Nouvelle (Lovecraft Inside)

masque

    « Perdu jeudi 8 décembre, 2 heures du matin, Quai des Bateaux ivres, carnet bleu de petit format, fermé par un cadenas argenté. Très forte récompense promise. M.Arthur. 4 Rue des Lilas. Paris. »

    C’était l’une de ces belles journées qui accompagnent l’arrivée du printemps, mettant un peu de baume dans le cœur des mendiants, après de longs et durs mois d’hiver. Certes le soleil qui se déversaient dans les rues de Paris n’amenait pas de quoi manger, mais ses rayons ne pouvaient apporter que du bonheur et présageaient sans aucun doute de jours meilleurs pour tout un chacun. Pas de doute, ce mois d’avril 1922 était l’un des meilleurs que j’eus vu de ma vie ! J’allais vite déchanter hélas…

     Un verre de bière dans une main, l’autre tenant le journal du jour, je profitais du beau temps sur mon balcon, quand cette annonce avait attiré mon attention. Le petit carnet bleu en question se trouvait sur ma table, soigneusement cadenassé. Je l’avais trouvé hier soir en flânant sur le quai.

        Je m’étirai, jetant un coup d’œil à ma montre. Il était presque midi. On était le 6 avril, donc cela allait bientôt faire 4 mois que ce M.Arthur avait égaré son bien. Je connaissais l’adresse et décidai de m’y rendre sitôt déjeuner.

     Quelques heures plus tard, un vieux monsieur vient m’ouvrir la porte du 4 rue des Lilas. En apprenant la raison de ma venue, il me noya sous un déluge de remerciements et m’invita à entrer pour partager son repas. J’eus beau décliner, protester, arguer que je venais juste de manger, il me tira de force à l’intérieur avec une vigueur étonnante pour quelqu’un de son age.

      Quand je fus attablé face à lui, je profitai qu’il mangeait pour l’observer un peu plus. Il avait des cheveux bruns ébouriffés et d’épaisses lunettes étaient posées sur le bout de sonnez. Le portrait typique du savant un peu fou, passionné par ses recherches.

        Après que nous eûmes mangé, il disparut dans sa cuisine pour réapparaître quelques minutes plus tard avec deux tasses de thé brûlant en s’excusant pour l’attente.

        Je le questionnai sur le carnet.

       « Un objet très étrange, qu’un vieil ami m’a ramené d’un de ses voyages, me répondit-il. Très étrange vraiment…Mais attendez, je me rends compte que j’ai outrepassé toutes les règles de politesse élémentaire en oubliant de me présenter. Arnold Arthur, spécialiste ne langue anciennes et professeur à l’Université. »

        Je déclinai à mon tour mon identité et il me serra vigoureusement la main.

     « Voyez-vous, reprit-il, ce carnet est très vieux. Il date sans doute du troisième millénaire avant notre ère et vraiment, je désespérai de le revoir un jour. Mais buvez donc, avant qu’il ne refroidisse ! »

     Ecoutant avec la plus grande attention, je trempai mes lèvres dans le liquide fumant et étouffai un juron en me brûlant la langue. Le professeur ne sembla pas s’en formaliser.

         « Votre ami est archéologue ? demandai-je.

           -Oui, effectivement. Vous en avez sans doute entendu parler, il s’appelle Antoine Palerme

          -Oh, celui qui a découvert les tombeaux des princes mayas du Yucatan ?

         -Précisément. Nous avons étudié l’histoire de l’art ensembles, il y a bien longtemps… »

      Je bus une autre gorgée, le thé était devenu supportable.

          « Ce carnet, me dit le professeur, a été découvert en pleine forêt amazonienne dans des ruines étranges que les autochtones craignent comme la peste. »

         Il marqua une pause et prit un air mystérieux.

       « Il paraîtrait qu’elles sont maudites. Lors des fouilles, trois hommes sont morts. »

       Voyant mon air, il sourit.

        « Je plaisante bien sur. Ce genre d’accident arrive fréquemment. » 

       Je me forçais à sourire à mon tour. Rire ainsi de la mort d’autres personnes ne me semblait pas convenable.

