Merci

La Louve Et Le Sphinx

   Une des choses qui m'énerve le plus est de devoir remercier. Je suis tout à fait conscient de mon impolitesse et n'allez pas croire que je cherche systématiquement à me démarquer par un comportement à la marge. Il n'est rien de moins qu'une des conséquences de ce que j'ai pu connaître dans mes primes années et que j'évacue par le biais de mes chroniques.

   Il y avait deux événements concomitants qui interpellaient mon jeune esprit. La chicheté des cadeaux qui l'étaient d'autant plus que, bien souvent, il m'avait été demandé de partager une partie de la pitance de mon étique nourrain qui n'aurait pu faire la joie de Maître Capello aux « Jeux de 20 heures ».

    À vrai dire, ce n'est pas ça qui me dérangeait le plus. Le Quid me suffisait pour m'amuser. Ce qui me donnait la nausée, c'était d'être obligé de remercier et de baiser la joue de mes parents. J'avais en horreur les babines mal rasées et constamment humides de mon papa. Celles de maman étaient constellées de crevasses et de plaques rougeâtres, conséquences d'un constant et méthodique acharnement pour éliminer entre ses ongles tout comédon ou toute pilosité avec sa pince à épiler. Je compatis de votre consternation à la lecture de ces pratiques. Mon écœurement reste lui égal, même après toutes ces années.

   En mon for intérieur s'est donc forgé un lien réflexe entre cadeau et rejet qui reste encore de nature pavlovienne. Je ne suis pas contre les surprises sur le fond. Mais invariablement me revient en tête que la gratitude que j'exprimais n'était jamais spontanée. Pire encore, elle revêtait une forme de soumission. Ce qui satisfaisait le plus mon papa et ma maman, ce n'était pas de me faire plaisir. C'était de garder bien vivant le lien d'assujettissement qui me retenait, comme un chien galeux qui s'accroche à son os. Je présume que le plus jouissif devait être quand le présent était inversement proportionnel à la reconnaissance qui allait m'être exigée.

   Désormais, j'ai inversé les rôles. Je ne pense pas que l'on puisse me qualifier d'être radin. J'ai très prudemment investi dans des biens immobiliers et des assurances-vie avec le secret espoir que mes enfants puissent un jour profiter des plaisirs de la vie. Jamais je ne leur demanderai le moindre remerciement ou la plus petite contrepartie sur ma prétendue générosité à leurs égards. Je considère personnellement comme allant de soi la transmission d'un capital à la chair de ma chair.

   Vous vous étonnerez sans doute de ce qui pourrait presque apparaître comme une grotesque lapalissade. Pour vous l'expliquer, je me réfère à la dernière fois que mes parents se sont incrustés chez nous. C'était il y a sept ans. Trop heureux de critiquer mon mobilier pourri, mon papa décréta de me remeubler chez Conforama. Non seulement heureux de pouvoir insulter les vendeurs, il eut la bonté de me faire une faveur. Suite à la livraison de ce fourbi tout aussi imposé qu'imposant, il fut réellement princier. Il m'annonça, attendant certainement que je me prosterne à ses pieds, qu'il me faisait une faveur puisqu'il me laissait vingt-quatre mois pour le rembourser. Je ne lui dois plus rien depuis cinq ans et j'ai même depuis, grâce à des revenus plus confortables, tout donner à des associations pour nécessiteux et acheter ce qui convenait à mes goûts.

   Il est vrai que je n'aime pas spécialement faire des cadeaux, surtout lorsqu'ils sont imposés par le calendrier. Mais j'avoue que j'adore faire des surprises. Il m'arrive parfois de m'asseoir sur un banc près d'un pauvre hère qui suscite ma compassion. Après, et il faut bien avouer que dans ce cas je prends beaucoup sur moi pour trouver quoi dire, avoir engagé une sommaire conversation je ne m'attarde pas. Je repars en m'imaginant, quelquefois la larme à l'œil, la joie qu'il aura de trouver à la place que j'ai laissé vacante un billet de vingt euros. De temps en temps et discrètement, ça ne mange pas trop de mon pain.

PetiSaintLeu

                                              ****

  

Signaler ce texte