Ma Chine Infernale

marie-cheng

Ma Chine Infernale

 

Des insultes dans toutes les langues résonnaient dans ma tête. Peut être pensais-je alors que la colère serait un bon moyen d’oublier mon angoisse. Il faut croire que cette année d’études à Hong Kong m’a au moins servi à quelque chose. Apprendre à jurer dans toutes les langues, faire semblant de s’intéresser à des étudiants passionnés par des activités pathétiques : baiser – boire – manger – dormir. Quoique, l’action d’hydratation à base d’alcool de riz  venait généralement avant la fornication. Plus pratique sans doute.

Je suis étudiant en école d’ingénieur. Pas n’importe laquelle, la meilleure de France. Malgré sa vocation d’excellence, celle-ci comporte malheureusement un désavantage majeur, une erreur hypertrophiée : tous les élèves doivent justifier d’une expérience à l’étranger pour obtenir leur diplôme.

« Une occasion de s’ouvrir au monde, de découvrir d’autres cultures tout en améliorant votre connaissance des langues étrangères », disait la responsable du service mobilité de l’école. Idiote. Un concours international d’ingestion d’alcool, de contraction de maladies sexuellement transmissibles et de détérioration des capacités intellectuelles d’étudiants venus de tous les pays du monde,  serait plus approprié et certainement tout aussi vendeur.

Passage obligé donc, pour obtenir un bout de papier ridicule qui aurait du me consacrer majeur de promo. Si j’emploie le passé, c’est que j’y ai renoncé il y a quelques mois. Non que je ne sois pas le meilleur, c’est un fait mathématique incontestable. Mais je n’aurai pas la capacité physique de finir mes études : ce soir, je vais mettre à exécution un plan que j’ai peaufiné pendant des semaines, alors que mes camarades américains et scandinaves séchaient allégrement les cours, cuvant vin et bière saturés de sulfites en toute impunité dans l’intimité de leur chambre de 6 mètres carrés. Car si les étudiants reviennent souvent ravis de leurs programmes d’échange en Chine, je n’ai pour ma part jamais voulu y partir. Et Hong Kong, quelle ville ! Débauche et superficialité, rien d’autre.

Une erreur qui n’aurait jamais dû figurer dans mon parcours mais qui sert finalement mes desseins. Car mon rêve n’était pas de partir dans une université moyenne de cette ville occidentalisée à l’extrême et règne de la contrefaçon. Même les habitants sont contrefaits.

Non, tout me poussait à partir au MIT, à Boston, où j’aurais rencontré un enseignement digne de mes espérances. Mais à Hong Kong, le niveau des cours était pathétique, et les professeurs, avec leurs anglais pitoyable et leurs bonnes vieilles opinions anti communistes n’étaient rien d’autres que des clichés grandeur nature. Quel étudiant assidu n’a pas retenu quel horrible personnage était Mao ?

En comparaison le MIT était une alternative enchanteresse… Mais, payante. Terriblement chère. Foutu système universitaire américain. Evidemment, le ministère de l’Education Nationale propose des bourses. Mais ce ne sont en général que des compléments rendant la vie sur place un peu plus agréable. En réalité, je ne viens pas d’un milieu difficile. Loin de là. Mes parents ont amassé une fortune toute relative au début des années 1990, anticipant avant tout le monde l’énorme avantage des produits chinois proposés à l’exportation depuis la politique d’ouverture prônée par Deng Xiaoping. Flairant une affaire en or, ils ont décidé  à l’époque de passer toutes leurs commandes auprès de sous traitants chinois. Ils officiaient alors dans le business juteux des souvenirs de Paris : ces mini tours Eiffel, arcs de triomphe et sacs à main bleu blanc rouge que l’on voit dans toutes les boutiques de souvenirs de la capitale. Un commerce lucratif, sachant que ces porte clés que j’abhorrais (il faut dire qu’ils sont d’un goût exquis) pouvaient facilement être vendus 12 fois plus cher que leur coût d’achat. C’est donc en vendant des horreurs kitschissimes à des touristes richissimes venus justement spécialement de Chine pour les acheter, et en ramener à leurs neveux shanghaiens déjà obèses, que mes parents ont bâti un joli patrimoine. Mes parents n’étaient donc que des négociants habiles ayant engendré à la fois un génie, et une erreur monumentale. Sous traiter la totalité de leurs activités auprès de fabricants chinois leur a en effet coûté leur affaire, leur réputation. Leur dignité, disent-ils. Encore faudrait-il déceler une once de dignité dans un tel commerce. Une succession d’événements malheureux dont la crise d’eczéma géant subie par une jeune femme ayant porté la fameuse ligne de lingerie « parisienne »  a condamné mes parents à des peines de prisons avec sursis et des amendes incommensurables.

