Lolita

faustine

A malin maline et demie...

Papa et maman déménagent de nouveau. Ils ne peuvent pas me prendre avec eux ; mon petit frère, par contre, ils sont bien obligés vu qu'il n'est pas encore scolarisé. J'ai douze ans, je ne peux pas me permettre de manquer l'école, alors on m'envoie en Suisse allemande, chez la Tante Marie qui pourvoira. Tata Maria est notre providence quand il s'agit de trouver quelqu'un chez qui me caser, que ce soit pour des longues vacances d'été ou pour dépanner ma mère. Sans avoir élevé d'enfant elle-même, elle possède une immense famille, nantie d'une marmaille nombreuse, généreux vivier qui m'accueille toujours volontiers en échange d'une modique pension et d'un peu d'aide ménagère.

Je quitte la Belgique définitivement un beau matin d'août. Dans quelques jours le camion de déménagement viendra prendre nos affaires pour les descendre dans un garde-meuble quelque part sur la Côte d'Azur, au bord de la Méditerranée, où mes parents ont décidé de s'installer. Il y a longtemps qu'ils en rêvent et maintenant qu'ils viennent d'hériter de la Tante Lucie (encore une Tante providence !), qui avait un immeuble de rapport bien placé à Vevey, ils peuvent enfin partir ! Ils n'ont encore aucun projet, ni aucun travail en vue. « On va commencer par prendre des vacances et ensuite on verra bien ! » dit Papa qui est un grand aventurier, et maman suit, confiante. Elle adore déménager (moi aussi !)

J'arrive à Bâle après un trajet sans encombre – j'ai dépensé presque tout mon argent de poche en friandises au wagon restaurant, échappant à la vigilance du prêtre sensé me surveiller dans le compartiment – et, comme prévu, je suis accueillie par Tonton Walty et Tata Maria. Pour commencer, je vais séjourner quelques jours avec eux, ensuite ils me conduiront à Riehen, dans ma famille d'accueil. J'y fréquenterai l'école, le temps que mes parents soient installés et puissent m'inscrire à Villefranche.

Bâle est la ville où je suis née. Évidemment, j'étais encore un bébé quand je l'ai quittée, mais je m'y sens toujours en sécurité – c'est ça avoir des racines ? – chaque fois que j'y viens. Je sais exactement où mon grand-père dispose la plaque de chocolat au lait qui m'attend quand je vais lui rendre visite dans son troisième étage de la Birmannsgasse. Mon Oncle et ma Tante, eux, vivent dans un tout petit appartement – une chambre, une cuisine, un salon dans lequel je dors – qui donne sur la Dornacherstrasse. Ils n'ont jamais eu d'enfants. Maman dit que c'est parce que son frère est trop égoïste pour s'encombrer de moutards, mais moi j'ai l'impression que c'est plus compliqué que ça. Des fois, quand elle me regarde, je trouve que ma tante a des yeux très tristes. Plus tard, elle m'expliquera qu'en fait dans sa jeunesse elle a eu une fille (hors mariage), née handicapée, et qu'elle a été obligée de placer dans une institution. Elle ne la voit presque jamais.

Comme d'habitude, nous commençons par passer un après-midi au Zoo. Le zoo de Bâle est un des plus célèbres d'Europe et pas seulement pour ses fameuses glaces ! Le lendemain, nous nous préparons à partir en vacances dans un camping situé en Allemagne. Tonton y a une caravane. C'est un camp de naturistes. Tout le monde se promène tout nu toute la journée, ce qui donne un sentiment de liberté que j'aime beaucoup et que je ne ressens jamais autrement. Comble de bonheur, chaque fois qu'on vient là, Tata Maria prépare pour le pique-nique sa fameuse salade de pommes de terre. Je crois bien que c'est la meilleure qui existe au monde. Je me damnerais pour finir le plat !


Les jours passent. Nous lisons au soleil, nous jouons aux cartes, nous dormons dans la caravane où un coin m'est spécialement réservé. Le matin je suis Tonton jusqu'à la douche qu'il prend glacée. Je me fais traiter de mauviette, mais moi, je n'arrive jamais à la prendre aussi froide que lui, donc je m'abstiens et me lave dans la piscine qui est chauffée, elle. Parfois il y a un gros poisson qui essaie de venir m'attraper les pieds, mais je nage vite déjà ! Ensuite nous cuisinons dehors ou alors nous allons chez des amis, dans un coin ou un autre du camping, et je fais connaissance avec leurs enfants qui ont mon âge pour la plupart. Nous n'avons pas besoin de jouer au docteur puisque nos anatomies n'ont de secret pour personne, nous nous contentons donc de chiper des cigarettes aux adultes et de les fumer en nous initiant au cocktail aux œufs… À mi-août nous voilà sur le retour. C'est bientôt le début de l'école en Suisse allemande. Pas comme en Belgique ou en France où elle ne commence que le 15 septembre. Le temps de remballer nos affaires, de rentrer à Bâle et nous voilà en route pour Riehen où je serai accueillie chez les M.

