Ninja

Soda Pop

(ÉLA : TOME II - Chapitre 8)

L'homme devait tutoyer la soixantaine. C'était un très grand type un peu amaigri du cou, avec de longs cheveux blancs que l'on devinait soignés, et d'énormes yeux d'un bleu délavé qui semblaient vouloir jaillir des orbites ; malgré ce regard saillant, le visage possédait une certaine beauté, presque de la noblesse ; celle des vieux mâles qui ont su dompter la vie, les hommes, les femmes et les combats. Ce qui surprenait avant tout chez cet homme, c'est qu'il portait des vêtements sombres, d'un noir des plus charbonneux. On eût dit un espion des périodes guerrières du Japon médiéval, aguerri aux missions de renseignement, d'infiltration et de sabotage.                                                                                                    

      Un Ninja en tenue folklorique, dans ce boui-boui, en plein après-midi et en plein Texas, fallait pas regretter le travel


      La femme qui l'accompagnait devait flirter avec les quatre-vingt-dix barreaux. Vachement plissée, la vieille. Son nez ressemblait à une bille de bois placée au milieu d'un couvercle de panier d'osier pour permettre de le saisir. Des rides lui partaient du pif et lui zébraient toute sa figure d'accordéon. Elle avait des cheveux gris sales et attachés, plutôt assez longs. Contrairement à son compagnon, elle était fringuée d'un patchwork de couleurs criardes. Elle coltinait un grand sac en toile de jute assez lourd apparemment, qu'elle déposa péniblement sur une table libre. 

      L'homme s'avança vers moi. Son visage blême restait d'une froideur inquiétante. Je croyais qu'il allait me serrer la main, ou du moins me saluer, mais il n'en fit rien.

      — Asseyons-nous, fit-il simplement, dans un langage Franc excellent.

       Il sortit une bourse d'écus de sa poche et la jeta sur le comptoir. Le vieux Noir la prit et la glissa dans son tiroir. Les clients se levèrent alors et quittèrent l'établissement sans parler, presque sans bruit. Lorsqu'ils furent tous sortis, le blackos s'en fut fermer la porte planchée. Après quoi, il mit le verrou. 

Il est 16cc00 (16 coups de coucou exactement !) : J'ai chaud, j'ai faim, j'ai soif. Et j'ai envie d'uriner, mais je n'ose pas demander où sont les pissotières...

16cc02 : Le vieux serveur pose sur la table un grand pot de café, j'en bois un plein godet.

16cc02 et 07 : Je tousse en m'explosant la gueule : ce n'était pas du café... c'était de l'eau de vie, une putain d'eau de vie à la noix !

       Pendant ce temps, la vieille femme avait sorti du sac quatre amphores pleines, ainsi que deux gobelets de bois. Elle les disposa face à face sur la table branlante. L'homme en noir s'était déjà assis. Je me laissai tomber sur la chaise qui lui faisait vis-à-vis. 

      — C'est vous, Invisibilia ? Demandai-je en m'efforçant de donner à ma voix une assurance que je ne possédais pas.

      — Non.

      — Alors ? 

      Il haussa les épaules et débouchonna les quatre amphores d'alcool.

      — On va en boire deux chacun, dit-il ; choisissez ! 

      Il parlait avec une telle autorité qu'il me fut impossible de protester. Son doigt montrait les quatre amphores alignées. Je pensai « A quoi rime une telle invitation ? Deux jarres de gnole, c'est de la folie ! Si je les bois, je vais en crever. » 

Je voulus me révolter, demander des explications… Mais il attendait, impassible, sévère…  Je me sentis écraser par son magnétisme froid. Je saisis l'une des quilles ; lui-même en prit une autre et se servit un plein gobelet. Il me porta un toast et le vida comme s'il l'avait flanqué par la fenêtre. Je bus le mien à contrecœur car je déteste la gnole en général et préfère le pinard. 

La vieille femme ne s'intéressait pas à nous. Assise près d'une ouverture, elle matait les flammes des puits de pétrole. 

Mon inconnu se servit un nouveau gobelet. J'en fis autant. Pour ne pas être en reste, je m'appliquai à le torcher aussi vite que lui. On ne se regardait pas, on ne se parlait pas. Les deux paresseux de tout à l'heure continuaient de s'emplâtrer superbement, la dame paresseuse prenait son panard superbement et appelait sa maman en paresseux-amérindien avec l'accent texan. 

16cc10 : Troisième tournée « d'eau de feu »...

16cc12 : Quatre y aiment burnée de « Pot au feu » !

16cc14 : Seins qui aiment fourrer de « daube aux œufs » !!! 

16cc20 : J'ai froid, j'ai faim, j'ai toujours envie de pisser, mais par contre, je n'ai plus soif… 

Au septième godet, je sentis que ça se mettait à chauffer dur sous mon crâne. J'aurais bien voulu refroidir les braises, mais y avait pas moyen. 

