Plus bleu que l'enfer (9)

gordie-lachance

Les deux types l’avaient coincé cent mètres à peine après qu’il soit entré dans le Lower Nine. Un grand noir efflanqué et un autre plus petit et plus massif, sans doute un blanc. Ils s’étaient planqués derrière un poste électrique et lui étaient tombés dessus à la faveur de l’obscurité –deux ampoules de réverbère avaient cramé, et dans ce quartier elles mettaient un temps fou à être remplacées.

Tyler ne se faisait pas d’illusion sur le quartier, où les agressions et les règlements de compte étaient quotidiens. Mais il était suffisamment connu pour qu’on lui foute la paix. Soit ces types étaient complètement cinglés, soit ils venaient d’ailleurs.  

Le grand disait quelque chose à Tyler. Il voyait sa silhouette se découper sur le rond blanc de la lune sans arriver à distinguer son visage ; par contre il voyait bien le couteau qu’il tenait à la main, un modèle de long et effilé, du genre de ceux que les pêcheurs du coin utilisaient pour vider les poissons.

L’autre se tenait un peu plus loin. Une masse sombre prolongeait son bras gauche. Peut-être un revolver. En tout cas, il avait l’air salement énervé.

− File-moi ton fric, fit d’une voix grasse celui au revolver.

Tyler se sentait détaché, comme étranger à ce qui se passait. Le décor donnait à la scène un aspect irréel.

− Tu rigoles, ou quoi ? Tu crois que les nègres du coin se baladent avec des liasses de billets ? J’ai pas une thune, mon pote…

− Et ça, c’est quoi ? demanda-t-il en agitant la masse sombre en direction de la Telecaster.

− T’occupes pas, c’est rien du tout…

− On dirait une guitare, dit l’autre avec un petit rire.

C’est là que le déclic se fit dans l’esprit de Tyler, et qu’il le reconnut. Personne d’autre dans tout le Lower n’avait un tel rire d’abruti. Marcus Wayne, le loser des losers, le gars le plus désespérant de tout ce foutu Delta. Drogué, fainéant et menteur, un vrai concentré d’humanité.  

− Tu vas nous la filer, dit le blanc. C’est comme qui dirait un droit de passage que tu nous dois.

− Là, vous pouvez toujours rêver…

Wayne brandit son couteau, le faisant siffler sous le nez de Tyler.

− T’as entendu ce qu’a dit mon pote ? Tu vas nous la donner bien gentiment, sinon…

− Tu crois que je vais donner ma guitare, la guitare, à un minable petit enfoiré comme toi, Marcus Wayne ?

− Merde, ce connard connaît mon nom…

Il commençait à paniquer, cela se sentait dans sa voix.

− Toi aussi, tu connais le mien, continua Tyler. Alors comme ça tu voles tes propres frères noirs, maintenant ? Des types avec qui t’as joué quand t’étais qu’un gosse ! T’étais pas encore tombé assez bas, avec tes magouilles ?

− Putain, c’est Tyler Milton, nom de Dieu !

− Mèle pas le bon Dieu à tes salades, Marcus…

− Fermez vos gueules, tous les deux !

Le blanc fit un bond en avant et Tyler sentit des éclairs s’allumer dans son crâne. L’autre lui avait collé un coup de crosse. Ses jambes devinrent molles comme du coton. Il tomba à genoux et cracha un jet de sang sur le bitume. La voix du type s’adressant à Marcus lui arrivait à travers un brouillard.

− Rien à foutre de qui c’est, putain ! Il a quelque chose que je veux, et j’ai pas l’habitude qu’on me refuse ce que je veux…

Tyler sentit qu’on tentait de lui arracher l’étui des mains. Il s’y agrippa de toutes ses forces, comme si on lui prenait son enfant.

− Vous devriez pas toucher cette guitare, gémit-il, tous les deux ont est liés. Il risque de vous arriver des bricoles…

− C’est comme ta femme, hein ? Dis, tu te paluches dessus ?

Il y eut des éclats de rire, puis Tyler reçut un deuxième coup de crosse. Le monde bascula. Des larmes se mêlèrent au sang qui coulait de son crâne. Il tomba sur le côté et sentit qu’on s’agenouillait près de lui. La pointe d’un couteau se posa sur sa poitrine.

− C’est bien fait pour ta gueule, Tyler, t’as toujours été qu’un fils de pute prétentieux…

Ça, c’était Marcus.

Ses dernières forces abandonnèrent Tyler et il sombra dans l’inconscience.

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