       Il poursuivit :

             « Ce carnet donc, a été écrit dans une langue encore inconnue. Evidemment, mon ami a tout de suite pensé à moi pour la traduire. »

          Il affichait une suffisance non feinte, et sur le moment je le trouvai un peu antipathique mais il reprit vite son air joviale.

          « Enfin bref, maintenant que vous me l’avez ramené, je vais pouvoir poursuivre mes études. Ces signes sont vraiment très étranges, on y retrouve un peu de ressemblances avec les hiéroglyphes égyptiens, le vieil inuit, la langue maya, les runes nordiques et le chinois. Vraiment très étrange... Mais je vous ennui avec mes bavardages de vieil homme. Je vais vous faire un chèque.»

            Je refusais, arguant que le seul moyen de me remercier serait d’être tenu au courant de l’avancement de ses recherches, et, comme il se faisait tard, pris congé du professeur.

         Quelques jours plus tard, le téléphone sonna alors que je sortais en peignoir de la salle de bain.

            « Allo ? C’est Arnold Arthur à l’appareil.

             -Bonjour, professeur. »

         Je fronçais les sourcils, sa voix était paniquée.

             « Tout va bien ?

              -Disons que ça pourrait aller mieux »

         A peine habillé, je me précipitais chez le professeur.

             « Que se passe-t-il, lui demandai-je, inquiet.

             -Vous n’avez pas lu le journal, ce matin ?

             -Non. Mais qu’y a t-il donc ?

             -C’est Palerme, dit-il d’un air sombre. Il est mort. »

        Géné, je bredouillai quelques condoléances. Je ne savais que dire. Le professeur avait vraiment l’air mal en point. De grosses cernes violettes sous les yeux, ses bras pendaient lamentablement le long du fauteuil où il était assis. Je m’agitai sur le mien, cherchant une position confortable.

           « Une crise cardiaque a son age… Le pauvre homme n’avait pas soixante ans.

            -Je suis vraiment désolé professeur… »

           Le silence s’installa pendant quelques secondes puis, tentant maladroitement de changer de sujet, je dis :

               « Avez-vous avancez dans la traduction du carnet ?

               -Le carnet ? »

             Semblant soudain reprendre ses esprits, il se leva, se dirigea vers la fenêtre et, sous mon regard étonné, tira les rideaux après avoir jeté un regard craintif au-dehors.

              Il se retourna, le regard fiévreux. L‘homme qui se tenait devant moi n’avait rien à voir avec l’individu jovial qui m’avait accueilli il y a quelques jours.

             « Il est là je le sens. Il nous écoute.

               -Qui…qui ça professeur ?

              -Ils sont partout. Mais ils ne m’auront pas. Ah, non ils ne m’auront pas comme ils ont eu Antoine. C’est moi qui vous le dis. »

               Et il éclata d’un rire sinistre. De toute évidence, le pauvre homme était fou. Soudain, il sembla reprendre ses esprits.

              « Je…excusez-moi.

              -Vous devriez vous reposer, professeur.

              -Je…Vous avez raison. C’est ce foutu carnet…

              -Que vous a-t-il apprit ?

              -Des…des choses que j’aurai mieux fait ne jamais savoir. Le peuple qui a écrit ce carnet était vraiment…

             - … ?

             -…horrible. Des rites d’une horreur inimaginable. J’en frissonne rien que d’y penser. »

          Perplexe, je répondis :

          « Vous devriez peut-être le confier à un musée professeur.

           -Non ! dit-il brusquement. Je dois finir mon travail – le ton de sa voix montait progressivement. C’est à moi qu’il revient. Maudit sois-tu Antoine pour me l’avoir découvert ! Et maudit soyez-vous vous, pour me l’avoir ramené alors que la Providence tentait de me sauver !

         Il s’avança vers moi l’air menaçant.

       « Je…professeur…

        -Taisez-vous, jeune imbécile ! Que savez-vous de la vie ? Que savez-vous des secrets de l’Univers ? Que savez-vous de l’immensité du cosmos ?

        -Mais…

        -QU’EN SAVEZ VOUS ? hurla-t-il, penché sur moi. »

      Puis prenant sans doute conscience de ce qu’il était en train de faire, il prit un air peiné et recula lentement.

        « Je…désolé, je ne sais pas ce qui m’a pris… »

       Il s’effondra dans son fauteuil et ferma les yeux. Sa respiration devient régulière. Il dormait.