Les questions se faisaient nombreuses et désordonnées dans ma tête, pourtant je me retenais de les poser. Je pigeais que ce duel à la gnole correspondait à quelque chose de précis. Il s'agissait d'un examen de passage. Je devais boire et fermer ma gueule. La raison de cette épreuve idiote ? Je ne la discernais franchement pas, mais il fallait en passer par là, apparemment.

 

16cc28 : Je bois le reste de ma jarre. Ça y est, je n'ai plus envie de pisser ! 

16cc29 : Faut penser  à amener ma robe de bure chez la lavandière…  

Je vins donc à bout de ma première jarre sans encombre. Je continuais de ne voir qu'un Ninja chevelu en face de moi, ce qui était bon signe.

16cc32 : C'est au moment de saisir la deuxième quille que ma main se referma sur le vide. Merde ! J'écarquillai mes yeux, répétai le mouvement, et cette fois je pus m'emparer de l'amphore. 

16cc35 : Je pense à ma maman… je bois de l'eau de feu… 

16cc36 – 16cc37- 16cc38 – 16cc39- 16cc41 : je bois cinq tournées de gnole… je me demande pourquoi y'en avait pas à 16cc40 !!! 

16cc50 : on me sert l'apéritif… L

16cc55 : on commence à manger : andouillettes, fayos rouges, salade, gigot, fromage, gâteau texan, café, pousse-café…  je cris pouce ! Pousse-toi de là que je m'y mette... 

18cc40 : Je n'ai plus faim, je n'ai plus soif, je n'ai plus envie d'uriner, par contre, j'ai de nouveau très froid…

18cc43 : Le Blakos propose de remettre la sienne avec un pichet d'alcool « qui fait rire ».

18cc44 : Je pense à ceux qui sont bien tranquilles chez eux :

El Chapo, Nelson Mandela, Alexandre Soljenitsyne, Eugène-François Vidocq, Henri Charrière « Papillon », Jacques de Molay, Lucky Luciano, Rudolf Hess, Gandhi, Napoléon Bonaparte, Blanche de Bourgogne, l'Homme au masque de fer… 

19cc57 : Mon samouraï débridé prit la dernière quille et se livra alors à un exercice confondant : il porta directement le goulot à ses lèvres et se mit à lamper à grandes glottées magnifiques. Il buvait d'un trait, et je me demandais bien comment il arrivait à respirer. Et puis, au bout d'un temps qu'il me fut impossible d'apprécier, il posa la jarre vide sur la table, s'accouda au dossier de sa chaise et attendit. 

J'eus un instant envie de l'imiter, mais je me dis que je n'arriverais jamais à bout de mon oenophore de cette manière, je serais asphyxié par la gnole bien avant. Alors je poursuivis mon opération suicide, gobelet après gobelet, réprimant de plus en plus mal des bourdonnements. Je ne distinguais les formes et les choses qu'à travers un épais brouillard. Mon sang se ruait contre mes tempes comme une rivière en crue contre les piliers d'un pont ; d'un moment à l'autre, il allait tout emporter, y compris ma vie… 

19cc98 : Je sais plus où j'en suis... ou alors c'est mon coucou qui déconne... 

Je pensais à ma maman, tout là-haut avec les anges… Quel affolement si elle me voyait ! Elever un enfant, se consacrer à lui, pour en arriver à ce qu'il accomplisse des conneries aussi stupides, y avait de quoi rendre son tablier de maman ! N'était-il pas honteux pour un Vivant de faire si bon marché de son précieux capital vie ? De quel droit me prêtais-je à ce jeu funeste ? Sans explication ? 

20cc124 : Ça doit être mon coucou : c'est surement mon coucou qui déconne ! 

Ça s'arrose, un déshonneur pareil !

Et un verre de plus !

Et puis un autre, pour…

Pour qui, pour quoi ?

Je bus. 

Je n'y voyais plus que dalle. Depuis longtemps j'avais abandonné mon enveloppe et elle ne savait pas que je m'étais foutu le camps, la connasse. Elle continuait de soulever la jarre, de l'incliner… Glouglou…

Tiens, fini !

Vide ?

Le gobelet saisi avec trop de force me projeta une grosse giclée de gnole dans les yeux. Aveugle ! Je pus téter ce qui subsistait dedans. Ensuite une immense vague sombre se pointa à l'allure d'une diligence au galop. J'aurais voulu fuir, mais c'était hors de question. La vague arriva, me renversa. Je n'éprouvais plus rien.

26cc3013 (trente-treize) : Je suis enfin dans le néant !

Le néant, c'est dur à décrire, tu sais…

 

(à suivre)

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