L'oeil tiers

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Le peintre bandait en dessinant et choisissait volontairement un langage cru pour parler à la jeune modèle : « chatte », « queue », « foutre » composaient la majeure partie de ses réparties. Et elle ne disait rien ; elle observait le peintre du coin de l’œil. Les jambes à demi croisées, elle jetait vers le peintre des regards discrets, car il s’enivrait de la vision de la muqueuse d'entre ses jambes, et il le faisait sans son assentiment. Aussi, elle s’assurait régulièrement de la distance qui la séparait du bord de la table sur laquelle le peintre appuyait un pupitre de fortune. Curieusement, la jeune femme ne semblait pas sur la défensive.

Depuis deux heures déjà, Sauber s’activait sur ses pastels et ses mines de plomb, tandis que la jeune femme posait toujours plus audacieusement. Elle posait sans retenue, mais sans vulgarité non plus, ce qui étonnait l’artiste tant et plus. Alors il dégueulait ses rassurants mots de boucher. Lorsque le regard de Sauber se posait sur la vulve couleur prune de la jeune fille, il sentait ses yeux se fondre dedans ; et il ne pouvait plus en décoller son regard, pétrifié par le désir et l’horreur que suscitait en lui le pubis de toute femme. Ce sexe-ci en particulier le fascinait, car la jeune fille le montrait sans se livrer, comme elle aurait montré un front blanc ou une épaule. Le peintre tenta quelques outrecuidances les unes derrière les autres, dans l’espoir de la déconcerter malgré tout.

Il finit par lâcher son crayon en même temps qu’un soupir énervé, et passa la main droite sur ses tempes grisailles. Sauber examina son dessin, écœuré, et déchira la feuille. Qu’est-ce qui ne marchait pas, ce jour-là ? La fille était gracieuse, plutôt jeune, et habitée d’une touchante vulgarité. Cette vulgarité-même était retenue par une belle pudeur, pudeur qui ne s’installait pas tant dans le corps de la jeune femme, mais en un autre endroit qui échappait délicieusement au peintre.

C’était pourtant le troisième dessin qu’il déchirait rageusement. Trois sur quatre. Cela ne lui était jamais arrivé auparavant, en trente ans de service. Les trois fois, il bandait brutalement, s’attardant sur l’échancrure de l’entrejambe, sur la chair indolente et ouverte que les filles habituellement ne souhaitaient pas laisser voir. Et dans la même élancée, subitement, il se retrouvait à s’appliquer à des détails anodins qui devenaient d’une difficulté incompréhensible et qui le glaçaient, amollissant ses testicules et le laissant désarmé. Sauber se sentait comme un débutant : il se concentrait éperdument, jusqu’à ce que la transpiration sur son front et son dos devînt glaciale.

Trois heures plus tard, Sauber finit par saisir enfin ce qui le tracassait. À chaque nouvelle pose, la fille plaçait une main ou un pied dans une posture qui supposait un raccourci d’une difficulté surnaturelle. Son exécution exigeait une prouesse de la part du dessinateur. Il n’était pas franchement humble et était reconnu de ses pairs pour son expertise dans l’art du pinceau. Mais la fluidité de son trait, aidée par la maîtrise de sa gaule, malgré tout se heurtait à des chevilles dissimulées, des doigts à plat sur le plan de ses yeux, et plein d’autres petits détails épuisants. Et il débandait. Pourtant, il s’assurait chaque fois que la pose lui convenait avant de se mettre au travail. Il décida d’être plus attentif.

 

Elle, de son côté, savait qu’elle n’était pas si innocente. Elle ne s’offusquait pas des chienneries goulues du peintre, mais chaque fois qu’il se mettait à glapir grivoisement, la jeune femme déplaçait insensiblement une partie de son corps de telle manière qu’elle devînt un handicap pour lui. C’était facile, car elle dessinait elle aussi, et savait bien ce qui provoquait cette espèce d’angoisse mâtinée de défi, surtout pour les hommes du métier qui se targuaient d’excellence. L’homme devant elle n’était pas le moins bon, loin de là, voire, sa peinture était d’un bel érotisme sans compromis. Mais elle ne souhaitait pas pour autant que la séance de pose ne dégénérât. Et puis, elle savait bien qu’elle avait un côté très légèrement pervers.

Elle posait pour la première fois de cette manière, en laissant voir indolemment les muqueuses de son sexe. Et à vrai dire, cela ne la dérangeait pas outre mesure. Il était amusant, en fin de compte, d’offrir à voir son intériorité à la vue d’un étranger.

Elle vit le quatrième dessin se déchirer rageusement entre les doigts un peu tremblants de Sauber. Il s’arrêta un moment et la pria de cesser la pose, tandis qu’il sortait une fine cigarette d’un étui en cuir. Il la porta aux lèvres en ravalant sa salive et l’alluma dans le même geste. Il semblait épuisé. Il prit une veste sur le porte manteau de l’atelier et la tendit à la jeune femme avec un imperceptible frisson. Elle le remercia, mais, non, elle n’avait pas froid. Lui, en revanche, se mit à grelotter vraiment ; mais il remit la veste à son emplacement d’origine. Il se rassit sur son tabouret face à elle. Il recommença à dessiner avant même d’avoir terminé sa clope. La gamine prit une pose accroupie, mi pisseuse, mi femme nomade d’autrefois. Sauber afficha un visage ravi et la feuille vierge fut très vite remplie de rondeurs et d’à-plats blancs et de couleurs.