En résumé, grâce à mes deux abrutis de parents surendettés, j’ai pu faire une croix sur le MIT. Même les autres universités américaines étaient devenues financièrement hors de question. A la dernière minute, je n’ai pas eu un choix très étoffé : quelques obscurs pays d’Europe de l’Est, et Hong Kong, destination pour laquelle ma faculté bénéficiait d’un partenariat exclusif, grâce auquel frais d’inscription et logement étaient pris en charge par un programme d’aide spécifique. L’affaire était jouée.

Mais penser à ces mauvais souvenirs ne faisait rien pour apaiser ma peur. Au cours de ma courte existence j’avais rarement ressenti une angoisse si profonde. Une véritable panique. Du genre à vous donner ces fameuses sueurs froides dont les auteurs de romans aiment faire souffrir leurs protagonistes. Pour la première fois depuis que j’avais entrepris le projet de tuer de sang froid cinq étudiants choisis parmi une liste de candidats triés sur le volet, je ressentais comme une intuition d’échec. C’est cela, j’avais peur d’échouer. Pourtant, à l’instar de mon parcours scolaire, mon plan relevait d’une perfection incroyable. Un auteur français de romans à succès affilié à quelque ténor d’un parti de gauche ayant une prédilection pour les néologismes imagés n’hésiterait pas à parler de perfectitude. Calculé et ressassé, mon plan était en effet d’une rigueur presque excessive. D’ailleurs, il s’agissait d’une prouesse que peu d’ingénieurs non diplômés pourraient effectuer. Non qu’ils n’aient pas les compétences techniques requises, après tout, mon acte à venir ne demandait pas beaucoup plus de savoir faire que n’en montrait Mac Gyver à la télévision. Mais il s’agissait d’en avoir le courage. D’apparence, je n’ai pourtant pas l’apparence d’un héros. Même si mes bulletins de note depuis l’enfance et mes aptitudes à répondre à des problèmes mathématiques d’une complexité reconnue étaient autant de preuves de mes capacités, pour beaucoup, je n’avais rien de plus que l’étoffe d’un premier de classe comme les autres. Je suscitais souvent l’indifférence de mes camarades au lycée. Il est vrai que mon apparence physique mettrait n’importe quel marchand de rêve en déficit. Et pourtant, je n’ai que faire de l’indifférence de ceux qui m’entourent. Je suis persuadé de mon intelligence supérieure, hors du commun.

Une intelligence qui n’est autre que la génitrice froide du multiple assassinat que je vais perpétrer. Où devrais-je dire attentat suicide ? Non que je sois un autre de ces thanatonautes islamiques amateurs. Mon projet n’a rien de religieux ou d’amateur, et je ne dépends d’aucun gourou barbu déifié caché par une bande de fidèles guignols montagnards. Je me réclame plutôt d’une pensée philosophique, qui a toujours été présente au plus profond de moi, mais qui s’est révélée cette année alors que j’expérimentais la hideur fascinante du monde, que j’ai rencontré décuplée ici, en vivant au milieu des gratte ciels chinois. Avant de me donner la mort, qui est la seule issue possible car même si je survivais à mes victimes, j’ai suffisamment confiance en la justice de ce monde pour que celle-ci condamne mon acte, je vais donc assassiner froidement 5 étudiants, avec lesquels j’entretiens des relations en apparence cordiales. Mais ce n’est qu’un rôle, que j’ai toujours joué, auprès des individus qui m’entourent. Ces cinq étudiants représentent ce qu’il m’a été donné de voir de plus laid au cours de l’année : chacun à leur façon, ils représentent un de ces clichés ou stéréotypes dont le monde n’a que faire.