        Soulagé, je quittai discrètement la pièce, bien décidé à mettre le plus de distance possible entre moi et cet homme. Alors que j’ouvrais la porte, je l’entendis hurler et se débattre dans son sommeil.

        « NON ! PITIE ! »

       Je refermai précipitamment et m’élançai dans la rue déserte. Non sans un certain sentiment de lâcheté, je couru sans me retourner une seule fois…jusqu’à ce que je bouscule quelqu’un, nous faisant tomber tous les deux.

      Je m’excusai rapidement auprès de l’étrange homme drapé dans un imperméable noir, le visage caché par un grand chapeau de la même couleur, puis reprit ma course effréné jusque chez moi.

       Ce n’est que trois jours plus tard que j’appris la nouvelle. Depuis l’entrevue avec M.Arthur, j’étais resté cloué au lit par une forte fièvre. Je délirai, dans un état constant de somnolence, entre le sommeil et l’éveil. Mes nuits étaient peuplées de cauchemars étranges et terrifiants. Toujours est-il que me sentant mieux, j’allumai la radio pour accompagner mon premier repas depuis ma maladie.

      En entendant le nom d’Arnold Arthur, je ne réagis pas tout de suite. Puis, me rendant compte qu’on parlait du professeur, je montai le volume et rapprochai le poste de mon oreille.

       Je fus chez lui en quelques minutes. Des policiers entouraient la maison, ainsi qu’une foule de badauds curieux.

       « Un voisin si gentil ! disait une femme. Je me demande qui a bien pu lui en vouloir. »

      J’accostai un policier.

       «Que s’est-il passé monsieur ? »

      Puis voyant qu’il me dévisageait d’un regard soupçonneux, j’ajoutai :

       « Je suis un ami du professeur Arthur. Je viens juste d’apprendre à la radio qu’il a été tué…

       -Suivez-moi alors me répondit-il. Vous pourrez peut-être être utile à l’enquête. »

        Quelques heures plus tard, je sortais du commissariat. J’avais subi le traditionnel interrogatoire, mais avais volontairement oublié le dernier entretien que j’avais eu avec le professeur. Malgré mes protestations, la police avait décidé de clore l’enquête devant le manque d’indices. Aussi, les avais-je convaincu après d’apres négociations de me la confier.

       En effet, je me sentais pris de remords. Arnold Arthur était mort le soir où j’avais pris la fuite. Si j’étais resté, j’aurai sans doute pu empêché le tueur de lui tirer une balle dans la tête.

       « Mais ce qui est fait est fait, me dis-je. Je ne dois pas me ressasser ce que j’aurai pu ou du faire. De toute façon, si j’étais resté je serai sûrement mort avec lui. »

        Rentré chez moi, je me plongeai dans les maigres indices que la police m’avait confiés :  le carnet, désormais ouvert, et les notes du professeur.

     Je passais des journées entières à chercher. Les notes du professeur étaient incohérentes et étranges, il semblait effrayé par ce qu’il traduisait. D’ailleurs où était-elle cette fameuse traduction ? Le carnet était inutile, les signes étant incompréhensibles. D’étranges dessins l’ornaient. Des figures parfois humaines, parfois non qui se tordaient de douleur, des créatures étranges et fantasmagoriques, des scènes de sacrifice sanglant…Dans le même temps, les cauchemars continuaient, toujours aussi horribles…

      J’assistai à l’autopsie, me rendis sur la scène de crime, interrogeai amis et voisins… La maison du défunt avait était mise sans dessus dessous par l’assassin. Il cherchait sans doute le carnet, pensais-je, mais il ne l’avait pas trouvé. Le professeur l’avait bien caché, dans un compartiment secret de la bibliothèque.

      Tout y était lié à ce maudit carnet. Les deux hommes qui l’avaient eu en leur possession étaient morts. Serai-je le prochain ? Je chassai assez vite cette idée sinistre de mon esprit.

    Un soir, effrayé par la perspective d’une nouvelle nuit éprouvante, je sorti faire un tour pour me changer les idées. Mes pas me dirigèrent machinalement vers le Louvre. Une exposition intitulée « Peintres et sculpteurs du petit Paris » présentait les œuvres de jeunes artistes méconnus officiant dans les rues de la capitale.

