pieces

atsuna-revane

Note : Inspiré de la chanson "Pieces" de Sum 41..

Pendant des années, Zach avait tenté d'ignorer qui il était vraiment, il avait joué les fils modèles avec docilité. Il avait appris à la fermer, même quand il mourait d'envie de hurler, au plus profond de lui-même. Il avait appris à sourire quand il ne rêvait que de frapper. Parce que c'était ce que tout le monde attendait de lui, son seul moyen de survie dans ce concentré d'hypocrisie malsaine. Il en avait vus, des gars bizarres – sortant du lot – qui s'étaient fait tabasser, rejeter, humilier, avec pour seule justification leur différence.

Et Zacharias avait choisi sa survie aux dépends de sa personnalité... Pour quelque chose qui n'en valait pas la peine, comme il s'en était rendu compte le soir de son vingtième anniversaire. Le soir où il avait rencontré la personne qui lui avait ouvert les yeux.

Ce gars était plus jeune que lui – tout juste sorti de l'adolescence -, et pourtant il avait l'air d'avoir déjà tout vécu, de porter son homosexualité en bandoulière, clamant haut et fort qui il était. Sans masque. Sans faux semblants. Sans complexes. Il fumait, adossé à la devanture d'un café, frissonnant dans sa veste trop légère pour la saison. Ses cheveux étaient blonds par endroits, bleus à d'autres, il portait un keffieh – sûrement noir et blanc à l'origine – qui devait avoir vécu un nombre incalculable de soirées alcoolisées. Ses lèvres étaient crevassées, ses mains tremblantes – de froid, ou peut-être même de manque -. Il avait le regard perdu dans le vague, l'air mortellement sérieux.

Zach s'était senti irrévocablement attiré vers ce gars étrange, avec le sentiment que c'était ce parfait inconnu qu'il cherchait depuis tout ce temps. De la fumée grisâtre s'échappait d'entre ses lèvres, s'élevant dans l'air froid de l'hiver, pareille aux dernières exhalaisons d'une âme en peine. Il martelait du pied le rythme de la musique qui s'échappait du bar.

Sans hésitation, Zach s'était dirigé vers lui, s'arrêtant à un mètre à peine de la frêle silhouette, et lui avait demandé une cigarette. Le gamin lui avait souri, d'un sourire troublant de sincérité, et avait sorti un paquet de Gauloises blondes de son sac. Ils avaient commencé à discuter, sous l'enseigne au néon qui clignotait faiblement pour survivre dans toute cette obscurité. Et Zach avait fumé sa première cigarette. Il avait failli s'étouffer, devant le garçon qui s'appelait Theo, mais ce dernier n'avait pas ri. Et ils avaient fumé, encore, tout en discutant de tout et de rien.

La voix de Theo était rauque. La peau de Theo était pâle, diaphane, collait à ses os comme un vêtement trop serré. Les joues de Theo étaient devenues roses à force de croiser le regard de Zach. Les mains de Theo s'étaient approchées de lui avec naturel.

Ils avaient terminé la soirée dans le lit de Theo, à quelques rues de là. Et Zach s'était enfin senti lui-même, avec ce garçon dont il ne savait rien. Il avait frissonné sous ces mains expertes, joui dans cette bouche chaude et humide, joui encore quand ce corps inconnu c'était pressé contre le sien, en lui. Il avait enfin eu l'impression d'être réel. Vivant.

Zach était rentré chez lui le lendemain matin. Il s'était fait engueuler, mais cette fois, il avait répondu. Il avait crié, hurlé, pleuré sa rage de vivre, son besoin de fuir.

Vingt ans, ce n'était plus un âge pour faire sa crise d'adolescence. Cette détresse que personne n'avait jamais vue, il savait qu'il aurait mieux fait de la garder pour lui. Personne ne le prenait plus au sérieux. Alors il avait fini par se taire, encaissé la gifle paternelle sans un mot, baissé la tête docilement. Malgré la nausée. Et il avait recommencé à vivoter comme avant.