Je hais la banalité, mais fétichise l’originalité. Je suis hors du commun, et voudrais débarrasser le monde de sa platitude. Je ne suis pas un idéaliste, l’idéalisme n’est qu’une forme idéologique émoussée de l’irréalisme. Je sais donc bien que je ne vais pas changer le monde en le débarrassant de cinq individus inutiles, au plus vais-je peut être le pousser à moins de médiocrité. Mais je compte bien faire des émules, inciter d’autres individus comme moi à accomplir des actes allant dans ce sens grâce aux écrits que je laisserai derrière moi, et qui attendent les enquêteurs en évidence sur mon bureau de l’université. Je ne veux pas enfanter un déchaînement de violence, mais attiser un esprit de non conformisme. Car mes futures victimes sont effrayantes tant elles s’entêtent dans la médiocrité. Sans avoir joui d’une éducation catholique poussée, je connais les 7 péchés capitaux. La métaphore est fallacieuse, mais d’elle émerge un soupçon de vérité : Josh, l’irlandais obèse représente une gourmandise écœurante, alors que Kilmiz la turque, et le français Matthieu sont des symboles de la débauche, prenant dans la fornication systématique sa forme la plus immonde. Linda, l’espagnole est une jeune fille atone, dont la tristesse est contagieuse, alors que Simen, le suédois est au contraire un emblème d’énergie orgueilleuse.

Un plan orchestré à la minute. Et maintenant cette peur insoutenable. Je n’ai pas peur de mourir, j’y ai consenti. Je ressens la probabilité insoutenable de l’échec. Comme pour me sortir de ma torpeur, le téléphone sonne, c’est Simen   :

-          « Salut, je t’appelle juste pour savoir à quelle heure tu comptes  te pointer au repas du professeur Lin ?»

Quel idiot ce blond ! Ce fameux repas n’est qu’une excuse pour tous les réunir ce soir avant de les exécuter. Comme les autres, attiré par l’invitation à un dîner en petit comité par l’un des professeurs les plus renommés et charismatiques de l’université, il avait répondu présent à l’invitation.

-          « J’aurai voulu y aller avec toi, il s’est passé quelque chose d’assez gênant hier, et j’avais prévu d’y aller avec Kilmiz, mais dans l’état actuel des choses, y arriver avec elle serait vraiment très embarrassant. »

Et voilà, le premier imbécile se manifestait. Mettait mon plan en échec. Et voulait manifestement m’utiliser pour ne pas avoir à faire face à la réalité et à assumer les bourdes encore commises hier soir. Evidemment, je devais être sur place avant tout le monde pour vérifier les derniers rouages de mon complot macabre.

-          « Non, je ne pourrai pas y aller ce soir, je dois finir un projet de groupe pour mon cours de modélisation informatique, mentis je.

-          Fucking shit, j’irai tout seul. Bon courage pour ton travail ».


