L’ivresse de l’instant

selen-itoka

Un simple moment peut il briser une confortable routine ?

Je repose le verre de vin inachevé sur la table. Avec l'âge, l'alcool me monte vite au nez, et si je veux donner l'impression de prêter attention à ce que déblatère Charles, je dois préserver une lueur de lucidité. Je souris poliment à sa nouvelle blague, ignore le gloussement de sa femme, puis je pose les yeux sur la mienne, Diane. Comme à chaque fois que j'ai un peu trop bu, la même question se dessine dans mon esprit

 

Pourquoi suis-je encore avec elle ?

 

La question me revient souvent ces temps-ci, même si je ne bois pas plus qu'avant. Elle n'est pas le fruit d'une crise récente ou des palpitations de mon démon de midi. Simplement le constat rationnel de l'usure, terriblement banale, de notre couple après vingt-sept ans de vie commune. Les flammes passionnées du début sont éteintes depuis longtemps et nous marchons désormais sur des braises sans ne plus vraiment les sentir En faisant tournoyer mon verre de vin pour me donner une contenance et quelque chose à fixer, je fais le bilan de ce qu'il nous reste : l'histoire commune de la construction d'une famille, la complicité, l'habitude… Quant à l'utilité d'être toujours ensemble… nos enfants sont grands, partis et autonome, les crédits sont remboursés et la maison nous appartient.

 

Parlons-en de la maison. Elle est scrupuleusement séparée en deux parties : le sofa où elle lit ses livres. Le fauteuil, où j'écoute ma musique classique. Pour les films, le canapé commun, chacun notre côté. Chacun son coin de table, son tour pour la salle de bain, sa moitié de lit… moitiés que nous n'avons pas superposées depuis longtemps déjà. Son corps est toujours aussi beau, son léger affaissement dû à l'âge lui apporte un charme supplémentaire, une présence… Ma femme a toujours possédée cette attitude altière qui m'a séduite et qui s'affine au fil des ans avec l'assurance d'un bon vin. Malgré cela, nous nous endormons chacun directement à la fin de nos chapitres de livre respectif.

 

Charles n'arrête plus sur sa lancée, parle du bon vieux temps qu'il compare à maintenant, forcément moins bien, bref, sa litanie habituelle, qui m'amuse et me fatigue. Sa femme, comme toujours, acquiesce, la mienne me regarde par intermittence. Devine-t-elle mes réflexions ? Elle a toujours eu l'intelligence aiguisée et ce n'est pas son eau pétillante de ce soir qui va lui embrumer l'esprit. Hypnotisé par le tourbillon provoqué dans mon vin, je repars dans mes pensées.

 

Vingt-sept ans de routine, où nous nous laissons vivre et que les années passent. Automne, hiver, printemps, été. Toussaint, noël, pâques, 15 août. Champignons vapeurs, châtaigne au feu, betteraves en salade, poivrons grillés. Chaque saison sa routine, son évènement, son aliment. Comme ma femme, mes amis sont devenus des habitudes que je côtoie régulièrement. Encore quelques années à s'user au boulot, puis la retraite, puis la mort. Je frissonne de la vertigineuse simplicité du reste de mon existence.

 

Charles parle, sa femme acquiesce, la mienne me regarde et je finis mon verre. Il est temps de rentrer. Nous quittons le restaurant pour rejoindre la voiture.

 

Charles prend le volant en expliquant pourquoi il n'a pas laissé de pourboire au serveur. Sa femme surenchérie et s'installe à côté. Diane et moi sommes relayés à l'arrière et nous démarrons.

 

Une demi-heure de route pour rejoindre la résidence en bord de mer que nous louons chaque été ensemble. Une demi-heure de route que Charles, bien sûr, ne laissera pas silencieuse. Il commence dans le vif du sujet en critiquant les agissements du secrétaire d'état, sujet passionnant, à onze heures du soir dans la somnolence d'une voiture.

 

Ma femme, à côté, est silencieuse depuis déjà quelques minutes déjà, me laissant seul relancer poliment la conversation. La distance qui nous sépare, quelques dizaines de centimètre, me semble gigantesque. Cela fait des années que nos mains ne se cherchent plus dans l'obscurité.

 

C'est donc avec une totale surprise que je la vois soudain se pencher jusqu'à tomber, et poser sa tête sur mes genoux.

 

Surpris. Très surpris. Je ne sais pas comment réagir et mets bien trop vite ce geste soudain sur le coup d'une fatigue passagère à défaut d'un manque d'affection ou de désir… peut-être dû à l'alcool ? Elle n'a pas bu. Ne sachant pas quoi penser, quoi faire, je caresse machinalement ses cheveux. Dans sa chute délicate, sa main s'est posée sur ma cuisse. Lentement, ses doigts se replient et je sens ses ongles caresser ma jambe à travers mon pantalon. Ce geste est à la fois affectueux et… électrique.

 

« Tu ne penses pas qu'il aurait mieux fait de démissionner, Jean ? »

 

Jean, c'est moi, et c'est Charles qui me pose la question. Je réponds sans savoir de quoi il s'agit :

 

« Je pense que c'est plus compliqué ».

 

Je sens le visage de ma femme bouger sur mes cuisses et devine un sourire sur ses lèvres. La situation l'amuse, et je réalise bientôt que ses légers mouvements commencent à produire quelque chose d'inattendu chez moi et, pourtant, de parfaitement naturel. Une érection. Incontrôlable. Comme si elle se vengeait de toutes ces années où elle fut poliment mise en veilleuse. Je ne peux pas la réfréner et, bien sûr, ma femme doit la sentir.

