Mon ami(e) Guillaume

peter-oroy

C'est le souffle d'un souvenir, une photo jaunie du passé, un témoignage de courage, un sourire attendri sur la vie qui passe, furtif et puissant, un questionnement, une magnifique leçon de tolérance

Ce mois de septembre était gris et frileux. Le fond de la cour de récréation se perdait dans un voile gris de brume. La lourde silhouette austère du bâtiment qui abritait le lycée s'imprima, figé pour toujours en ma mémoire comme un emblématique immeuble de caserne. J'avais quitté ce vieux château qui sentait la bonne odeur un peu moisie du papier des livres d'études et de l'encre violette versée dans l'encrier en porcelaine. Nous avions appris à écrire et à peaufiner notre calligraphie en y dessinant avec soin les pleins et les déliés. Notre savoir était arrivé au bout de l'école primaire. Le certificat d'études primaires en poche, nous avions intégré le lycée qui nous promettait une voie d'avenir vouée aux études. Le cycle de l'école secondaire commençait pour moi et mes camarades de classe. Un peu impressionnés nous avions pris nos marques. Plus de maître attitré tout au long de l'année. Ce sont les professeurs qui tour à tour venaient dispenser leurs cours dans notre classe. De nouvelles règles s'appliquaient pour nous. La discipline devenait plus sévère. 

Domiciliés assez loin, nous venions le matin par le train de Mantes qui nous acheminait à la force d'un vapeur essoufflé de type Pacific 231 à proximité de l'école. Une passerelle à traverser, quelques centaines de mètres à parcourir en discutant avec nos collègues de classe et le coup de sifflet strident de Monsieur Heinrich nous notifiait l'ordre d'intégrer en silence nos classes respectives. Le midi, après nous être groupés en rang et en silence, nous prenions nos repas à la cantine où régnait une discipline de fer.

A la fin de la récréation un premier coup de sifflet nous intimait l'ordre de nous figer sur place, puis après quelques secondes pendant lesquelles l'œil avisé du professeur de service s'enquérait de notre absolue immobilité, le deuxième coup de sifflet retentissait et nous devions nous positionner en rang par deux avant de réintégrer nos classes en silence au troisième coup de sifflet.

Non, ce n'était pas au 19esiècle, mais bien au lycée Jules-Ferry au début des années 60 ! A 11 ans nous apprenions déjà l'ordre, la discipline et le respect envers la société. Il fallait faire de nous des hommes !

Au moins les privilèges de certains étaient abolis. Nous n'étions plus obligés d'entendre les « Taillefer, tu remerciera ton père pour le sac de clous », ou « Descartes tu dira merci à tes parents pour les pommes de terres ». Nous, notre père n'était pas quincailler ou agriculteur et nous n'avions rien à donner à Monsieur l'instituteur, que notre savoir acquis à force d'apprendre et parfois nos bonnes notes.

Nous étions lancés dans une vie nouvelle et notre enthousiasme était sans bornes. Le nouveau Franc était devenu la nouvelle référence monétaire en France. Le Cameroun avait acquis son indépendance. La première bombe atomique française avait explosé à Reggane dans le Sahara. Le paquebot France partait pour l'Amérique. En juin De gaulle se prononçait pour une Algérie algérienne. La guerre d'Algérie battait son plein, mais on sentait la fin. Les Américains étaient installés au « Camp des Loges », près de Saint-Germain.

Tout cela était notre univers, notre quotidien. Parfois nous nous déchirions pour ou contre l'indépendance de l'Algérie. Nous étions pour ou contre Jean-Paul Sartre. Fin décembre le troisième essai nucléaire français propulsait la France au rang des grandes puissances nucléaires.

Tout cela nous était égal et notre vie d'étudiant nous accaparait jusque tard le soir. Tout juste avions nous le temps de penser aux filles. 

Le samedi nous avions cours seulement le matin et nous rentrions à bord de la micheline Picasso rouge et crème qui desservait les petites gares de la Seine et Oise. Alors, nous prenions le temps d'embêter un peu les filles. Draguer en bande donne plus de courage. Parfois nous leur arrachions un sourire. C'était divin !

 

Par un matin froid d'hiver, alors que nous venions d'intégrer notre classe, nous remarquâmes un nouveau, debout au fond de la classe.

Le professeur s'empressât de nous le présenter. 

- Voilà un nouveau parmi nous. Il se prénomme Guillaume et je vous prie de lui faire bon accueil et de l'aider à se mettre au courant. Assis !

 

Pendant ce court discours nous observions le nouveau venu tout rougissant qui se trémoussait, un sourire timide figé aux lèvres. Ses longs cheveux blond pâle descendaient en cascades sur ses épaules. Sa main gauche pétrissait sa main droite et il nous regardait, la tête penchée et les yeux baissés, tel un petit animal apeuré. De lui émanait la bonté du bon roi Saint-Louis. 

Je me retournai vers le tableau et sur l'ordre du professeur je m'assis. Je m'empressai d'ouvrir discrètement mon manuel d'histoire. La ressemblance était frappante ! C'était lui…

 

A la récréation j'en fis part à mes collègues de classe. Ils restaient indifférents. L'un d'entre eux osa même dire : « C'est une lopette ». Devant mon incrédulité il crut devoir ajouter, « un pédé, quoi ! »

Je restai alors sans voix. Quelle désobligeance ! pensai-je. Qu'est ce qui lui permettait de juger Guillaume sans même le connaître ? 

Ce grossier butor resta mon ennemi juré jusqu'à la fin de nos études secondaires.

