moi aussi. Faites que tu ne descendes pas avant moi. S'il te plait, reste. Belles jambes. Beaux pieds, c'est plus rare. Je dois lui faire peur. Arrête de la regarder. Ces pieds, j'en reviens pas. Ceux de Marie sont pas supers. De la corne, un ongle fendu, trop plats aussi, pas comme elle, pas courbés comme une danseuse. Elle pourrait être danseuse. J'ai jamais fait l'amour avec une danseuse, ça doit être gracieux, aérien. Pense pas à ça, stop, calme. Merde. La main discrètement dans la poche, et voilà, comme du feu. La vieille m'a vu. Et alors mamie, ça te rappelle de bons souvenirs ? Peut-être que les vieux baisent encore. Cet article qui disait même qu'ils baisaient plus que nous. J'y crois pas trop à tout ça. En cinq ans, Marie a déjà réduit notre libido à de simples rapports planifiés en fonction de ses autres activités extra-professionnelles et surtout, en fonction de son calendrier lunaire. J'suis devenu une activité, ouais, un jouet occasionnel putain. Faut dire que j'ai plus trop envie d'elle non plus. J'ai envie mais pas d'elle. Je peux le faire avec elle mais je pense à une autre, à d'autres. Sa cousine c'était pas la meilleure idée, faut pas faire dans la famille. La serveuse du café ou toi tiens, toi je te ferais l'amour maintenant si on pouvait, si j'avais les mains propres et que tous ces cons descendez à République. On aurait onze arrêts, soient prêt de deux fois onze pour les arrêts plus disons trois minutes entre chaque pour grimper l'un sur l'autre, tester toutes les banquettes, s'enlacer autour de cette barre et glisser sur le sol qui nous ferait rouler de gauche à droite. Je toucherais tes pieds, la peau douce et blanche de tes mollets, tes cuisses je les devine déjà avec un duvet blond à peine visible, ta bouche elle est p'tite je la mange entièrement et je lèche tes lèvres fines je goûte ton rouge à lèvres, ta langue d'abord timide s'enfourne dans ma bouche, j'ai pris un chewing-gum avant, tout va bien, tu cambres ton dos pour offrir ton chemisier blanc, je vois la dentelle qui m'attends, je. Pardon ? Non, enfin oui, je veux bien m'asseoir merci. Pourquoi moi ? Merde, je sue comme un bœuf. Il a dû croire que j'allais claquer d'un infarctus le pauvre. Ça te fait sourire ma jolie ? Tu rigoles de moi ? Avec moi ? De moi, c'est certain. Ne te moques pas de moi, pas toi, on est parfait ensemble, si tu nous voyais sur les banquettes à s'encanailler tu te moquerais moins.

Rue des Boulets, parfait, ça me convient, j'aime beaucoup. Evidemment la signification d'origine ne doit pas être la même. Boulets de canons ? Là où on les stockait, les construisait ? Ou pt'être les prisonniers. Ils portaient des chaines avec des boulets il me semble. Je vais vraiment faire une recherche sur cette ligne 9 en rentrant. L'histoire c'est pas mon fort, ça se confirme. Qu'est-ce que tu lis ? Retournes-le, exhibes la couverture, dévoile le titre. Ahhh oui. Alors là tu m'en bouches un coin, bravo. Tu es parfaite. Neruda, Cent poèmes d'amour, version bilingue, poche de Gallimard, j'ai le même oui. Tu en es où à peu près ? Je connais par cœur. « Siempre », par-là sûrement. « Je ne suis point jaloux de ce qui m'a précédé. Viens avec un homme, ancré dans tes pas, viens avec… » Quoi déjà ? « milles » ? Non « cent » oui « cent hommes dans ta chevelure, viens avec milles hommes entre ta poitrine et tes pieds, viens comme le fleuve chargés de noyés et découvrant la mer furieuse, l'écume éternelle, le temps ! ». Comme il te va bien ce poème, comme tu le vis, tu le fais vivre aussi. Tu bouges tes lèvres, décortiques les mots, tu les croques. Tu as raison ça se déclame, ça se lit à la femme qu'on aime, qu'on désir, ça se lit pas seul, pas dans le silence de la tête, c'est du théâtre sans comédie, ce ne sont pas des mots mais des sons du cœur que la nature nous prête, ce sont des notes qu'il faut jouer pour qu'elles sonnent justes, c'est un tout trop délicat pour l'étouffer tu l'éteindrais comme une flamme de bougie en plein courant d'air, en murmures c'est beau. Je te le réciterai si tu veux. Je le susurrerai à ton oreille charmante pour t'endormir. Je lisais des poèmes à Marie avant mais elle était pas touchée, elle était flattée, elle comprenait pas, elle buvait mes paroles et elle se précipitait sur elles pour les embrasser, impatiente. Elle n'a jamais eu cette sensibilité pour l'art en fait. Pourquoi je ne pense à elle qu'en mal aujourd'hui ? Je l'aime plus ? Si, toujours, différemment, on se contente, on se laisse porter. Notre histoire c'est comme cette ligne 9, avec l'amour au-dessus de nos têtes qu'on regarde désarmés, on souligne l'amour, on l'écrit pas, on l'visite pas. On s'étouffe, on regarde plus les autres, on vit dans notre bulle les écouteurs dans les oreilles, c'est pas la même musique qu'on écoute, on rate les joueurs d'accordéons, les belles jambes, les sourires, on s'arrête, on recommence, on tombe en panne, on bricole, on repart, la vie nous traîne dans un wagon qui vieilli sur des rails qui grincent, on laisse faire, on a peur de descendre, faudrait pousser tout ce qu'il y a devant nous et avec le temps ça s'est rempli, on sait pas bien où on va, jusqu'au terminus, mais c'est quoi le terminus de notre histoire ? La banlieue ? Sans même passer par Paris, par la capitale. Putain Marie je t'aime plus.

Maraîchers, oui et après ? La Porte. On va sortir de Paris ça y est. J'suis en retard, j'y serai jamais. Est-ce que j'ai envie d'y aller après tout ? J'pourrais m'arrêter là, à la Porte. Tu t'en vas ? Toi aussi tu descends à la Porte ? Regarde-moi. Un signe de toi ma danseuse et je descends aussi. Je te laisserai choisir. Non, pour une fois c'est moi qui vais choisir. On arrive. Je reste, je descends, je sais pas, j'sais plus. Merde Marie ! Dans quel état tu m'as mis ? Dans quel état j'me suis laissé aller ? Ça y est, tu me souris. On s'arrête. Les portes s'ouvrent. Tu te faufiles comme une goutte d'huile dans l'eau, comme de l'eau dans une fissure, comme une fissure dans du béton.

C'est facile de sortir alors. Porte de Montreuil. 

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