Poker / Mes beaux-frères me tapent sur les nerfs

franz

Vallotton observe la partie de poker chez sa belle-mère, avec Gabrielle sa femme, ses deux beaux-frères Gaston et Josse Bernheim et un invité, Samuel Bing, propriétaire de "La maison de l'Art nouveau"


Le spectacle a commencé! C'est vrai, on se croirait au théâtre. Il y a même le rideau, mais au fond de la scène, comme pour dire que la comédie se joue en permanence dans ce salon bourgeois complètement dépourvu de charme. Les acteurs sont en place, ils ont démarré leurs répliques, leurs apartés, leurs tirades.

Dire que Gabrielle insistait pour que je participe à leur représentation "Allons Félix, ça serait bath si tu jouais!" J'ai invoqué un mal de tête et j'ai dit sur le ton le plus innocent possible que pour jouer au poker, il fallait savoir bien mentir, moi j'étais peu doué... Gabrielle m'a lancé un regard noir, ses frères idem. Qu'est-ce qu'ils font déjà vieux les deux Bernheim malgré leurs trente-deux ans! Seule la mère de Gabrielle a ri en s'esclaffant "c'est bien vrai que pour gagner, on doit être faux, ah ah ah..."

En réalité je préfère croquer de loin ces tricheurs qui se prennent pour de grands acteurs. Gaston que j'ai en face de moi adopte un air inspiré, yeux quasi fermés, tête penchée, petit sourire ironique, il tripote ses cartes comme s'il touchait les culottes de sa belle Suzanne. Son frangin Josse à sa gauche n'est pas moins prétentieux, monsieur Rouflaquettes tient son jeu comme un curé l'eucharistie, celui-là non plus ne se prend pas pour la queue de la poire... Ils commencent à m'agacer mes deux beaux-frères, ils se piquent d'art et de littérature, mais je constate depuis un certain temps que ce qui compte pour eux, c'est les affaires, le pognon. Il y a deux ans, ils ne juraient que par les Nabis et enthousiastes, ils m'avaient pris "Baignade d'Etretat", "Le mensonge" et "La chambre rouge". Des toiles formidables! audacieuses! du jamais vu! clamaient-ils. Mais cette année, leur lubie, c'est Van Gogh, c'est clair qu'ils ont du nez les deux marchands, la cote de Vincent grimpe à vue d'oeil. Et à leurs yeux mes dernières toiles sont bien trop extravagantes pour être vendues un bon prix.

Bon... plantons le décor grosso modo. Dans le fond, ce rideau extravagant qui recouvre entièrement la fenêtre. Pas facile à rendre. Finalement c'est le seul élément qui ne soit pas trop conventionnel dans cette chambre sinistre. Les vaguelettes du tissu et les broderies ajourées lui donnent un semblant de vie. Une toile d'araignée vibrante de cruauté... Drôle de tapis sur la paroi gauche, il assombrit encore la pièce. Et sur celle de droite? une tenture d'un violet hideux qui renforce l'aspect théâtral.

Les flambeurs, je vais les flanquer tout au fond, les coincer à gauche contre la paroi, les intégrer au décor, les noyer dans leur médiocrité. Voilààà... pour les silhouettes. En face ma belle-mère à moitié cachée par le chignon de Gabrielle, je ne veux pas lui faire une tête trop flatteuse... va pour une tache claire pour contrebalancer tout ce noir. A gauche le profil de Samuel avec son nez en trompette, sa moustache rousse et son double menton fuyant. Il a l'air de se casser les pieds, le marchand d'art de la rue Chauchat, j'ai l'impression qu'il n'a pas pu dire non à ses deux collègues. A présent je les attaque, les deux brocanteurs, les soit-disant meilleurs marchands de tableaux de Paris, avec leur air faux-cul et satisfait. Monsieur Rouflaquettes semble avoir du jeu, je l'entends claironner "je relance de dix". Les autres ont l'air de se coucher. Ah oui, le malin bluffeur a raflé le pot "Héhé mes chers, une paire d'as!"

Je vais essayer de lui donner un air encore plus patelin et cupide. Mais comment traduire l'ironie de son sourire? Voilà c'est mieux avec la tête qui s'avance comme un canard heureux de batifoler en eau trouble. Et un nez plus gros, une pommette saillante, un sourcil en accent circonflexe, un oeil filtrant... voilà c'est pas mal.

Au tour du chignon de ma chère Gabrielle, assez touffu, entre ombre et lumière pour contraster avec les aplats de leurs habits funèbres. Sa nuque est camouflée derrière ce col rouge, dommage j'aime sa nuque, c'est sûrement la partie la plus érotique de son corps, à part sa poitrine bien sûr, somptueuse sa poitrine, pour une mère de deux enfants... des seins comme des glaciers alpins, du feu sous la glace... J'ai des chatouillements dans le bas du corps à l'évocation de la nuit passée. Bon sang, je ne sais pas trop ce qui s'est passé, on était excité comme des adolescents. Trois ans de mariage et la flamme couve toujours sous la braise. Le moindre souffle l'attise, peut-être les deux verres de porto avant de se coucher... c'est la première fois qu'elle osait me chevaucher, aïe j'ai bien cru qu'elle allait me cravacher... Dommage qu'en peinture elle soit si piètre amazone...

Bon je m'égare... et il me reste une place énorme sur ma toile, le premier plan en entier. Je vais y mettre les meubles, symbole de cette bourgeoisie parisienne, encore plus rigoriste et chichiteuse que moi le Vaudois protestant... qui essaie de se corriger... C'est vrai, ils jouent aussi sérieusement que des papes... Depuis plus d'une heure, rien à boire, rien à fumer, moi en tout cas dans un petit moment, je filerai vers la cuisine de belle-maman pour m'envoyer un verre de cherry derrière la cravate.

Maintenant, dessiner la table ovale, la valoriser en l'allongeant au maximum comme la vedette principale de la scène. Voilà, lisse comme un lac d'huile au soleil couchant, avec un aplat de brun rouge qu'il faudra rehausser de légers reflets. Et surtout la lampe sur pied, celle-là il ne faut pas la rater, je vais te l'agrandir et la planter tout au bout comme le flambeau de la statue de la Liberté. Ce qui donnera leur juste dimension à ces petits personnages, hypocrites aux cartes comme dans la vie. Sur l'abat-jour je rajouterai un couple qui se promène le long d'une allée de peupliers, c'est Gabrielle et Félix qui eux n'ont pas perdu tout contact avec la nature. Un clin d'oeil au vert des chaises qui accueillent complaisamment leurs lourds postérieurs... Oui oui tout ça commence à avoir de l'allure.

Enfin au tout premier plan, je pose la lampe Jugend style avec un halo jaune lumineux pour faire ressortir la bienveillance des objets par rapport aux humains...

Oh oh je rigole doucement de ma perspective... Est-ce qu'ils seront assez subtils pour découvrir ma malice? J'en doute fort, mes deux beaux-frères vont sans doute trouver mon tableau spécial, disproportionné, voire bizarre, mais en découvrant leur tronche et tout contents d'avoir empoché le gros des jetons, ils vont se rengorger comme des paons...

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