LR1189 ''Dépersonnification''

Fionavanessabis

Texte à contrainte

Mots imposés : Créature, déchéance, trouble, possible, sombrer.

C'est une jeune femme assise. Le dos appuyé à l'écorce. Très droite dans sa veste cintrée. Rouge, une nuance claire, presque corail. Assortie à ses ongles. Col relevé car le sous-bois est frais. Pas une mèche déplacée malgré la brise légère aux abords de l'eau. Cette créature tranquille ne quitte pas les reflets qui se forment sur la surface lacustre. Son souffle est régulier mais lent. Elle semble hypnotisée par l'élément liquide. Le courant déporte son regard vers le côté. Aucun bruit ne se remarque en dehors du clapotis de l'eau et des feuilles qui tremblent. Rien ne semblerait déranger sa douce méditation.

Bien calée sur la berge, elle ne veut pas laisser vagabonder son esprit, de peur de se voir enferrée dans le vertige aquatique qui prend naissance à ses pieds. L'abysse est là, cachée sous le miroir d'eau, prête à la faire déglutir. Elle se focalise sur le programme de l'après-midi qui l'attend. Inimaginable de laisser ses pensées sombrer dans la profondeur de l'eau. En revêtir le mystère ondoyant et indéchiffrable, se lover dans la vague qui en un tour de mains la projetterait au fond du lac sans qu'elle puisse esquisser la moindre nage possible. Devenir une sirène de fortune sans la moindre queue de poisson, vouée à couler indéfiniment en une spirale fatale.

Maintenant elle ne sent plus du tout ses attaches, chevilles engourdies et poignets pliés par la pression de ses mains sur l'herbe. La fraîcheur de l'ombre et le silence sont bienvenus et lui procurent comme une impression d'anesthésie. Elle ne sent plus l'air entrer dans ses poumons, leur mouvement pour se gonfler est mécanique. Mais régulièrement, à l'expir, le même prénom s'impose à elle pour venir percuter sa rêverie. Retarder son inspir et provoquer une apnée momentanée. Elle se retient de se lever sur la berge et de crier. Un cri qui ne prendrait pas fin. Mobiliserait les poumons. Tétaniserait les zygomatiques jusqu'à l'insensibilité.

Le prénom, et dans la seconde qui suit, son petit visage lunaire qui se dessine dans l'air humide. Elle exhale son gaz carbonique et se trahit en un soupir incontrôlé. Ses yeux sont secs et le mascara restera en place. Elle ne cille pas, ni ne dit mot. Rien que la fixité de son regard. Pas de nervosité apparente. Pas de spasme du sanglot. 


Seulement ce trou immense à hauteur de poitrine et qu'elle relègue aux confins de ses respirations, juste avant qu'elle doive reprendre son souffle. Dans lequel sont contenues ces deux syllabes imprononçables, cet espoir qui ne se déplie plus, cet oxygène qui s'en va et vient, automatiquement. Personne ne le sait. Personne ne le voit. Personne ne s'est étonné que son compagnon la quitte deux mois après l'accouchement. Elle a été discrète. N'a pris de congés que le strict minimum et a même intimidé ses collègues par sa détermination, aux antipodes du comportement hagard et dépressif qu'on aurait très bien compris en de telles circonstances. Pas la moindre décrépitude dans sa tenue, pas la moindre réplique inachevée ou dénuée de sens. Son attitude posée et pragmatique a contribué à donner le change. Mais le trouble incommensurable est là, en elle, bien bordé sur les côtés, bien domestiqué.

Les rituels de ses journées le gardent hors d'atteinte, heure après heure, comme autant de rambardes garde-fous, que ce soit la conversation polie octroyée aux voisins croisés dans la cage d'escalier, ou bien les échos de bureau qui s'échangent sans effort devant la machine à café. L'accueil impeccable des clients. La pause déjeuner dans le jardin public qui murmure de bonheur. Les longueurs accomplies après le travail à la piscine municipale. Les courses en solitaire dans le quartier pour confectionner le repas du soir et la gamelle du lendemain. L'addiction de tous les samedis soirs, enchaînée à son canapé, et au déroulement narcotique des séries policières dont les saisons successives s'accompagnent de verres de blanc et de bouchées de fromage. La marche dominicale jusqu'à Montigny et la pause tarte au citron chez sa mère. Une parfaite valse des jours, apposant une paroi de cellophane invisible entre son corps et son sentiment de vide et de déchéance intérieure. Qu'est-ce qui vaudrait la peine d'être ressenti, expérimenté, après le gouffre ? Son cerveau s'est programmé tout seul à endormir sa douleur dans le lent flot des semaines où seules les sensations les plus éphémères ont droit de cité. Le goût d'un chocolat. Un rayon de soleil sur la joue au détour d'un coin de rue.

Quand elle se lèvera, comptant les dix minutes de trajet qui mettront un terme à sa pause déjeuner, quand elle défroissera son pantalon cigarette, il n'y aura pas un geste rendu hésitant par l'émotion, pas un pas maladroit en regagnant le bitume.

Rien que sa silhouette filiforme et robotisée, rien que l'écho de ses pas mesurés qui retentisse, fermant le tiroir de ses souvenirs.


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