Oui, je pourrais

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Le curseur clignote.

Je pourrais écrire l'histoire de Jane, cette femme au doux visage orné de rides et au pull en cachemire dans les tons roses. Jane, cette femme délaissée, démunie, qui chaque jour s'assoit sur le même banc à quelques pas de son appartement au rez-de-chaussée pour ne pas se sentir mourir davantage. Pour retarder l'évidence. Parce qu'elle crève de trouille, Jane, malgré son âge avancé, elle crève de trouille comme une gamine. Elle sent la faucheuse qui se cache dans les tréfonds de son petit deux pièces, elle sent son cœur qui bat de moins en moins vite, qui se cristallise. Ouai, je pourrais vous raconter son histoire. Je pourrais. Ou celle de Tom. Le petit Tom qui se cache derrière le gros fauteuil du salon quand son papa commence à crier, souvent le soir, souvent contre sa maman. Tom, qui ne dit rien, qui garde en lui la douleur de toute une famille. Tom, qui s'est étouffé force d'avaler les secrets d'un père malveillant. Oui, je pourrais aussi vous décrire les marques violacées qu'il caresse au petit matin sur le corps de sa maman, de son air triste et désolé, comme pour s'excuser de ne pas être plus grand, plus fort, comme pour s'excuser de ne pouvoir la protéger. Et que dire de Julia ? Julia et ses longues boucles cuivrées qui font chavirer toutes les têtes des garçons du lycée. Julia, au sourire étincelant, mensonge d'une commissure à l'autre. C'est certain, je pourrais en écrire beaucoup sur Julia, et ses amis imaginaires, et sa peluche en forme de lapin de conte de fée qu'elle serre tout contre elle lorsque la nuit tombe. Julia et ses pensées en demie teinte, ses insomnies chroniques, les mots qui chuchotent dans sa tête sans interruption. Une adolescente presque comme une autre - presque - parce que les voix, oui, les voix dans sa tête... Elle n'en parle à personne, à peine à sa peluche. Parfois, elle croit qu'elle devient folle, ou qu'elle l'est peut-être déjà : elle n'en sait rien. Mais ça l'effraie tout ça, Julia, alors elle cherche dans la bibliothèque du lycée, dans les gros ouvrages de psychiatrie, ce qui gangrène dans sa tête. Elle craint de savoir la vérité, elle craint qu'on ne l'enferme si on savait les milliers de voix qui s'élèvent et murmurent doucement, comme le feraient des fantômes… mais non, je ne vous raconterai pas plus son histoire que celle de Jane ou de Tom.

 

 

Le curseur clignote.

Je suis au-dessus d'un précipice impressionnant, sous mes pieds gît là toute l'imagination du monde. Cependant, je ne sais en saisir une bouffée pour écrire quelque chose de correct. J'imagine Jane se fondre dans le décor, j'imagine Tom hanté par les cauchemars, j'imagine Julia halluciner en silence, mais ça en reste là. Je ne sais plus créer, créer des vies, des histoires, des vécus, je ne sais plus échafauder des anecdotes, inventer des personnages, leur donner du souffle et de la consistance.

 

 

Le curseur clignote.

Tout à l'heure, j'irai poster mon courrier. Peut-être que je croiserai Jane, sur le banc malgré la pluie, peut-être que je verrai le père de Tom sortir pêcher, laissant sa famille sauve pour la journée, peut-être que Julia attendra le bus, près de la fontaine, la mine radieuse et le cerveau en compote.

 

 

Le curseur clignote.

Putain, qu'est-ce que je le déteste celui-là...


  • Vous avez pu décrire ave exactitude et talent des misères qui nous entourent et les personnages - Jane, Tom, Julia - y sont si attachants.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci :)

      · Il y a environ 8 ans ·
      Zt245dd

      redstars

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