Prisonnier des songes

ttr-telling

L'homme au bonnet marchait à la droite du Capitaine, dont la moustache frémissait encore sous le souffle tendu qui s'échappait de ses narines.

Il savait quels démons il avait dû affronter, et quelle énergie il avait dû utiliser pour se contrôler face au jeune nigot qu'il avait corrigé quelques minutes plus tôt.

Il savait aussi qu'ils risquaient de se retrouver dans une position délicate, car nulle famille influente pouvait se permettre de laisser courir un tel affront.

- "Tu sais qu'on va se retrouver dans un beau merdier, Cap." Lança l'homme au bonnet.

- "Fais attention aux prochaines syllabes, Mouche. Je t'ai déjà dit de m'appeler Capitaine." Gronda-t-il.

- "Ca va ça va... Y'a personne à cette heure ci dans ces ruelles de toute façon. Et quand bien même, personne pensera à faire le rapprochement entre "Cap" et..." Il s'interrompit alors que la dague du Capitaine était apparue comme par magie, prête à lui ouvrir la gorge.

- "Jusqu'au jour où il y aura quelqu'un. Jusqu'au jour où quelqu'un fera le rapprochement. C'est la dernière fois que je te le dis Mouche. Ne prononce plus JAMAIS ce nom." Son regard était de glace, sa main tenant la dague ne faisait même pas mine de trembler. Mouche ne doutait pas que même leur lien et les années passées à ses côtés ne l'empêcheraient pas de le suriner s'il outrepassait leur pacte.

Le Second recula nonchalamment d'un pas, se soustrayant à la piqûre de la lame du Capitaine, laissant perler une goutte de sang.

- "Et pour les Davis, on fait quoi?" Demanda-t-il comme s'il ne s'était rien passé.

Le pirate au manteau rouge rengaina sa lame d'un geste vif avant de reprendre sa marche en direction du port.

- "Pour le moment, rien. Double les effectifs de ronde sur le navire pour les prochains jours, même si on sera surement reparti avant qu'ils n'arrivent jusqu'à nous." Sa voix ne souffrait d'aucun semblant d'appréhension. Dans ces moments, il donnait l'impression à Mouche que rien ne pouvait l'atteindre. Du moins en dehors de ses songes.



- "Alors, ça s'est passé comment?" Demanda Coudeur à Mouche, alors qu'il aidait ce dernier à se hisser sur le pont. Le Capitaine était déjà parti en direction de sa cabine.

- "Ce gamin était bel et bien aussi stupide qu'on le dit, et le Capitaine l'a salement corrigé. Mais sa famille a de l'argent. Il a réussi à le garder en vie, mais entre nous, vu l'état dans lequel il l'a laissé, j'sais pas si c'est mieux..." Le Second affichait une moue songeuse. "Demande à Pouce et à Souris de se rajouter aux tours de garde jusqu'à notre départ. On double le guet jusqu'à se qu'on lève les voiles, ordre du Capitaine."

- "Mmmh... Je vais les prévenir." Coudeur arrivait à se faire une idée du résultat de la "correction" du Capitaine. Il avait eu plusieurs fois l'occasion de l'accompagner sur certaines situations, et surtout il s'entrainaient souvent ensemble. Et il était obligé d'admettre que le Capitaine était l'homme le plus dangereux qu'il connaissait. "Y'a un risque important?" Demanda-t-il au Second avant qu'il ne disparaisse par l'écoutille.

Ce dernier haussa les épaules "Considère que oui. On est jamais trop prudent." Répondit-il avant d'aller rejoindre son hamac.




Il se retrouvait à nouveau prisonnier, démuni spectateur, intangible spectre, condamné à observer. 


Un gamin aux cheveux noirs, raides et sales, tentait de se couper du monde en se bouchant les oreilles de ses petites mains et en fermant ses yeux avec force, comme si l'univers disparaitrait s'il y mettait suffisamment d'énergie. Il était recroquevillé dans un placard dans lequel il s'était retranché alors qu'il l'avait entendu rentrer, titubant et braillant, comme à chaque fois qu'il revenait de la taverne.

Les cris et les pleurs, trop forts pour être totalement arrêtés par les petites mains du gamin, ne parvenaient pour autant pas à amoindrir le bruit sourd des poings rencontrant la chair, ni les insultes qui les vociférations qui les accompagnaient.

- "Où il est ?! Sale putain ! Dis ! Moi ! Où ! Il ! Est !" Un homme blond, barbu, les yeux rendus troubles par la boisson, s'acharnait sur une femme aux boucles brunes, dont la pommette droite, ouverte par les phalanges acérées de son bourreau, ensanglantait un visage qui devait être doux et affable sans les stigmates de la violence répétée dont elle était l'objet. Ses bras frêles et fins, parsemées de tâches violacées, parvenaient avec peine à amoindrir les coups qui pleuvaient sur elle.

L'homme fini par se lasser de cogner sans obtenir de réponse. Il empoigna rageusement la crinière de la femme qu'il tabassait, avant de lui écraser le crâne contre la table. Un craquement horrible accompagna le choc, suivi du bruit d'un corps qui tombe lourdement au sol. L'animal rageur se détourna de sa proie, attrapant une bouteille de vin avant d'aller s'affaler en maugréant des propos incompréhensibles dans le canapé du salon.

Le gamin resta une longue minute tétanisé dans son petit placard, alors que le craquement terrible survenu plus tôt résonnait encore dans sa tête. Il tendit une oreille pour s'assurer que l'homme qui avait tabassé sa mère était bien parti de la cuisine, avant d'ouvrir tout doucement la porte de sa cachette. Il aperçu une flaque d'un liquide poisseux et épais, d'une couleur de cerises trop mures, dans laquelle reposait la crinière bouclée de sa mère.

Il se faufila vers elle, se déplaçant à quatre pattes, glissant sans un bruit, les yeux arrondis et le cœur battant à tout rompre. Il sentait sa vue se brouiller à mesure qu'il se rapprochait de sa mère. Il était arrivé à sa hauteur, et empoignait faiblement le col de la robe déchirée qui absorbait une partie du sang dans lequel elle trempait. Les yeux de sa mère semblaient perdu dans le vide, mais ils s'agitèrent alors qu'il l'appelait en chuchotant et en tirant sur son col.

- "Maman..? Maman..!" Le gamin appelait sa mère aussi faiblement qu'il le pouvait pour éviter d'alerter l'homme dans la pièce à côté, bien que des ronflements se faisaient déjà entendre par à-coups.

La femme étalée au sol parvint difficilement à lever une main vers le visage de son enfant.

- "Cap? C'est toi? Maman est fatiguée trésors. Je crois que je vais dormir un peu... N'oublie pas de te brosser les dents et de te curer les ongles avant de te coucher... Tu deviendras un grand marchand mon chéri... Oui... Un grand homme... Mon Caprice..." Sur ces mots, elle referma ses yeux, et laissa retomber sa main qui caressait le visage trempé de larmes de son fils.


Il se réveilla en sursaut, trempé de sueur, tremblant comme une feuille. Il pris quelques secondes pour se calmer, avant de se servir un verre de vin coupé d'eau qu'il avala d'un trait.



TTR.

Signaler ce texte