     Je flânais dans les allées, appréciant ce moment de détente, quand soudain, je m’arrêtai net. Passant presque inaperçu sur les étalages au milieu de toutes ces oeuvres, se tenait une petite statuette. C’était une créature particulièrement répugnante, telle que seul un esprit particulièrement malade aurait pu la concevoir. Elle évoquait dans mon esprit une sorte de dieu oublié et impie, honorés par une ancienne peuplade païenne. Ses traits difformes rendaient l’idée que la créature était vieille comme le monde.

     Cette créature m’était familière. Et pour cause, elle ornait la page centrale du carnet.

    Le lendemain, fatigué par mes cauchemars de la nuit, je me décidai à me rendre chez le sculpteur de cette figure. Un homme étrange, m’avais-t-on dit au musée, dénommé Loïc Coël.

    Il habitait une jolie petite maison dans la banlieue sud de Paris, qui contrastait fortement avec les habitations délabrées et les enfants en haillons qui mendiaient de quoi manger. Je le trouvai au travail dans son salon en train de peindre une toile. Toute la pièce était couverte de ces œuvres et un frisson me parcourut quand je reconnus d’autres dessins du carnet. Je ne pus m’empêcher toutefois d’admirer son talent. Il arrivait à représenter parfaitement en sculpture et en peinture, tout ce que l’horreur et la décadence avaient de matériel.

    Maigre et d’aspect négligé, il ne daigna même pas m’adresser un regard lorsque j’entrai, ayant trouvé la porte ouverte.

        « Qu’est-ce que vous voulez ? dit-il abruptement avec un fort accent breton. »

    Je me présentai et lui expliquer la raison de ma venue. Lorsque je lui parlai du meurtre du professeur et du carnet, une lueur s’alluma dans ses yeux. Il s’excusa de sa négligence, débarrassa rapidement une petite table de son contenue et me servit du thé dans un service frappé aux armoiries de Bretagne, après m’avoir dûment invité à m’asseoir.

    Quand je le questionnai sur ses œuvres, il me dit qu’il ne faisait que reproduire ses rêves. D’abord sceptique, je fus bientôt convaincu de sa sincérité. Ses rêves ressemblaient étrangement aux miens, quoiqu’ils fussent plus détaillés. Seulement, lui les voyaient comme une bénédiction et il en parlait d’une façon terriblement poétique.

    En dépit de mes convictions rationalistes, je me sentis étonnamment troublé. Coël n’avait jamais posé les yeux sur le carnet, j’en étais certain. Il y avait derrière tout ça, quelque chose de surnaturel, de mystique.

     Loic Coël était un homme à la conversation agréable, quoique fort étrange. Mais bientôt, je dus me rendre compte que je n’apprendrais rien de plus à son sujet et que le mystère ne faisait que s’épaissir.

     En partant, je jetais un coup d’œil à la toile que l’artiste était en train de peindre. Il représentait un homme, le visage tordu par une expression d’horreur. Je reçu comme un coup au cœur. Cet homme, c’était moi.

      Je sortis aussi vite que possible.

        Les jours suivants furent affreux. Je tentais d’oublier l’horreur qui s’emparait petit à petit de mon être dans l’alcool. Les cauchemars devenaient de plus en plus violents. Il me fallait un peu de compagnie.

          Je décidai pour poursuivre l’enquête de faire appel à mon oncle, un policier à la retraite, qu’on appelait dans la famille, le commissaire Roger. Il habitait en province dans le Midi. Je lui téléphonai et l’affaire fût vite conclue. Il arriverait dans l’après-midi.

      « Et ben alors mon p’tit, me dit-il en entrent avec son fort accent du Sud. Tu m’as l’air bien mal en point.

      -Et vous, vous êtes toujours aussi jovial, mon cher commissaire.

      -Ah, arrête donc de m’appeler commissaire, ça fait 10 ans que je suis à la retraite ! »

      Nous rîmes de bon cœur.

      Quand nous eûmes déjeuné, Roger étendit ses pieds sous la table, posa sa main sur sa grosse bedaine et sortit l’un de ses fameux cigares dont il ne se séparait jamais.