Bon courage, quelle ironie du sort ! Du courage j’en avais à revendre. Le seul problème c’est que j’étais moi-même en train de réaliser que je vivais un rêve éveillé. L’adrénaline se faisait progressivement plus insistante dans mon corps, traduisant la suractivité de mes glandes surrénales. Je reconnaissais les symptômes de l’angoisse sans les avoir ressentis auparavant. Tuer ces cinq personnes ne me paraissait pas insurmontable, le poison que j’avais concocté, bien qu’il fût digne d’un de ces romans d’Agatha Christie, me garantissait une réussite absolue et le faire ingérer à ces cinq abrutis serait d’une simplicité enfantine. Pourtant, mes convictions s’affaiblissaient au fur et à mesure de mes réflexions. Je ne remettais pas en cause mes raisons : le monde m’apparaissait vraiment d’une laide médiocrité. Sonné, je réalisais que mon champ de vision s’était rétréci : je ne percevais maintenant que les trois-quarts du mur de ma chambre que je fixais alors depuis quelques heures en me préparant physiquement et mentalement à agir. Je ressentais un intense sentiment de gêne, de mal être. C’était bien pire que la sensation que j’éprouvais lorsque l’on me forçait, adolescent, à faire du sport à l’école. Il s’agissait de quelque chose de diffus, d’insidieux et sournois qui paralysait mes membres. Il ne pouvait pas s’agir de peur : comment la peur pourrait elle provoquer une telle gêne physique ? La peur est une émotion, un sentiment que je devrais être capable de contenir. Alors que je ne m’étais jamais laissé dépasser par mes émotions, je me trouvais stupide face à une émotion qui contrôlait maintenant mon corps tremblant. Je suppose que si le chinois avec lequel je partageais ma chambre rentrait maintenant dans celle-ci, il me trouverait en pleine transe, incapable de parler, comme sous l’effet d’une drogue. La drogue, justement, je n’en avais jamais fait l’expérience. Même une bouffée sur un joint. A quoi bon ? Fallait-il risquer d’avarier mon cerveau, en lui sacrifiant quelques neurones afin de goûter à quelques instants de détente ? Certainement pas. Pourtant, c’est justement ce qu’il fallait que je fasse en ce moment, me détendre. Je ne pouvais croire que l’état de détresse insupportable dans lequel je me trouvais n’était qu’une émanation de ma frayeur.

Il ne fallu pas longtemps à mon cerveau pour résoudre l’énigme de cette angoisse disproportionnée. J’étais effectivement soumis à la peur. Mais cette peur de l’échec que j’avais cru éprouver en me repassant toutes les étapes de mon plan n’était qu’un leurre, une folie passagère. Je succombais en réalité à un tout autre processus. C’est mon corps qui avait transmis la peur à mon cerveau, et non l’inverse. J’étais tout simplement en train de mourir, et mon corps, tel un forcené, me transmettait tous les signaux de cette mort lente, me laissant le temps de comprendre ce qui m’arrivait. Je savais qu’il n’y avait rien à faire, j’avais commis une erreur. Non seulement j’avais commis l’erreur d’échafauder l’imbécillité la plus idéaliste que tous les kamikazes aient pu construire, mais je m’étais en plus mépris dans la préparation du poison qui aurait du me servir plus tard.  Je n’avais pas mis au point le bon poison, mais une substance nouvelle qui n’avait jamais été mise au point auparavant. Je le savais, j’avais compulsé toute la documentation sur le sujet. J’avais commis une erreur quelque part, était entré d’une façon ou d’une autre en contact avec la substance qui était en train de me paralyser. On nageait en plein délire : techniquement mon acte ressemblait à un suicide plus qu’à autre chose. Je n’avais plus peur, la mort devenait inéluctable, et si mon corps frémissait pour prévenir mon cerveau, celui-ci était maintenant rassuré. Mais j’étais rongé d’incompréhension. Mon esprit, était tourmenté de connaître  et de comprendre ce qu’il avait engendré. Quelle folie ! J’allais mourir à 20 ans, en ayant accompli par mégarde un exploit scientifique ! Mes proches, en trouvant mes lettres d’explication n’y comprendraient rien. On ne comprendrait jamais ma mort. Ce matin, je me levais avec la ferme attention de mourir pour ma cause. Ce soir, c’était avec la conviction que ma mort serait inutile que je me tordais de fureur. Quel échec !

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