 

Sans faire le moindre bruit, elle tourne la tête et son visage, alors, se retrouve collé à mon entre-jambe. Lentement, ses lèvres s'appuient sur mon sexe avec une telle passion que mon érection devient encore plus franche.

 

« Et le ministre des finances ? »

 

Je sursaute et laisse échapper « hein ? »

 

Charles fronce les sourcils et continue :

 

« Le ministre des finances. Lui aussi, tu ne penses pas que c'est un sacré … » et il repart dans son monologue sans quitter, heureusement, la route des yeux. Le corps de Diane réprime un petit rire. Ses mains s'approchent de mon entre-jambes, et, avec une parfaite minutie, elle défait un à un les boutons de ma braguette.

 

J'ai envie de crier « non », cela ne se fait pas, mais la surprise, l'ambigüité absolue de cette situation m'excitent comme je ne l'avais pas été depuis une éternité. Charles s'attaque désormais au premier ministre et la langue de Diane se colle à mon caleçon tendu par ma verge alors en parfaite érection. Du bout des doigts, elle ôte délicatement ce dernier tissu et enfin, pose avec une délicatesse infinie, ses lèvres contre mon gland.

 

« Qu'est-ce t'en penses, Jean ? »

 

Je n'ai aucune idée de ce qu'il vient de dire. Mais si je ne réponds pas, ou pas d'un air naturel, il va certainement se tourner et voir ce qu'il se passe. Tandis que les dents de ma femme glissent avec la pointe de douleur qu'il faut sur mon sexe en intense érection, je réponds de l'air le plus détaché possible que c'est plus compliqué, que la vision de la politique ne peut pas se réduire à l'action d'un seul homme. La langue de ma femme se pose sur mon gland et j'explique que si les hommes sont faillibles, c'est au système de ne pas l'être. Tandis qu'une profonde montée de plaisir bouillonne en moi, sous les coups de langue prononcés et affirmés de ma femme, je sors autant de banalités que possible pour le faire repartir dans sa discussion lénifiante.

 

Quelques voitures, pleins phares, nous croisent et éclairent par flashs ce qu'il se passe à l'intérieur du véhicule. Charles, les mains crispées sur le volant. Sa femme qui acquiesce en regardant la route. Et ma femme, en train de me sucer, de merveilleusement me sucer, de me donner la meilleure fellation de ma vie. Elle fait disparaître l'entièreté de ma queue à l'intérieur de sa bouche et le plaisir me traverse comme une décharge incompressible, et je tente de transformer mes grognements de plaisir en onomatopées d'acquiescements aux élucubrations de Charles.

 

Les mains de Diane me saisisse par les hanches et sa bouche, dans un silence toujours aussi diabolique, effectue de lents mouvements de vas-et-viens le long de mon sexe, le saisissant dans son intégrité, descendant, remontant, et mon corps se crispe, palpitent, se tend comme il ne s'est jamais tendu ses dernières années et je fais mon possible pour réprimer le cri de jouissance qui monte en moi.

 

« Tu n'es pas d'accord avec moi ? »

 

Je dois me mordre la main avant de pouvoir répondre.

 

« Je… pense que tu simplifies un peu.

Ah bon ? »

 

Il va se retourner ! Je pourrais signaler à ma femme d'arrêter. De se remettre droite. Mais je n'en ai pas envie. Je n'ai jamais ressentis une telle extase et le contexte décuple mes sensations, déchire la situation. Saturé de plaisir, tandis que la langue de ma femme tournoi autours de mon sexe, caresse les bords de ma verge, qu'elle mordille mon gland, me saturant de plaisir, j'articule une autre question :

 

« Est-ce que tu penses que le gouvernement est trop laxiste en matière de sécurité ? »

 

Gagné ! Il commence à partir dans une longue diatribe et m'oublie complètement. Diane accélère ses gestes, son intensité, sa puissance et sa fougue. Plus que mes sensations, je ressens son propre désir à vivre avec moi cette situation complètement folle, complètement imprévisible, et cette complicité décuple mon excitation à l'infini, attisé jusqu'au bout par ses mouvements qui s'accélère, par mon sexe qu'elle englobe dans son intégrité, jusqu'au fond de sa gorge… jusqu'au… jusqu'au…

 

Jusqu'à l'explosion finale.

 

 

Bruit du moteur.

 

« Et les caméras de surveillances, quoi qu'on en dise, c'est… »

 

Diane s'est redressée. Elle vérifie le bon port de sa ceinture, puis regarde distraitement le paysage nocturne à l'extérieur. Charles n'a pas fini de nous parler des zones de non-droits que nous arrivons d'un crissement de pneus sur les graviers de la résidence. Silencieuse, ma femme quitte le véhicule, me précède dans l'allée, et je vois son corps avancer devant moi. Et dans cette nuit mâtinée des crissements des grillons, je trouve la réponse à ma question. Oui, il y a la routine et ces habitudes, qui rassurent et emprisonnent. Mais il existe un autre élément que j'ai eu tendance à oublier. Un facteur, qui me donne envie de continuer à vivre avec cette femme avec qui j'ai déjà passé près de la moitié de ma vie :

 

L'ivresse d'un instant imprévu.

 

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