Sauf que tout lui paraissait brutalement vide de sens, plus que jamais inutile. Ces sourires faux, ces gens vides et superficiels.

Le désir d'évasion se faisait toujours plus pressant. Le besoin de retourner à une vie plus vraie, plus sincère. Et puis aussi l'envie de prendre à nouveau Theo contre lui, de le serrer, respirer son odeur de clope froide, caresser ses cheveux décolorés et recolorés, embrasser sa peau trop pâle.

Il rêvait de Theo, de plus en plus souvent, de façon de plus en plus intense. Sauf qu'il n'avait aucun moyen de fuir, sans risquer de tout perdre. Mais perdre quoi, au fond ? Il n'avait rien à préserver de cette vie, et rien d'autre que lui-même ne pourrait le sauver de ce cauchemar, si ce n'était le souvenir de cet inconnu rencontré par le plus grand des hasards.

Tout était devenu fou, sans queue ni tête, dans le brouillard de sa vie. Aussi décida-t-il un jour de partir, de tout plaquer, sans un regard en arrière, avec pour seul bagage cette image évanescente d'un adolescent au regard d'homme.

Personne ne fit rien pour le retenir. On le regarda partir avec un geste d'adieux, des sourires vides, des regards pleins d'absence. Ce ne fut pas si difficile, de s'en aller comme ça, parce que Zach savait qu'il serait mieux seul avec lui-même, sincère et libre, plutôt que coincé dans cette vie plate et sans goût.

Il adressa un doigt d'honneur à son père, traita sa mère de tous les noms, avant de leur tourner le dos, le sourire aux lèvres. Il partit sur les routes, embrassant le monde du regard, vivant au jour le jour.

Au début, il profita de cette liberté durement acquise, puis le souvenir de Theo lui revint, alors il retourna presque tous les soirs devant le café au néon clignotant.

Bien sûr, depuis le début, il savait que rien ne serait facile, que la vie n'était pas aussi rose qu'on avait voulu le lui faire croire, et à de nombreuses reprises, il faillit perdre espoir, abandonner sa longue attente. Seulement, le temps est capable de tout effacer, de balayer les choses les plus importantes de notre mémoire d'un seul coup de vent, et bientôt il se demanda ce qu'il attendait encore là à fumer des Gauloises blondes en regardant dans le vide, martelant la musique de son pied.

Il tourna la page, commença à travailler sérieusement, dans un bar puis un autre, jusqu'à ce qu'il revienne un jour sur ses pas, guidé par son instinct. Lorsqu'il poussa la porte grinçante du bar, une vague de musique et de fumée acre lui sauta au visage. Il dût attendre quelques instants avant que son regard ne s'habitue à la faible luminosité, puis il s'avança entre les corps chauds et imbibés d'alcool, s'installa au bar, commanda un whisky-coca.

Le barman ne le fit pas attendre, il posa un verre devant lui et tendit la main pour récupérer la monnaie... Lorsque leurs doigts s'effleurèrent, le monde bascula. Il croisa le regard de l'homme, vit son sourire étincelant, reconnut ses cheveux décolorés et parsemés de couleurs étranges. Son coeur se serra d'émotions. Pendant tout ce temps, il avait attendu dehors, alors que sa vie continuait à l'intérieur.

Theo et Zach s'installèrent ensemble quelques semaines plus tard. Ils commencèrent une nouvelle vie, une vie de couple. Ils s'engueulèrent souvent, cassèrent des assiettes, firent l'amour avec passion, tendresse, colère, jalousie.

Il se séparèrent même, mais revinrent inlassablement vers l'autre.

Bien sûr, depuis le début, Zach savait que rien ne serait facile, que la vie n'était pas aussi rose qu'on avait voulu lui faire croire... Mais à présent ils étaient deux, et rien ne pourrait jamais les éloigner l'un de l'autre, tant qu'ils seraient vivants. Même s'il ne restait d'eux que des éclats de vies. Parce qu'ils se savaient imparfaits, tout simplement.

31/08/2010

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