      « Alors p’tit, si tu me racontai un peu ce qui t’arrive ? »

      Je lui racontai tout, sans rien lui cacher. Le commissaire Roger était un excentrique qui avait déjà eu affaire l’occulte au cours de sa carrière. Il ne me prendrait pas pour un fou.

      « Et ben p’tit, sale affaire que voilà, me dit-il quand j’eus terminé. Puis-je voir le carnet ? »

      Je le lui montrai. Alors qu’il le parcourait du regard, son visage s’illumina.

       « Je reconnais ses signes ! dit-il. Et ces dessins aussi !

      Je l’interrogeai.

       « C’était il y a longtemps, lorsque j’étais encore un bleu. A la Nouvelle-Orléans. Il y avait eu une série de disparitions mystérieuses, qui l’on s’en était rendit compte trop tard était l’œuvre d’une secte vaudou.

        -Que s’est-t-il passé ?

        -Ces pauvres malheureux ont étaient sacrifiés à une monstrueuse idole. Sur les murs de la pièce trônaient les mêmes signes et les mêmes dessins que sur ce carnet.

        -Mon Dieu…Et les meurtriers ?

        -Quand nous sommes arrivés, ils étaient tous morts. Crises cardiaques.»

    Deux heures plus tard, nous étions devant la maison du professeur, décidés à retrouver les traductions. J’enfonçai la clé que m’avais confié la police dans la serrure et entrai. Durant tout le reste de la journée, nous cherchâmes sans relâche. Nous parlions peu, préférant nous concentrer sur notre tache. Mon oncle avait perdu sa gaîté habituelle, raconter sa macabre expérience semblait l’avoir abattu.

       Soudain, alors que je songeai à abandonner les recherches, il m’appela.

           « Je crois que j’ai trouvé quelque chose, dit-il. »

        Je le rejoignis dans la salle de bain. Le gigantesque miroir intégré au mur avait basculé, révélant une cavité.

          « Que…comment… ?

          -De découragement, je me suis appuyé contre ce miroir. Et voilà… »

        Je ne l’écoutai déjà plus. Au fond de la cavité, il y avait une liasse de papiers.

         « La traduction ! »

       Le commissaire s’en empara. Il me sourit.

          « Nous allons enfin connaître le fin mot de cette histoire !

          -Oui, mais rentrons chez-moi. Nous y serons plus à l’aise. »

        Alors que nous nous dirigions vers la sortie, je ne saurai dire quelle émotion prédominait en moi. Impatiente ? Soulagement ? Peur ?

        Je n’eus guère le temps de ressasser ses pensées. Un bruit de verre brisé résonna derrière nous dans la cuisine. Brusquement, nous nous retournâmes. Et je reconnus l’homme qui se précipita vers nous. C’était l’homme en noir que j’avais bousculé le soir du meurtre.

       « Mon Dieu, me dis-je. C’était évident. Il allait dans la direction de la maison du professeur. C’est lui l’assassin.

        -Cours ! criai-je à mon oncle. Va mettre les traductions à l’abri ! »

       Il ne se le fit pas prier et bondit vers la porte pour disparaître dans la rue. Dans une autre situation, j’aurai sans doute apprécié le spectacle comique que donnait que donnait le gros homme en courant, mais autant dire que cela ne me vient pas une seconde à l’esprit. Je me concentrai sur mon adversaire.

      Avec toute la force dont j’étais capable je me jetai sur l’inconnu, le rouant de coups. Nous roulâmes sur le coté. Il se releva le premier et me cassa le nez d’un puissant coup de pieds dans le visage.

      Je poussai un juron et tentai maladroitement de riposter. Il m’évita facilement. Nous luttâmes quelques minutes, mais j’étais faible et épuisé, alors que l’homme était sans aucun doute un combattant aguerri.

         La solution la plus raisonnable me semblait être la fuite. Ce que je fis.

          Je me précipitai au-dehors, courant droit devant moi, sans un regard en arrière.

         Je l’entendais derrière moi. Il me suivait à la trace. Une balle siffla à mon oreille. Je me penchai de justesse pour en éviter une deuxième.

            « Bon sang ! Paris est-il donc désert ? »

         Je tournai, pris de petites ruelles étroites avant d’enfin déboucher sur une rue commerçante fréquentée. Là, je pus me fondre dans la foule. Soulagé, je passai une main sur mon visage. Il dégoulinait de sang.

