Plein emploi

petisaintleu

Un matin, entre une séance de repassage et d'attente de je ne sais quoi, l'œil hagard, la matière grise cafardeuse, il se remit un vieux concert de Cure de 1981, période Faith. Sans doute l'album qu'il avait le plus écouté dans sa vie. Surtout quand il était au fond, histoire de voir si son esprit serait en mesure de prendre toute la mesure quantique que le néant est quantifiable.

Quelquefois, la raison reprenait le dessus. Il avait quarante-six ans, il était marié, il avait deux magnifiques enfants, il était au chômage depuis bientôt un an, il n'avait pas envoyé de CV depuis deux jours, il avait des tombereaux de traites à payer. À quinze ans, il s'était promis que toute ta vie, Robert Smith serait son compagnon de route. Il s'imaginait dix années d'existence à se traîner pour terminer dans la veine mortifère d'un héroïque chanteur. À dix-sept, il découvrait que l'avenir n'était pas pour l'instant à l'arrière d'une voiture noire. Il arrêta de louvoyer entre les arbres qui masquaient un onirisme non viable. Il se fit plus pragmatique, découvrant des venelles propres à y emmener un amour éphémère. À dix-neuf, Il se capitalisa, les artères se firent plus larges. Il se sociabilisa à la sauce parisienne. Il apprit à traîner ses Doc Martens en des lieux éphémères, concerts, bistrots un tantinet branchés pour refaire un monde où il était incapable de se projeter. Mais, ce qu'il aimait le plus, c'était de se perdre, de nuit, dans les brumes, le long des quais, en novembre et, en janvier, aux Tuileries, quand il est possible d'arpenter les allées au crépuscule. Au printemps, fatigué, il préférait rester vautré sur sa couche. Il craignait que le choc du renouveau ne le pousse à se montrer optimiste. À vingt-cinq, il dut se rendre à l'évidence qu'il avait renié ses promesses nihilistes d'adolescent. Il parvint à trouver un équilibre, à défaut de se forger une personnalité. Il se jeta tête la première dans le travail, prétexte pour fuir les déclarations d'amour de ses compagnes qui finissaient par le laisser, effondrées de n'avoir pas su combler la faille. À trente, il découvrit Houellebecq. Il saisit qu'il n'était pas le seul à envisager la possibilité que ce n'était pas lui le cynique, mais un environnement qui se faisait de plus en plus angoissant, au gré de l'apparition d'internet, des réseaux sociaux, des tablettes et des selfies. Il comprit qu'il était très loin d'être le seul à devoir supporter le poids d'une vie aux antipodes de ce que la propagande publicitaire martelait. Jamais, il ne lava plus blanc que blanc, il n'offrit des fleurs à une inconnue ou il ne fit de vélo en espadrilles.

À quarante, il dut se rendre à l'évidence qu'il devrait, tel un bousier, traîner toute sa vie les petites merdes du quotidien sans être en mesure de découvrir le burnout, les séances de psychothérapie, l'alcoolisme ou le Tranxene. Il se mit alors à l'écriture. Ce fut pour lui, dans un premier temps, une source pour soupeser quatre décennies. Il réalisa la désespérance de sa normalité, en recoupant avec les nombreuses chroniques d'auteurs éditant tout comme lui des dégueulis, synthèses de frustrations de n'avoir pas été ou de ne pouvoir jamais être, de syndromes de Peter Pan et d'incestes.

Quand il eut terminé son écoute, il se dirigea vers son ordinateur. Deux minutes suffirent pour constater qu'aucune offre ne correspondait à ses attentes et pour faire le ménage parmi les offres de voyage à prix sacrifiés qu'il n'avait plus les moyens de se payer. Son regard fut attiré par les nouvelles en continu. Des scientifiques avaient découvert dans le permafrost un virus géant. Celui-ci était, à priori, inoffensif pour l'espèce humaine. Jusqu'à ce que, dans sa soif suicidaire d'éventrer le sous-sol, on en découvre un qui nous rappellera que nos états d'âme seront vite balayés.

Alors pourquoi devait-il passer ses journées à se plaindre sur son sort ? Il laissa un message à son épouse pour qu'elle aille récupérer les enfants à l'école. Deux jours plus tard, ils s'installaient à Idomeni, en Macédoine, près de la frontière serbe. Bien évidemment, tous leurs amis s'insurgèrent. Ils se grimèrent en moins-que-rien pour se fondre dans la masse des Syriens. Ils y restèrent deux mois qui suffirent pour qu'il se fasse éborgner à coup de matraque et rédiger des centaines de pages sur son carnet.

Quand il témoigna dans les journaux télévisés, le présentateur se leva pour lui serrer la main. Il eut son heure de gloire. Elle ne dura pas. Pôle Emploi le convoqua et elle le suspendit de ses droits pour absence injustifiée.

  • Je te l'ai déjà dit par ailleurs : faut arrêter d'écouter Cure, c'est pas bon pour c'que t'as ! ;-) Texte excellent par ailleurs, et dont j'aurais aimé écrire quelques lignes !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Yeza 3

    Yeza Ahem

  • J'aime ce style moi aussi ! on a envie de lui mettre un coup de pied au derrière à ce personnage ! pov'bobo!

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

  • "Mon désespoir enfante une meilleure vie." William Shakespeare

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

  • Pleins phares sur le quotidien bosselé et creux...dont personne n'a cure ! Coup de cœur total !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

  • D'accord avec Arthur ! Un de tes meilleurs textes (et pourtant il y en a pas mal d'excellents !!!). J'ai adoré la chute ! J'ai aimé aussi cette comparaison : "À quarante, il dut se rendre à l'évidence qu'il devrait, tel un bousier, traîner toute sa vie les petites merdes du quotidien" ! Bref, continue !!!!

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Couv2

    veroniquethery

    • Merci Véronique. Perso, je mettrais une petite nuance. Je trouve le texte trop emprunt de style houellebecquien.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Cpetitphoto

      petisaintleu

  • Un de tes meilleurs textes, je t'encourage à poursuive dans cette veine. L a rupture, il faut rompre avec sa propre écriture, pour se surprendre et surprendre le lecteur...

    · Il y a plus de 8 ans ·
    P1000170 195

    arthur-roubignolle

    • Merci M'sieur. Patiente deux ans...

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Cpetitphoto

      petisaintleu

  • Comme tu le sens :) !!

    · Il y a plus de 8 ans ·
    W

    marielesmots

  • Mi-réalité, mi-fiction... la vie avec ses hauts et ses bas...

    · Il y a plus de 8 ans ·
    W

    marielesmots

  • Jolie !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Oko 1

    Chronos

  • Pôle emploi aurait besoin d'une cure ...de jouvence ! Et toi de desintox à la nostalgie !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    479860267

    erge

    • Mais, c'est purement fictionnel voyons. Sinon, tu te doutes bien que j'aurais mis les Bee Gees !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Cpetitphoto

      petisaintleu

    • Staying alive ???

      · Il y a plus de 8 ans ·
      479860267

      erge

    • oui, et La danse des canards, mon morceau préféré.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Cpetitphoto

      petisaintleu

    • tu vas souvent à des mariages, toi !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      479860267

      erge

    • En général, quatre mariages pour un enterrement.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Cpetitphoto

      petisaintleu

    • Le mariage n'est plus ce qu'il était !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      479860267

      erge

    • Bon ben... joyeuses funérailles !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      479860267

      erge

    • Les bees gees et la danse des canards ! Pour une fois, que t'avais l'occasion de tacler JJ : tu m'étonnes ! Bon, ou alors, t'as pas voulu m'énerver !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Couv2

      veroniquethery

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