La réception est assez chaleureuse. J'ai l'impression que Madame M. va perdre son dentier à force de sourire, tellement elle essaie de faire se rejoindre son oreille gauche par la droite. Son mari, lui, c'est plutôt ses cheveux qu'il perd on dirait. Ils n'ont pas (plus) d'enfants mais, par contre, un tout petit chien. Papa dirait un saucisson sur pattes. Il est gentil comme tout. « Nous irons le promener ensemble si tu veux », me dit Madame M. Nous soupons, Oncle, Tante, les M. et moi, puis ma famille nous laisse, et rentre à Bâle. Demain le travail reprend pour mon oncle et lundi prochain c'est l'école pour moi. J'ai un peu peur de cette école de Suisse allemande alors même que je connais si peu la langue. Le lendemain nous allons promener le petit chien de bon matin, dès que Monsieur M. est parti à son travail. Madame M. marche à grands pas, j'ai beaucoup de mal à la suivre et ça grimpe ! En fait, j'ai pas mal grossi ces derniers temps et un peu de sport ne me fait pas de mal. À force de faire ces marches tous les jours je finis effectivement par attraper de bonnes jambes et perdre ce que maman appelle mon lard de bébé.

Dès le premier jour ça se passe bien à l'école. Les enfants d'ici sont généralement disciplinés (Arbeit macht frei !) et, comme je ne comprends de toute façon pas les vacheries qu'on pourrait me dire, je suis assez protégée. Ce qui me plaît le plus c'est que pas un seul jour ne commence sans que toute la classe ne chante. Ils sont tous au diapason et c'est si beau ! Je suis très frustrée de ne pas connaître ces chants, moi aussi, et j'en veux un peu à nos instituteurs belges de n'avoir pas su nous en apprendre. N'empêche, j'aime écouter et j'en profite bien. Pour le reste je me débrouille comme je peux. En calcul ce n'est pas trop difficile, en français, je m'amuse, et dans toutes les autres disciplines, je patauge. La vie, même sans mes parents est loin d'être désagréable. J'ai même trouvé quelques livres en français dans un coin de grenier… Par contre Madame M. refuse à tout prix que je m'épile les sourcils comme je le faisais à la maison sur les conseils de maman (sinon je ressemble vite à un singe), alors je dois me cacher un peu pour le faire. Mais bon, à la guerre comme à la guerre n'est-ce pas ?

Un jour Madame M. a rendez-vous chez son coiffeur. Nous y allons tous ensemble, c'est Monsieur qui conduit la voiture. En attendant qu'elle ait fini, il m'emmène en balade. Nous marchons sur un joli petit chemin de campagne. Il fait très beau, très chaud aussi. J'enlève ma jaquette. Il me prend par la main. Plus loin, il s'assied sur banc près d'un arbre. Me demande si je ne suis pas fatiguée, si je n'ai pas trop chaud. Si je ne veux pas (vraiment pas ?) enlever aussi mon petit haut. Qu'est-ce que ça peut faire si je suis à moitié nue au soleil ? Personne ne passe par là, personne ne nous voit. Je dis non. Je n'ai pas trop chaud. Il insiste. Je refuse à nouveau et lui échappe en me tortillant comme une anguille quand il essaye de m'attraper. Alors il sort son porte-monnaie, y prend une énorme pièce de cinq francs et me la montre. Il dit en riant : « Si tu viens sur mes genoux et que tu me laisses te faire un câlin tu l'auras, d'accord ? » J'hésite un quart de seconde puis je saute sur la thune, la prends, la mets dans ma poche et rétorque sévèrement : « J'ai pas envie que tu m'embrasses, je garde les sous, si tu rouspètes je dis tout à ta femme ! » Il rougit sans répondre. C'est rigolo. Je n'avais jamais vu un adulte rougir.

Il est temps de retourner chercher Madame, nous quittons le parc sans un mot.

Le lendemain, avec ma belle pièce bien brillante, je suis allée à l'épicerie. J'ai acheté deux gros paquets de biscuits au chocolat. Un pour Elle et un pour Lui. Je les ai posés sur leurs oreillers. Pour leur faire une surprise. On n'est plus jamais allés se promener. Dommage.

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