         « Vous allez bien, Monsieur ? me demanda-t-on.

  -A votre avis, imbécile ? »

Je rentrai chez moi. J’étais épuisé. Les traductions attendraient demain.

   « Ce qu’il me faut c’est une bonne nuit de sommeil, pensai-je. Une bonne nuit de sommeil et tout ira bien. »

J’étais parfaitement convaincu du contraire, mais un peu d’hypocrisie avec sa conscience ne faisait pas de mal.

J’ouvris la porte et appelait :

    « Commissaire Roger ? C’est moi, tout va bien ? »

  Silence.

     « Commissaire Roger ? »

 Peut-être avait-il prit un chemin plus long. J’espérai que rien ne lui était arrivé.

     « Commissaire Roger, appelai-je une troisième fois en rentrant dans la maison. »

 Un gémissement plaintif me répondit. Je me précipitai dans le salon.

Merde ! Mon oncle était allongé sur le sol, le corps agité de sinistres soubresauts. Une fiole d’arsenic vide gisait à ses cotés.

     Je m’agenouillai vers lui.

    « Pourquoi mon oncle ? Pourquoi ?

    -Les…la traduction…ne la…lis surtout pas… »

    Sa phrase se termina dans un râle. Il était mort.

    « Nous sommes le vendredi 23 avril. Voilà un jour que mon oncle est mort et le cadavre est toujours à sa place. Je n’ai eu le courage de prévenir personne.

       Je n’ai pas suivi son conseil. Je voulais savoir pourquoi tant de gens étaient morts. Maintenant, je comprends tout. Je comprends pourquoi le pauvre Roger s’est suicidé, pourquoi le malheureux professeur Arthur est devenu fou.

       Il ne faut pas que ce manuscrit tombe entre d’autres mains. J’ai brûlé chacune des feuilles une par une. Ma fin est proche, je le sens et j’emporterai mon secret dans la tombe. Après ce que je viens d’apprendre, la mort sera un doux remède.

       Ce maudit carnet bleu par quoi tout a commencé ne prend pas. Il est ininflammable malgré tous mes efforts. J’irai m’en débarrasser tout à l’heure, sur le quai.

        Pour son bien-être, l’humanité doit rester dans l’ignorance, ou bien le monde sombrera dans la folie. »

       Satisfait, je reposai mon écrit sur mon bureau, soulagé d’avoir écrit ma confession. J’attrapai ma veste et prit le carnet, avant de me diriger vers la porte. Je serrai les poins en passant devant le corps du défunt commissaire Roger. Toutes ces morts allaient cesser. Le dernier acte de cette tragédie allait se jouer là où elle avait commencé. Sur le Quai des Bateaux Ivres.

    Le soir tombe sur Paris. La journée de demain sera sans l’une de celle qui, belles et ensoleillés, accompagnent l’arrivée du printemps. Debout sur le quai, un sentiment de satisfaction m’envahit. C’est fait, le carnet repose désormais au fond de l’eau.

    Je tourne la tête. L’homme en noir est là sur le quai désert. Je le regarde, il me dévisage sous son grand chapeau. Il lève son arme vers moi. Le temps se ralentit. Je fixe le canon, trou béant qui s’apprête à aspirer ma vie, mettant définitivement fin à mon désespoir. Je souris. Il n’aura besoin que d’une seule balle.

    Un coup. La douleur. Le noir.

      Loïc Coêl bailla longuement. Après la visite de l’étrange personnage, il avait décidé d’aller se ressourcer, chez lui, en bretagne. Il peignait. Devant lui s’étendait la lande d’Armor baignée par le soleil couchant.

      Sa toile représentait  un homme habillé d’une robe noire – un prêtre visiblement -  accomplir un rituel sanglant. Quatre cadavres étaient étendus sur l’autel, des expressions d’horreur gravées sur leurs visages.

    Quant à la créature, auquel ils étaient offerts, ses traits étaient difformes et indescriptibles. Sa présence évoquait quelque chose de profondément ignoble et ancien. En son for intérieur, Coël avait surnommé cette chose qui visitait ses rêves « L’Immonde ».

     La nuit tombant, il ajouta une dernière touche de couleur à son œuvre, avant d’aller se coucher.

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