Aux récréations Guillaume restait dans un coin de la cour. Je n'osais pas l'approcher. Ma curiosité était redoublée. Le fait est que je n'ai jamais rencontré un garçon si fin et si timide. 

Nos jeux en bande dans la petite rue tranquille où j'habitais étaient ponctués parfois de luttes et de violentes engueulades qui nous voyaient nous réconcilier quand une fille passait ou qu'une mégère nous demandait de foutre le camp d'ici en nous traitant de petits morveux ! 

 

Le temps passait et nous nous habituions à notre nouveau collègue, sauf quelques imbéciles qui se moquaient ouvertement de lui. Lui qui ne s'en formalisait pas et restait impassible et assidu à son travail.

Le cours de sciences naturelles nous avait rassemblés autour d'une grande table où étaient disposées de grandes rames de papier blanc. Le thème de l'exercice consistait à reproduire le cycle de la nature. Partant de l'amibe, passant par les êtres unicellulaires, les protozoaires sexués, nous accédions ainsi au règne végétal, puis animal. 

A l'évocation des protozoaires les remarques désobligeantes fusaient parfois sans que le professeur ne s'en offusque. « Taisez-vous et travaillez ! se contentait-il de dire !

Je faisais partie du groupe de Guillaume et nos capacités en dessin nous avaient, par définition, dévolus à l'illustration des planches de sciences. Il avait un trait de crayon pertinent et très assuré. Les camarades du groupe l'avaient bien intégré et dans ces rares moments nous le sentions libéré. Comme si la vie lui pesait parfois. Nous échangions crayons, pinceaux et gommes. C'était un plaisir partagé de travailler en sa compagnie. Parfois ma main effleurait ses doigts. Alors il retirait sa main bien vite et un sourire muet ensoleillait son visage. Notre étude allait bon train et nous approchions de l'épilogue qui était la reproduction humaine et l'évolution de L'homme de Cro-Magnon jusqu'à nos jours.

C'est ce jour là je crois que le compas de Guillaume termina sur la main d'un de ses détracteurs.

Le scandale qui s'ensuivit conduisit à l'éviction pure et simple de Guillaume. 

Sous les quolibets des imbéciles de la classe, nous étions quelques-uns à nous révolter, à plaider la cause de notre ami. Les arguments à la défense de Guillaume fusaient. Nous en étions même arrivés à écrire au directeur de l'école en dernier recours. Rien n'y fit ! Guillaume dut partir.

Un soir il nous quitta les larmes aux yeux. Son sourire était éteint. De ses beaux yeux bleus coulaient de grosses larmes. Sa main tendue était le dernier adieu à un être qui avait changé notre vision de la vie, qui nous avait rendu plus sensibles et tolérants. 

 

Notre scolarité touchait à sa fin. Les examens approchaient. Les vieilles rancoeurs n'étaient pas oubliées. Nous avions choisi notre camp pour toujours. L'amour d'un être présente diverses facettes que nous ne pouvions expliquer. Guillaume restera pour nous cette rencontre délicieuse qui fait de la vie un émerveillement.

 

Puis j'intégrai une école de dessin réputée à Paris. 

Tous les matins le train m'amenait à Paris en passant par ces banlieues défavorisées que la fin tragique de la guerre d'Algérie avait vu naitre dans la plaine entre Argenteuil et la capitale. Je m'apprêtais à quitter le pays après la fin de mes études parisiennes pour intégrer le service de décoration d'un grand magasin de la capitale suisse. La roue tournait et je rentrais au pays de mes ancêtres.

Le soleil de mars jetait des arabesques colorées sur les sièges du compartiment où j'avais l'habitude de m'asseoir. Mes pensées étaient perdues là-bas  dans ces montagnes qui bientôt allaient servir de décor à ma vie.

Tout d'abord je ne vis pas cette fille aux yeux clairs qui me fixait avec attention. Je voyais défiler les premiers bâtiments des faubourgs de la capitale. J'allais prendre possession du diplôme m'ouvrant grandes les portes d'un avenir à construire loin de mon enfance et mes souvenirs. Loin de mes années d'école et de tout ce que j'avais vécu, des joies et des peines. Je prenais mon envol pour la vie, pour l'inconnu.

Le train se faufilait entres les gorges profondes des quartiers extérieurs lorsque je vis le regard de cette fille. Vaguement, un souvenir montait en moi. Pourtant je ne la connaissais pas, ou bien je m'en serais souvenu. Elle était assise pas loin de moi, ses jambes serrées l'une contre l'autre. Elle portait une robe d'été fleurie. Ses cheveux longs, blonds, bouclés, tombaient en cascade jusqu'à sa poitrine qui se soulevait à chaque respiration. Son sourire ensoleillé m'était pourtant destiné. Le train entrait en gare. Elle se leva. Elle était magnifique et son regard si doux m'enveloppait. 

Je m'apprêtais à descendre. En passant près d'elle, elle me glissa à l'oreille :

- C'est moi Guillaume ! Te souviens-tu ?

Alors une bouffée de souvenirs s'empara de moi. Dans la cohue de l'arrivée du train de banlieue je la perdis de vue, puis le hasard de la foule pressée nous rapprocha de nouveau.

-      Je ne t'ai pas oublié, dit-elle en me souriant. 

Puis, emporté par la multitude éperdue je la perdis définitivement de vue.

 

         Jamais je ne la revis. Ce souvenir vaporeux laissera en moi une foule de questions sans réponses, un goût de tendresse, un souvenir attendri, un exemple de courage, une envie de bouffer la vie, d'aimer et d'être aimé. 

 

© by Peter Oroy 2021

FIN

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