Elle resta quinze minutes ainsi, et comme il était silencieux, elle se laissa bercer par une très sereine méditation. Le dessin était émouvant, et le peintre en eut un sourire reconnaissant. Pour la pause suivante, la fille était à cours d’idées. Elle hésitait encore entre un brin de fausse pudeur et une extrême vulgarité. Cette dernière, qui lui avait semblé au début de la séance quelque chose de difficile, lui apparaissait maintenant comme une évidence. Cette fois, elle s’allongea complètement, les jambes pliées de part et d’autre de la table, comme une femme qui accouche, le sexe complètement ouvert au regard du peintre. Il fut enchanté. Elle en fut secrètement mécontente : elle avait l’impression d’avoir donné à l’artiste quelque chose de trop précieux pour la trentaine d’euros qu’il allait lui donner à la fin de la séance. Mais tandis que cette pensée lui venait, elle ne put la signifier au peintre, car la cambrure de son dos imposée par la pose, avait pour conséquence de dissimuler le visage de Sauber. En fait, elle ne le voyait même plus. Elle l’entendit pourtant allumer une nouvelle cigarette et vit une fumée grise qui montait au plafond, au dessus d’elle. Elle soupira doucement, et rentra de nouveau en méditation. Elle sentit son sexe se dilater un peu tandis qu’elle cessait de se tendre.

 

Quelques minutes plus tard, elle eut la sensation qu’un objet lui évoquant un crayon, tapotait les lèvres de son vagin. Elle eut un léger sursaut à l’idée que Sauber eût pu la toucher ainsi. Pourtant, le peintre était toujours à sa place, comme elle put s’en assurer en se surélevant un peu. Elle aperçut furtivement le visage de Sauber devenu rouge brique, surmonté d’une épaisse fumée bleue. Il était si concentré qu’il ne la vit pas lui jeter ce coup d’œil inquiet. Elle reprit subrepticement la pose et ferma les yeux un moment.

Les tapotements reprirent.

Ce n’étaient pas vraiment des tapotements, d’ailleurs, plutôt un autre genre de sensation, étrange, inconnue, comme quelque chose qui poussait lentement à l'intérieur de son sexe, avec des à coups. Cela lui évoquait une graine laborieuse qui poussait la terre pour émerger vers le soleil. La jeune femme ne voyait toujours pas Sauber, d’où elle était, et se demanda s’il voyait ces frémissements étranges. Mais elle n’eut pas envie de lui demander et de le lancer dans une nouvelle diatribe excessivement sexualisée. Elle se remit en méditation insensiblement, comme à chaque fois qu’elle posait.

Les muqueuses continuaient à être agitées de ces petites convulsions bizarres. Soudain, elle se rendit compte qu’il s’agissait des pulsations de son cœur, au même titre qu’elle les sentait parfois au creux de sa paume gauche, lorsque cette dernière était retournée, ou de temps en temps à la base de son cou. Elle en rit intérieurement, un peu rassurée. Elle tenta un coup d’œil de nouveau vers le peintre, qu’elle ne voyait pas plus qu’avant, sauf si elle bougeait. Mais elle aurait voulu le voir d’ici même, capter son regard alors que sa tête reposait indolemment sur le bord de la table. Elle ferma les yeux et imagina qu’elle le voyait tout de même. Une pulsation particulièrement forte lui coupa le souffle. Elle eut la sensation que son pubis s’ouvrait en deux et qu’il en émergeait une forme ronde comme une bille, un œil vivant calé contre son clitoris. Elle sentit les paupières du nouvel œil s’ouvrir et les cils battre subrepticement contre les lèvres.

 

Et elle vit l'homme.

Elle le vit très clairement, tout près, qui dessinait avec application comme si de rien n’était, alors qu’elle avait les yeux fermés, mais qu’un troisième œil l’observait, lui. Et ce nouveau regard qu'elle pouvait poser ne s’arrêtait pas à la surface des choses, de sa peau ou de son crayon, mais pénétrait dans son corps. Elle voyait son érection pleine, moulant son pantalon, elle voyait son squelette au même titre que sa bandaison, et son cœur battant. Elle vit son cerveau et ses pensées. Elle vit à quel point le désir de Sauber était grand, mais comme il le contenait ; elle vit aussi que malgré tous ses mots crus, il avait un immense respect pour elle, comme femme, et pour toutes les femmes aussi. Alors elle eut de la compassion pour lui et regretta un instant de s’être laissée duper par sa superficialité grasse. Elle prit une pose si osée, que le peintre en resta bouche bée. Puis il reprit ses esprits et se mit à dessiner frénétiquement. Et de fait, la gosse rentra complètement en méditation. Lorsqu’il eût fini, le peintre posa sa feuille, et en reprit une autre, sans même respirer. Deux autres suivirent. Une heure plus tard, ses épaules retombèrent enfin et il soupira, exténué. La jeune femme revint sur terre aussi. Lorsqu’elle referma les jambes, l’œil se referma lui aussi. Sauber se leva pour aller boire un verre d’eau. Elle se remit sur ses pieds. Elle tangua un peu, au sol, mais retrouva son équilibre. Elle avait la sensation d’avoir changé de corps. Il plaça les dessins les uns à côté des autres. Ils étaient magnifiques. Il avait l’air épuisé, avec d’immenses cernes qu’elle ne lui avait pas vues au début de la séance de pose. Il la reconduisit à la gare et la remercia…

 

Revenue chez elle, elle se sentit subitement épuisée, presque mal. Elle palpa son bas-ventre, dans l'espoir d'y déceler un étrange relief. En vain. Elle aurait voulu que Sauber la rappelât. Elle faillit même prendre le combiné, mais abandonna.

Malgré toutes ses espérances, elle ne vit s’ouvrir la troisième paupière qu’une seule fois dans sa vie, et ce fut pour Sauber. Le peintre jamais ne la rappela pour poser. Pourtant, ses dessins prirent une cote inespérée.

Il paraît qu’il les a tous vendus à des étrangers.

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